Une Heure avec Suzanne Prou

Conférence à l'Institut francais de Cologne


Ausarbeitung, 2004

23 Seiten


Leseprobe


« Moi, je suis assez impressionnée de me trouver devant vous, et je dois dire que j’espère que je ne vais pas vous décevoir, parce que, en somme, ce qu’un écrivain a de meilleur, ce sont ses livres ; et quand les livres, bon, ils sont quelque part dans la maison, mais ils sont fermés, et je me trouve comme ςa toute seule. Alors vous voyez, je ne suis pas quelqu’un d’extraordinaire, et je suis en somme entre deux âges ; je ne suis ni grande ni petite, ni belle ni laide ; peut-être je suis intelligente, mais pas géniale. Donc j’ai l’impression que je suis peu de choses. Et la seule particularité que j’ai et que je trouve, moi, importante, c’est que j’écris des romans. Alors j’espère que vous passerez par-dessus ma modeste personne et que, ensuite, vous lirez mes livres, parce que je crois que c’est vraiment ce que j’ai de mieux.

Alors, voilà : Je suis romancière donc. J’ai choisi d’être romancière quand j’étais vraiment très, très jeune. J’ai toujours eu cette vocation d’écrire. Ça n’est pas venu un beau jour par hasard comme ςa. Quand j’étais vraiment une petite fille, j’écrivais déjà des poèmes, je m’exprimais de cette manière-là par l’écriture. Il y a des enfants qui savent chanter ou qui savent danser. Moi je ne savais ni chanter ni danser, mais je savais un peu écrire. Et quand j’étais triste ou heureuse, j’écrivais un poème ; et j’ai pris l’habitude très, très tôt de jouer avec les mots. Les mots, c’est très important. Chaque mot a une couleur, une odeur ; on peut, en prononςant certains mots, avoir une sensation tactile. Les mots, c’est très, très important ; ce sont comme des pierres précieuses qu’il faut assembler soigneusement. Alors je m’y suis exercée quand j’étais très jeune, et puis j’ai continué pendant très longtemps. Et je ne sais pas si vous savez que le métier d’écrivain est un métier quand même assez difficile, d’autant plus qu’il nécessite quand même une projection au dehors, parce que, écrire un livre, c’est très beau, mais il ne faut pas qu’on le garde pour soi. Parce qu’un livre qu’on garde pour soi n’est pas fini. Un livre existe quand il est lu par quelqu’un d’autre. Un livre, c’est comme une bouteille qu’on jette à la mer, et il faut que quelqu’un recueille le message, autrement la bouteille n’existe pas, ne sert pas.

Alors, pour arriver à déboucher sur un public, c’est-à-dire à être lu par quelqu’un, eh bien, il faut passer par un éditeur. Les éditeurs sont des gens très difficiles ; et les auteurs – jeunes et débutants – sont des gens pleins d’illusions, de sorte que le premier roman que j’ai écrit, que j’ai fini après mes poèmes, après mes essais d’enfance et d’adolescence, le premier livre que j’ai vraiment terminé, c’était un roman. Il avait un très joli titre ; il s’appelait « Par un Temps pour Marionnette ». Et moi je pensais qu’il était vraiment très, très bon. Je ne le pense plus du tout d’ailleurs maintenant. Mais enfin à ce moment-là je le pensais. Et je l’ai envoyé à un éditeur, et puis bon, l’éditeur n’a pas voulu. Et j’ai continué comme ςa assez longtemps ; j’ai écrit encore trois autres livres qui n’ont pas été acceptés par un éditeur. Et enfin, un jour, il y en a un qui a été accepté par un éditeur, c’était en 1966. Et j’avais pu écrire pendant plus de dix ans avec opiniâtreté et avec espoir en me disant : cette fois-ci, ce sera bien ; et cette fois-ci, je trouverai un éditeur. Donc c’est un long chemin que j’ai accompli, que j’ai parcouru, et j’ai quand même débouché sur quelque chose qui valait vraiment la peine, je crois, puisque maintenant mes livres sont édités, puisque des gens les lisent. Vous savez, un livre – je vous le disais tout à l’heure – n’existe que quand il est lu. Et même je pourrais dire qu’il existe en autant d’exemplaires qu’ il y a des lecteurs parce que chaque lecteur le voit différemment, le comprend différemment, de sorte qu’on est deux, ou on est une multitude à lire un livre qui n’est pas le même. Chacun le lit d’une manière parce que chacun trouve une résonance dans sa sensibilité qui n’est pas la même, trouve un écho en lui ; et le travail de l’écrivain, quand il est terminé, quand le livre est enfin fini – on n’écrit pas le mot « fin », mais enfin virtuellement on dit bon, c’est terminé, c’est la dernière page – à ce moment-là, le livre n’est quand même pas fini. Il est fini dans la mesure où il est lu. Et chaque lecteur qui lit ce livre en fait un livre différent et le comprend différemment. Alors c’est aussi une impression tout à fait enivrante de penser que ce livre va être multiplié, et non seulement multiplié comme objet, mais multiplié dans la conscience des gens. Et en même temps c’est une espèce de responsabilité qui fait un petit peu peur. On se dit : Mon Dieu ! Quand on envoie cette bouteille à la mer, quand on envoie ce livre dans le public, on se dit : Qu’est-ce que les gens vont penser ? Est-ce qu’ils vont l’aimer ? Est-ce qu’ils vont comprendre ce que j’ai voulu dire ? Et quelquefois ils ne comprennent pas ce que j’ai voulu dire ; ils comprennent d’autres choses. Et c’est très bien quand même parce que c’est ce qu’ils ont voulu, eux, comprendre ; c’est ce qu’ils ont trouvé dans ce livre. Finalement un écrivain fait beaucoup plus que raconter l’histoire qu’il a dans la tête et dans le cœur, parce qu’on n’écrit pas seulement avec sa tête. Il fait beaucoup plus que ςa, parce qu’il dévoile des choses qu’il ne sait même pas qu’il dévoile lui-même.

Les romans maintenant, surtout, ne sont plus des espèces d’inventaire comme ils ont été souvent autrefois. Au dix-neuvième siècle, par exemple, je pense à Zola, je pense à Balzac, les romans à ce moment-là étaient des sortes d’inventaire où tout était dit, et où le romancier était complètement…, il était le Dieu qui voyait à la fois ce qui se passait dans la pensée de ses personnages, ce qui se passait autour d’eux. Il flottait, il était complètement omniprésent dans la conscience de tout le monde. Bon, Zola, c’était un peu la même chose. Et puis, tous ces gens du dix-neuvième siècle qui était vraiment un très beau siècle pour le roman, où le roman était roi. Alors maintenant c’est un peu différent. Le roman a traversé beaucoup d’époques, il s’est modifié. Je ne parle pas des romans d’avant le dix-neuvième siècle, mais il y a eu aussi des quantités de formes de romans. Il y a eu le roman breton, il y a eu le Roman de la Rose, il y a eu le roman bourgeois du dix-huitième siècle, enfin il y a eu des quantités de formes de romans. Après donc le dix-neuvième siècle où il y a eu à ce moment-là de grands romanciers qui étaient tout à fait respectés et qui étaient admirés et qui écrivaient simple-ment leur histoire comme des dieux en créant un monde et, en somme, une sorte d’inventaire de ce monde, le roman a changé un peu. Il y a eu après, à la fin du siècle et au début du vingtième, il y a eu une sorte de désaveu de ce roman justement, qui était un inventaire ; et les romanciers d’alors se sont tournés plutôt vers la poésie. C’étaient des gens comme Claudel par exemple. Ils n’ont plus tellement voulu, ils ont répudié en somme cette forme romanesque. Et puis il y a eu les surréalistes aussi. Et à ce moment-là on disait : Le roman va mourir, le roman est dépassé, on n’écrira plus de romans ; maintenant, il faut écrire des poèmes, il faut écrire des textes étranges, presque, enfin, vous savez l’écriture automatique, enfin toutes ces sortes de choses. Alors, ςa a été comme ςa un moment. Ensuite, il y a eu quand même des grands romanciers vers les années 1920 approximativement, des grands romanciers qui étaient Colette, qui étaient Mauriac, qui étaient Proust. Et c’étaient des romans qui existaient, mais qui ne ressemblaient pas aux romans du dix-neuvième siècle, parce que, au lieu d’un inventaire, il y avait une atmosphère qui était créée. Et le roman valait plus par l’atmosphère que par toute autre chose, et même l’intrigue ne comptait pas beaucoup. Ensuite il y a eu les années de crise de 1930, et puis il y a eu la guerre, il y a eu toutes sortes de moments où, à chaque instant, on disait : Le roman n’est plus valable, le roman n’existe plus. Maintenant, c’est fini, on n’écrira plus de romans. Alors on écrivait des essais, ou ceux qui s’appelaient encore « romans », c’étaient des espèces de cris. A ce moment-là, le romancier s’identifiait à son personnage, et c’était plus un témoignage sur une époque troublée, sur un désespoir, ou sur un espoir même, c’était un constat, c’était tout ce qu’on veut, ςa ne ressemblait plus au roman traditionnel. Et puis, bon, le temps a passé, les années ont défilé, il y a eu l’influence des grands romanciers étrangers, dont certains romanciers allemands comme Thomas Mann p.ex. ; il y a eu les grands Américains comme Joyce, Faulkner et d’autres. Et tout ςa a formé la nouvelle génération de romanciers. Il y a eu Kafka aussi ; Kafka qui a démontré et mis vraiment au premier plan l’absurdité de la vie, l’absurdité du monde. Et tout ςa faisait dire à tout le monde : Bon, alors, le roman maintenant, c’est fini. Et puis, bon, on dit toujours le roman, c’est fini. Et puis le roman existe toujours, et il y en a de plus en plus. Moi, je peux vous le dire parce que, comme je suis dans un jury d’un grand prix littéraire franςais qui s’appelle le Prix Fémina, et bien toutes les années je reςois à peu près 200 romans. Alors, ςa prouve quand même que le roman ne se porte pas si mal. Et maintenant, à notre époque, le roman est divers ; c’est-à-dire qu’il y en a de toutes les sortes. Il y a encore des romans traditionnels avec presque des inventaires comme dans les romans de Zola ou de Balzac. Il y a des romans qui sont écrits d’une faςon classique ; et il y en a d’autres qui sont écrits d’une faςon échevelée ; il y en a qui sont écrits dans un langage tout à fait classique et normal ; il y en a d’autres qui sont écrits en langage parlé, en langage très vulgaire, en langage d’adoles- cent avec des quantités d’exclamations, des phrases qui se coupent au milieu. Il y a toutes sortes de romans, et le fait que le roman continue, qu’il prend toutes ces formes-là, c’est un vrai Prothée qui s’adapte à n’importe quelle persone, à n’importe quelle sensibilité et à n’importe quelle civilisation ; ςa prouve que le roman, quoi qu’on dise, je crois, continuera toujours, à moins qu’un jour il soit remplacé par l’audio-visuel. Ça ne me paraît pas tellement évident parce que l’audio-visuel a une influence sur le roman, sur les écrivains. Il est certain que certains écrivent comme on écrit un dialogue de film, p. ex., ou comme on écrit une pièce radiophonique. Mais en fait, cette influence-là, l’influence du cinéma ou de la télévision ou de la radio sur le roman, elle est compensée par une influence du roman sur la radio, sur la télévision, sur le cinéma. Donc je crois que le roman se porte bien. Et j’en suis très heureuse parce que moi, tout ce que je voudrais faire, c’est justement écrire des romans, parce que cette vocation que j’avais quand j’étais une petite fille, elle m’est restée de plus en plus profondément ancrée en moi ; et vraiment tout ce que je veux faire, à part – bien – ma vie quotidienne, ma vie ordinaire de femme et de mère de famille, c’est écrire un roman ; un roman, deux romans, trois romans, beaucoup de romans ; je pense que, tant que je vivrai, à moins que je devienne complètement gâteuse, je pense que j’écrirai toujours des romans, parce que, vraiment, c’est ma passion. Et je trouve que le rôle du romancier est un rôle extraordinaire parce qu’il est plongé dans une époque, il est plongé dans un milieu, mais aussi il est plongé en lui-même, il est plongé dans son enfance et dans ses souvenirs. Votre poète Rilke disait que même si on n’avait rien à dire, on aurait toujours son enfance qui est une mine inépuisable de souvenirs et de choses à dire. Et bien, le romancier plongé dans son époque et à la fois dans son passé, dans sa sensibilité propre, il est quelqu’un qui traduit pour les autres – c’est un rôle absolument extraordinaire – il traduit pour les autres son époque, ses émotions qui lui viennent de l’enfance, ce qu’il voit, ce qu’il aime, ce qu’il sent. Il le traduit, mais ce n’est pas une faςon banale de traduire ; c’est une faςon qui est très personnelle, c’est-à-dire que, un roman, ce n’est pas une photo, c’est une peinture.Ce n’est pas une glace qui réfléchit simplement la réalité, c’est une lentille ou un prisme à travers lequel cette réalité prend une forme,une allure complètement différente, parce que la personnalité du romancier joue et transforme en somme une réalité qui peut être banale, ou peut-être extraordinaire, ou peut-être simple, peut-être compliquée ; il la transforme en œuvre d’art. Et ςa, c’est une .. je pense que c’est très important que les romanciers eux-mêmes sachent ce qu’ils représentent et que le public sache aussi ce que représente un romancier. C’est vraiment quelqu’un qui est le médium entre une réalité et puis des gens à qui montrer cette réalité en la transformant, en la faisant comprendre d’une certaine manière. Alors, bien sûr, maintenant il y a des gens qui disent : Oui, mais le roman, c’est de la fiction, c’est faux, mieux vaut un livre d’histoire ou un témoignage, ou un article de journal, p. ex., un reportage. Eh bien, je crois que ce n’est pas vrai, parce que, un reportage, p.ex. un reportage sur, mettons, je ne sais pas, moi, une famine p. ex. en Afrique, au Sahel : le reportage choque. Il fait choc. Vous savez, je ne sais pas si vous savez, mais enfin, certains hebdomadaires en France parlent du choc des mots et du poids des photos, mais de toute faςon, non, c’est le choc des photos et le poids des mots, enfin, ςa revient au même, mais je pense que ce qui est important, c’est que quand on voit un reportage, on est blessé, on est atteint ; mais quand on lit un roman qui traite même du même sujet, on le reςoit d’une autre manière et d’une manière qui est plus durable et qui est plus vraie finalement. Alors tout ce que je peux vous dire, j’ai dit que je ne faisais pas de conférence, donc je m’arrête de parler, puis je veux vous écouter maintenant et puis vous répondre si je peux. Mais ce que je voudrais, c’est que, il y a de plus en plus de lecteurs de romans parce que finalement le roman c’est une très, très belle forme d’art et moi j’y crois vraiment et j’espère que vous y croyez aussi. Alors maintenant, je voudrais bien que vous me posiez des questions, que vous me disiez des choses qui vont m’intéresser aussi. Vous n’allez pas me laisser avoir parlé toute seule ; ςa serait vraiment très, très désagréable.

[Question incompréhensible]

Je n’écris pas pour des lecteurs, je veux dire ce que je disais tout à l’heure, je ne pense pas à des lecteurs quand j’écris. J’écris quelque chose que moi, je trouve…, que j’essaie de faire bien, que j’essaie de faire le mieux possible ; je ne pense pas aux lecteurs. Mais une fois que j’ai fini, si ce livre reste dans mon tiroir, il n’existe pas. Alors, si vous voulez, il y a deux parties dans cette démarche : il y a premièrement la démarche d’écrire durant laquelle je ne fais pas du tout…, je ne pense pas : tiens, ςa va plaîre à telle personne ou à telle catégorie de personnes, mais après une fois que le roman est fini, c’est un échec et un acte vain s’il n’est lu par personne. Je crois que ςa peut très bien se concilier.

[...]

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Details

Titel
Une Heure avec Suzanne Prou
Untertitel
Conférence à l'Institut francais de Cologne
Veranstaltung
Vortrag/Diskussion
Autor
Jahr
2004
Seiten
23
Katalognummer
V159657
ISBN (eBook)
9783640735365
ISBN (Buch)
9783656206071
Dateigröße
503 KB
Sprache
Französisch
Anmerkungen
Suzanne Prou spricht über ihre Romane, ihr literarisches Schaffen und den Pariser Literaturbetrieb.
Schlagworte
Heure, Suzanne, Prou, Conférence, Institut, Cologne
Arbeit zitieren
Klaus Bahners (Hrsg.) (Autor:in), 2004, Une Heure avec Suzanne Prou, München, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/159657

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