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Justice et criminalité financière en Haïti. Analyse critique d’un système judiciaire en crise

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Cette recherche qualitative examine les obstacles à l'efficacité du système judiciaire haïtien dans la lutte contre la criminalité financière, un fléau qui draine des ressources vitales et sape la légitimité de l'État. Par une étude de terrain inédite combinant 15 entretiens semi-directifs avec des acteurs judiciaires du Tribunal de Première Instance de Miragoâne et une analyse documentaire approfondie, l'étude identifie quatre obstacles majeurs et interconnectés : la corruption institutionnelle et le clientélisme, l'obsolescence du cadre juridique (Code pénal de 1835), le déficit criant de formation spécialisée, et l'impact paralysant de l'insécurité généralisée. Cadrée par les approches rationaliste et critique de la criminalité économique, l'analyse révèle un cycle d'impunité auto-entretenu où les faiblesses structurelles permettent le calcul stratégique des délinquants. En conclusion, l'article plaide pour une réforme holistique, articulée autour de la modernisation législative, du renforcement des capacités techniques des magistrats, de l'autonomisation des agences de lutte contre la corruption et de mécanismes concrets de protection des acteurs judiciaires.

Excerpt


Table des matières

1. Introduction

2. Revue de littérature
2.1. La criminalité économique et financière : une problématique mondiale
2.2. Les approches théoriques de la criminalité économique
2.3. Les spécificités de la criminalité économique en Haïti
2.4. Lacunes de la recherche existante

3 Méthodologie
3.1. Approche de recherche
3.2. Sources de données
Analyse documentaire
Enquête de terrain
Comparaisons contextuelles
3.3. Outils et techniques d’analyse
3.4. Limites de la recherche
3.5. Originalité de la démarche

4. Résultats
4.1. Corruption institutionnelle
4.2. Cadre juridique obsolete
4.3. Déficit de formation
4.4. Insécurité généralisée
4.5. La corruption institutionnelle et le clientélisme
4.6. Un cadre juridique obsolète et inadapté
4.7. Un déficit de formation spécialisée
4.8. L’impact paralysant de l’insécurité généralisée
4.9. Un cycle d’impunité auto-entretenu

5. Discussion
5.1. La corruption comme facteur systémique
5.2. L’inadéquation du cadre juridique
5.3. Le déficit de formation spécialisée
5.4. L’insécurité comme obstacle transversal
5.5. Articulation des approches théoriques
5.6. Implications pratiques

6. Conclusion

Bibliographie

Le système judiciaire haïtien face à la criminalité financière

Résumé

Cette recherche qualitative examine les obstacles à l'efficacité du système judiciaire haïtien dans la lutte contre la criminalité financière, un fléau qui draine des ressources vitales et sape la légitimité de l'État. Par une étude de terrain inédite combinant 15 entretiens semi-directifs avec des acteurs judiciaires du Tribunal de Première Instance de Miragoâne et une analyse documentaire approfondie, l'étude identifie quatre obstacles majeurs et interconnectés : 1) la corruption institutionnelle et le clientélisme, 2) l'obsolescence du cadre juridique (Code pénal de 1835), 3) le déficit criant de formation spécialisée, et 4) l'impact paralysant de l'insécurité généralisée. Cadrée par les approches rationaliste et critique de la criminalité économique, l'analyse révèle un cycle d'impunité auto-entretenu où les faiblesses structurelles permettent le calcul stratégique des délinquants. En conclusion, l'article plaide pour une réforme holistique, articulée autour de la modernisation législative, du renforcement des capacités techniques des magistrats, de l'autonomisation des agences de lutte contre la corruption et de mécanismes concrets de protection des acteurs judiciaires.

Mots-clés : Criminalité financière, Haïti, système judiciaire, corruption, impunité, réforme.

1. Introduction

La criminalité économique et financière représente aujourd’hui un défi transversal et persistant auquel la majorité des États modernes, qu’ils soient industrialisés, émergents ou fragiles, doivent faire face. Elle s’impose comme une menace systémique, non seulement en raison des sommes colossales qu’elle détourne chaque année, mais aussi à cause de ses effets délétères sur la gouvernance, la cohésion sociale et la confiance citoyenne dans l’État de droit. Selon la Banque mondiale (2011), la corruption, la fraude et les crimes financiers engendrent des pertes mondiales estimées à plus de 1,26 trillion de dollars par an, soit environ 2 % du PIB mondial. Ces pertes excèdent de loin l’aide publique au développement et compromettent la capacité des États à financer des secteurs essentiels tels que l’éducation, la santé ou encore la sécurité publique. À l’échelle macroéconomique, la criminalité financière alimente également les flux illicites transnationaux, créant un déséquilibre structurel qui affecte la stabilité économique et accroît la vulnérabilité des pays en développement (UNODC, 2024).

En Haïti, cette problématique prend une dimension dramatique. Le pays, déjà fragilisé par des crises politiques chroniques, une économie dépendante et un climat d’insécurité endémique, voit sa légitimité institutionnelle sapée par une série de scandales financiers retentissants. Le cas emblématique du programme PetroCaribe, qui a révélé le détournement de plusieurs milliards de dollars initialement destinés au développement, illustre de façon criante cette réalité. Malgré les mobilisations citoyennes massives et la pression internationale, aucune condamnation judiciaire d’ampleur n’a été prononcée, ce qui témoigne du dysfonctionnement profond de l’appareil judiciaire haïtien (Transparency International, 2024). L’existence d’organismes spécialisés comme l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC) et l’Unité Centrale de Renseignements Financiers (UCREF) n’a pas suffi à enrayer le cycle d’impunité : les enquêtes ouvertes sont rarement menées à terme, et les dossiers sensibles finissent souvent classés sans suite.

Cette situation nourrit une méfiance généralisée de la population vis-à-vis des institutions judiciaires. Une enquête du Centre d’Études de Justice des Amériques (CEJA, 2020) révèle que 80 % des citoyens haïtiens considèrent les juges comme corrompus et 66 % estiment que les tribunaux n’appliquent pas équitablement les sanctions. Cette défiance fragilise davantage la cohésion sociale et contribue à l’érosion du contrat social entre l’État et la société. Dans un tel contexte, la criminalité financière n’apparaît pas simplement comme une infraction technique, mais comme un facteur central de délégitimation de l’État.

La littérature en criminologie et en droit comparé offre une pluralité d’approches théoriques permettant d’analyser la criminalité économique et financière. Toutefois, dans le cadre du présent article, nous concentrerons notre attention sur trois d’entre elles, qui apparaissent particulièrement pertinentes pour comprendre les dynamiques observées.

En premier lieu, l’approche rationaliste, initiée par Gary Becker (1968) et reprise par Thierry Godefroy (2014), envisage la criminalité économique comme le produit d’un calcul rationnel. Les acteurs y évaluent systématiquement les coûts et bénéfices associés à leurs comportements. Dans un contexte où les sanctions sont faibles, incertaines ou inexistantes, il devient dès lors rationnel, pour un individu ou pour un groupe d’élites, de s’engager dans des pratiques telles que la corruption ou le détournement de fonds.

En second lieu, l’approche de la criminalité en col blanc, élaborée par Edwin H. Sutherland (1949), inscrit la criminalité économique et financière dans un registre spécifique : celui des pratiques délictueuses perpétrées par les élites dirigeantes. Ces dernières mobilisent le capital social et symbolique attaché à leur position, non seulement pour minimiser les risques de sanction, mais également pour institutionnaliser certaines formes d’illégalité, consolidant ainsi des régimes d’impunité.

Enfin, l’approche critique de la criminalité, prolongée notamment par Queloz (2002) et nourrie par les apports de Sutherland (1949) et de Pierre Lascoumes (2002), propose une relecture structurelle de ces phénomènes. Elle met en lumière les rapports de domination et les inégalités de pouvoir qui traversent le champ social. Dans cette perspective, la criminalité économique n’est pas seulement un choix individuel, mais elle résulte également d’un processus d’appropriation et de capture des institutions par les élites économiques et politiques, lesquelles manipulent les règles afin d’assurer leur propre impunité.

Ainsi, appliquées au cas haïtien, ces trois grilles d’analyse apparaissent non pas exclusives mais complémentaires. En effet, les acteurs délinquants y agissent selon une rationalité économique, cependant cette rationalité prospère uniquement dans un environnement institutionnel fragilisé et instrumentalisé, où les élites, grâce à leur position de pouvoir, parviennent à consolider des logiques de domination et d’impunité.

Les travaux existants sur Haïti se concentrent principalement sur la corruption politique (Jabouin, 2020 ; Paul, 2023) ou sur les fragilités institutionnelles générales (Péan, 2003 ; Providence, 2022). Cependant, peu d’études empiriques explorent en profondeur les mécanismes concrets qui entravent le traitement judiciaire des affaires financières dans les juridictions locales. La rareté des analyses qualitatives limite ainsi la compréhension fine des dynamiques judiciaires quotidiennes, laissant dans l’ombre la manière dont les faiblesses structurelles se traduisent concrètement dans le travail des juges, des greffiers et des avocats.

Cet article s’inscrit dans cette lacune en proposant une évaluation empirique de l’efficacité du système judiciaire haïtien face à la criminalité financière. À travers une méthodologie qualitative combinant une analyse documentaire, des entretiens semi-dirigés avec des acteurs judiciaires du Tribunal de Première Instance de Miragoâne et des comparaisons avec d’autres juridictions nationales et étrangères, l’étude cherche à répondre à trois questions essentielles :

1. Quels sont les principaux obstacles structurels, institutionnels et contextuels qui freinent les enquêtes financières en Haïti ?
2. Comment ces obstacles interagissent-ils avec les logiques rationnelles et critiques de la criminalité économique ?
3. Quelles pistes de réforme peuvent être envisagées pour rendre le système judiciaire plus efficace dans la répression de ces crimes ?

En fournissant un diagnostic inédit et en proposant des réformes holistiques, ce travail vise à enrichir la littérature sur la justice économique dans les États fragiles. Il entend démontrer que la lutte contre la criminalité financière en Haïti ne saurait être envisagée comme une simple réforme technique ou législative, mais qu’elle nécessite une transformation profonde et simultanée des cadres juridiques, institutionnels et sociopolitiques.

2. Revue de littérature

2.1. La criminalité économique et financière : une problématique mondiale

La criminalité économique et financière est désormais considérée comme l’un des principaux obstacles à la bonne gouvernance et au développement durable. Elle englobe un ensemble d’infractions variées — fraude fiscale, blanchiment d’argent, corruption, détournements de fonds, abus de biens sociaux, cybercriminalité financière — qui, en raison de leur caractère souvent transnational, échappent fréquemment aux juridictions nationales et sapent la souveraineté des États. Les premières tentatives d’explication scientifique remontent aux travaux pionniers de Becker (1968), qui proposa d’analyser ces crimes non pas comme des déviances pathologiques, mais comme des comportements stratégiques, guidés par un calcul coûts/bénéfices. Selon cette logique, plus la probabilité de sanction est faible et plus le gain potentiel est élevé, plus il est « rationnel » pour un individu ou une organisation de s’engager dans des pratiques illégales.

Les estimations chiffrées confirment l’ampleur du phénomène. La Banque mondiale (2011) évalue à plus de 1,26 trillion de dollars les pertes annuelles dues à la corruption et aux crimes financiers, soit l’équivalent de 2 % du PIB mondial. De son côté, le Fonds monétaire international (2018) estime que les flux financiers liés au blanchiment représentent entre 2 % et 5 % du PIB global, démontrant que ces pratiques sont structurellement enracinées dans l’économie mondiale. Ces sommes détournées excèdent largement les budgets nationaux de nombreux pays, aggravant les inégalités sociales et freinant la croissance. Au-delà des chiffres, la criminalité financière menace directement les institutions démocratiques, en alimentant la méfiance des citoyens et en légitimant les régimes autoritaires qui instrumentalisent la lutte anticorruption à des fins politiques.

À l’échelle régionale, le problème se décline différemment mais reste tout aussi préoccupant. En Europe, une enquête de Transparency International (2024) révèle que 68 % des citoyens considèrent la corruption comme largement répandue dans leur pays, et seuls 32 % jugent efficaces les efforts gouvernementaux pour y remédier. En Afrique, la Commission économique pour l’Afrique estime que les flux financiers illicites privent le continent de 50 milliards de dollars chaque année, soit davantage que l’ensemble de l’aide publique au développement reçue (Transparency International, 2020). En Amérique latine, des scandales comme Odebrecht ou Lava Jato ont démontré l’ampleur de la corruption transnationale, impliquant à la fois des élites politiques et de grandes multinationales. Ainsi, loin d’être une problématique isolée, la criminalité financière constitue une menace globale, appelant à des réponses coordonnées entre États, organisations internationales et société civile.

2.2. Les approches théoriques de la criminalité économique

La littérature scientifique distingue principalement deux grandes approches pour analyser la criminalité économique : l’approche rationaliste et l’approche critique. Chacune apporte un éclairage spécifique, mais leur articulation permet une compréhension plus fine des dynamiques observées.

L’approche rationaliste, inaugurée par Becker (1968) et enrichie par Godefroy (2014) ou Hémet (2014), s’inscrit dans une perspective économique. Elle considère les crimes financiers comme des choix rationnels fondés sur un calcul coûts/bénéfices. Dans ce cadre, l’efficacité de la lutte contre la criminalité repose essentiellement sur la dissuasion : accroître la sévérité et la certitude des sanctions devrait réduire l’incitation à commettre des infractions. Cette vision est particulièrement mobilisée dans les analyses de politiques publiques visant à renforcer les contrôles, moderniser les outils de surveillance ou durcir les sanctions financières. Elle a inspiré des réformes dans plusieurs pays, notamment l’instauration d’autorités de régulation indépendantes et la criminalisation de nouvelles formes de fraude (comme la cybercriminalité financière).

L’approche critique, en revanche, issue des travaux fondateurs de Sutherland (1949) sur la criminalité en col blanc et prolongée par Lascoumes (2002) ou Queloz (2002), insiste sur le rôle des rapports de pouvoir et des inégalités structurelles. Selon cette perspective, les crimes financiers ne résultent pas simplement d’un calcul rationnel individuel, mais de la capacité des élites économiques et politiques à capturer et manipuler les institutions judiciaires et administratives pour échapper aux sanctions. L’enjeu n’est pas uniquement d’augmenter la dissuasion, mais de transformer les structures de gouvernance et de réduire les asymétries de pouvoir qui favorisent l’impunité. Cette approche met aussi en lumière l’injustice sociale : alors que les délits mineurs sont sévèrement punis, les crimes économiques commis par les élites bénéficient d’une tolérance institutionnalisée.

Longtemps opposées, ces deux approches apparaissent désormais complémentaires. Dans les États fragiles, la criminalité économique ne peut être comprise qu’en combinant l’analyse des motivations individuelles (logique rationaliste) et celle des dynamiques structurelles (logique critique). Cette double lecture est particulièrement pertinente pour le cas haïtien, où la faiblesse des institutions judiciaires favorise à la fois la rationalité criminelle des acteurs et leur protection par les élites politiques.

2.3. Les spécificités de la criminalité économique en Haïti

La littérature portant sur Haïti souligne la singularité du pays face à la criminalité économique, liée à la conjonction d’un héritage historique, d’une fragilité institutionnelle chronique et d’une instrumentalisation politique de la justice. Péan (2003) décrit la corruption comme un legs direct de l’époque coloniale et postcoloniale, consolidé par des régimes autoritaires au XXe siècle qui ont utilisé le clientélisme comme outil de contrôle politique. Jabouin (2020) et Paul (2023) insistent sur la responsabilité des élites dirigeantes, accusées de perpétuer un système de prédation qui empêche l’émergence d’une gouvernance transparente et inclusive.

Les institutions de lutte contre la corruption, telles que l’ULCC ou l’UCREF, ont été créées pour répondre aux exigences internationales en matière de gouvernance, mais elles restent structurellement faibles. Leurs rapports annuels révèlent un manque d’autonomie financière, une dépendance hiérarchique vis-à-vis du pouvoir exécutif et une vulnérabilité aux pressions politiques (ULCC, 2009 ; FAST & INURED, 2023). La Banque mondiale (2023, 2024) confirme ce constat, soulignant que la justice haïtienne peine à engager des poursuites crédibles et que l’impunité alimente un cercle vicieux de corruption. Plus inquiétant encore, le Département d’État américain (2023) établit un lien direct entre la corruption des élites et le financement des gangs armés, qui participent à la déstabilisation sécuritaire du pays.

Dans ce contexte, le scandale PetroCaribe constitue un cas paradigmatique. Les détournements présumés de fonds ont impliqué de hauts responsables politiques et économiques, mais malgré les révélations d’audits publics, aucune sanction judiciaire significative n’a été prononcée. Ce cas illustre à la fois l’inertie judiciaire, la faiblesse du cadre légal et la capture des institutions par les élites, confirmant les analyses théoriques sur le cercle vicieux de l’impunité en Haïti (Providence, 2022 ; Le Nouvelliste, 2024).

2.4. Lacunes de la recherche existante

Si la corruption et la criminalité financière en Haïti ont fait l’objet de nombreux travaux, la majorité se concentre sur des analyses macro-institutionnelles ou politiques, laissant de côté l’étude fine des pratiques judiciaires au niveau local. Les recherches existantes reposent principalement sur des indices de corruption (Transparency International, 2024), des rapports institutionnels (Banque mondiale, 2023) ou des analyses historiques (Péan, 2003), mais elles ne documentent pas suffisamment les mécanismes concrets par lesquels les juges, greffiers ou avocats font face — ou échouent à faire face — aux affaires financières.

Cette lacune est d’autant plus problématique que les juridictions locales représentent l’échelon où se joue concrètement la lutte contre la criminalité financière. Or, en l’absence d’études qualitatives, il est difficile de comprendre comment la corruption, l’insécurité et le déficit de compétences se traduisent dans les pratiques quotidiennes. La littérature manque également de comparaisons empiriques entre différentes juridictions haïtiennes ou avec des pays présentant des caractéristiques institutionnelles similaires (comme le Honduras ou le Kenya), ce qui limite la portée des analyses et l’identification de pistes de réforme adaptées.

En ce sens, la présente recherche répond à un besoin scientifique clair : dépasser les analyses macro pour proposer une compréhension empirique et microsociologique des obstacles rencontrés par le système judiciaire haïtien dans la lutte contre la criminalité financière.

3. Méthodologie

3.1. Approche de recherche

L’étude adopte une approche qualitative, considérée comme particulièrement pertinente pour l’analyse de phénomènes complexes dans des contextes institutionnels fragiles. Contrairement aux méthodes quantitatives qui visent la représentativité statistique, l’approche qualitative privilégie une compréhension en profondeur des dynamiques sociales, institutionnelles et politiques. Elle permet de saisir la subjectivité des acteurs, de documenter leurs expériences vécues et de mettre en évidence les contradictions entre les normes officielles et les pratiques réelles (Deslauriers, 1991 ; Quivy & Van Campenhoudt, 2021).

Dans le cas haïtien, cette approche est justifiée par plusieurs raisons. Premièrement, la criminalité financière reste un sujet sensible, souvent dissimulé derrière des discours officiels ou des données partielles. Deuxièmement, les statistiques judiciaires disponibles sont fragmentaires et parfois peu fiables, ce qui rend difficile l’usage d’analyses quantitatives robustes. Enfin, les obstacles évoqués — corruption, insécurité, déficit de formation — se manifestent par des pratiques quotidiennes qu’il est nécessaire d’explorer qualitativement à travers des témoignages et des récits d’expérience. L’objectif n’est donc pas de généraliser à l’ensemble du système judiciaire haïtien, mais d’identifier des mécanismes révélateurs qui éclairent la dynamique d’ensemble.

3.2. Sources de données

La recherche s’appuie sur une triangulation méthodologique, c’est-à-dire la combinaison de plusieurs types de sources, afin d’assurer la validité et la robustesse des résultats.

Analyse documentaire

Un examen approfondi des textes législatifs et réglementaires a été réalisé, notamment du Code pénal de 1835, des projets de réforme et des lois encadrant la lutte contre la corruption et le blanchiment. Des rapports institutionnels émanant de l’ULCC, de l’UCREF, de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA), ainsi que des organisations internationales (Banque mondiale, ONUDC, Transparency International) ont été mobilisés. La littérature académique francophone et anglophone a également fourni un socle théorique et comparatif essentiel pour situer le cas haïtien dans une perspective internationale.

Enquête de terrain

Quinze entretiens semi-dirigés ont été conduits auprès d’acteurs judiciaires du Tribunal de Première Instance (TPI) de Miragoâne. Les participants comprenaient des juges d’instruction, des avocats, des greffiers et des représentants d’organisations locales de défense des droits humains. Le choix de Miragoâne se justifie par sa position de juridiction régionale représentative, relativement éloignée de Port-au-Prince mais confrontée aux mêmes défis structurels. Les critères de sélection des participants incluaient une expérience professionnelle d’au moins dix ans, afin de garantir un recul suffisant et une connaissance approfondie du fonctionnement judiciaire. Les entretiens, d’une durée moyenne de 35 minutes, ont été enregistrés avec consentement éclairé, puis retranscrits et anonymisés dans le respect des normes éthiques de recherche.

Comparaisons contextuelles

Pour élargir la portée de l’analyse, les résultats de Miragoâne ont été mis en perspective avec d’autres juridictions haïtiennes (notamment Jacmel et Les Cayes) ainsi qu’avec des contextes étrangers comparables, tels que le Kenya et le Honduras. Ces deux pays, également marqués par la fragilité institutionnelle et la corruption endémique, ont néanmoins entrepris certaines réformes intéressantes (spécialisation judiciaire, mise en place de cours anticorruption) qui permettent d’enrichir la réflexion et de suggérer des pistes de réforme adaptées.

3.3. Outils et techniques d’analyse

Les données qualitatives recueillies ont été traitées par analyse thématique inductive selon la méthode proposée par Braun & Clarke (2006). Le processus s’est déroulé en plusieurs étapes :

1. Lecture exploratoire des transcriptions et des documents afin de repérer les premières idées récurrentes.
2. Codage manuel des extraits significatifs autour de thèmes centraux (corruption institutionnelle, cadre juridique obsolète, déficit de formation, insécurité).
3. Élaboration de catégories analytiques permettant de relier les observations empiriques aux cadres théoriques rationaliste et critique.
4. Double codage indépendant pour réduire le biais subjectif et accroître la fiabilité des résultats.

Les comparaisons inter-juridictionnelles ont permis de distinguer les tendances structurelles du système judiciaire haïtien des particularités propres au TPI de Miragoâne. De plus, l’analyse comparative internationale a offert un contrepoint utile, permettant de réfléchir aux conditions de transférabilité des réformes mises en place ailleurs.

3.4. Limites de la recherche

Comme toute étude qualitative menée dans un contexte sensible, cette recherche comporte plusieurs limites. D’une part, les entretiens peuvent avoir été influencés par un biais de réserve : certains participants, craignant d’éventuelles représailles, ont pu modérer leurs propos, notamment sur les questions de corruption. Pour limiter cet effet, les questions ont été formulées de manière neutre et l’anonymat strict a été garanti. D’autre part, l’accès aux dossiers judiciaires sensibles a été restreint, ce qui a limité la possibilité d’analyser certains cas concrets en profondeur. Enfin, l’échantillon de 15 acteurs ne saurait être représentatif de l’ensemble du système judiciaire haïtien. Cependant, l’objectif de la recherche étant de comprendre des mécanismes plutôt que de produire des statistiques généralisables, ces limites n’invalident pas la pertinence des résultats.

3.5. Originalité de la démarche

L’originalité de cette recherche réside dans sa combinaison entre diagnostic structurel et enquête de terrain. Alors que la plupart des travaux sur Haïti privilégient une perspective macro, centrée sur des indices de corruption ou des analyses historiques, cette étude adopte une focale microsociologique, attentive aux pratiques concrètes des acteurs judiciaires. En donnant la parole à ceux qui, au quotidien, doivent traiter les dossiers financiers, elle met en lumière les contraintes invisibles dans les rapports officiels et révèle les mécanismes subtils qui entretiennent l’impunité. Cette approche permet de dépasser les discours abstraits sur la « faiblesse institutionnelle » pour restituer les réalités vécues et les blocages concrets. Elle ouvre ainsi la voie à une compréhension plus fine de la justice économique dans les États fragiles, et propose un cadre d’analyse transférable à d’autres contextes similaires.

4. Résultats

L’analyse des données issues des entretiens, des documents institutionnels et des comparaisons inter-juridictionnelles a permis d’identifier quatre obstacles majeurs qui entravent l’efficacité du système judiciaire haïtien face à la criminalité économique et financière : la corruption institutionnelle, l’obsolescence du cadre juridique, le déficit de formation spécialisée et l’insécurité généralisée. Ces obstacles ne se manifestent pas de manière isolée : ils interagissent et se renforcent mutuellement, créant un cercle vicieux d’impunité qui mine la légitimité de la justice. Le tableau suivant les résume, avant une description détaillée.

Tableau 1 : Synthèse des obstacles à l'efficacité du système judiciaire haïtien

Abb. in Leseprobe nicht enthalten

4.1. La corruption institutionnelle et le clientélisme

Les entretiens révèlent une perception unanime d’une justice profondément vulnérable aux influences politiques et économiques. La corruption ne se manifeste pas seulement par des pots- de-vin individuels, mais par un système plus large de clientélisme et de capture institutionnelle. Plusieurs magistrats ont évoqué des situations où les pressions exercées par des élus ou des notables locaux conduisent au classement sans suite de dossiers sensibles.

Un juge a confié :

« On vous appelle pour vous suggérer de vous désintéresser d’une affaire. La menace est toujours voilée, mais bien réelle. »

Ce type de témoignage confirme les rapports de Transparency International (2024), qui décrivent la justice haïtienne comme l’une des plus corrompues de la région. La corruption institutionnelle prend diverses formes : manipulations dans l’attribution des dossiers, retards intentionnels dans la procédure, ou encore pressions pour prononcer des jugements favorables aux élites.

La comparaison avec d’autres juridictions africaines et latino-américaines montre que ce phénomène n’est pas propre à Haïti : au Honduras, par exemple, l’ancienne Mission d’appui contre la corruption (MACCIH) avait mis en évidence des pratiques similaires. Cependant, la différence majeure réside dans l’absence en Haïti d’un mécanisme externe crédible de contrôle ou de supervision internationale.

4.2. Un cadre juridique obsolète et inadapté

Le Code pénal de 1835 est unanimement perçu comme le talon d’Achille de la lutte contre la criminalité financière. Il ne contient aucune disposition claire sur des infractions modernes telles que le blanchiment d’argent, la cybercriminalité ou la corruption transnationale. Les juges et avocats interrogés dénoncent une législation qui ne correspond plus à la réalité des pratiques criminelles actuelles.

Un magistrat résume cette situation en ces termes : « Pour qualifier juridiquement un blanchiment, nous devons nous raccrocher à des textes épars et inadaptés. La défense en profite systématiquement. »

Cette obsolescence juridique entraîne deux conséquences majeures : d’une part, la difficulté de qualifier les faits et de construire des dossiers solides, et d’autre part, la tendance des juges à s’appuyer sur des vides juridiques pour clore les affaires. Plusieurs projets de réforme pénale ont été proposés depuis les années 1990, mais aucun n’a abouti, souvent en raison de blocages politiques.

À titre comparatif, le Ghana et le Kenya ont modernisé leurs législations depuis les années 2000 en intégrant des lois spécifiques sur le blanchiment, les crimes financiers et la cybercriminalité. Cette modernisation leur a permis de se rapprocher des standards du Groupe d’action financière (GAFI), alors qu’Haïti demeure largement en retard sur ce plan.

4.3. Un déficit de formation spécialisée

L’un des constats les plus récurrents concerne le manque criant de compétences techniques des magistrats et des personnels judiciaires. Aucun des juges ou greffiers interrogés n’a reçu de formation approfondie en audit, en comptabilité ou en investigation financière. La complexité des montages financiers, impliquant parfois des transactions offshore, dépasse largement les capacités techniques des juridictions locales.

Un juge d’instruction explique :

« On nous donne un dossier complexe avec des montages financiers offshore, et on est censé le comprendre avec pour seul outil un manuel de procédure pénale des années 1830. »

Ce déficit entraîne une dépendance accrue à l’égard d’experts externes, souvent coûteux et peu disponibles. De plus, cette dépendance fragilise l’indépendance judiciaire, car les experts eux- mêmes peuvent être exposés à des pressions. Les comparaisons internationales suggèrent que la formation spécialisée constitue un levier essentiel de réforme : au Kenya, la création d’une école de magistrature dotée de modules spécifiques sur la criminalité financière a significativement amélioré la capacité des juges à instruire ce type de dossiers (Hope, 2014).

4.4. L’impact paralysant de l’insécurité généralisée

L’insécurité apparaît comme un obstacle transversal qui aggrave tous les autres. La présence massive de gangs armés, souvent liés aux élites économiques et politiques, crée un climat de peur qui décourage les magistrats et les témoins. Plusieurs participants ont rapporté avoir reçu des menaces directes, tandis que certains avocats ont dû déménager leur famille pour assurer leur sécurité.

Un témoignage marquant d’un avocat illustre cette réalité :

« Un témoin clé a été assassiné la veille de sa déposition. Depuis, qui osera parler ? »

La peur ne touche pas uniquement les acteurs judiciaires : elle affecte aussi les témoins, qui refusent souvent de coopérer par crainte de représailles. Dans certains cas, l’insécurité conduit purement et simplement à l’abandon de procédures sensibles. Le Département d’État américain (2023) souligne d’ailleurs que le financement des gangs par les élites alimente ce cercle vicieux : l’argent issu de la corruption permet de renforcer l’emprise des groupes armés, lesquels, en retour, protègent les élites de toute poursuite judiciaire.

4.5. Un cycle d’impunité auto-entretenu

Ces quatre obstacles interconnectés forment un cycle d’impunité qui s’auto-entretient. La corruption et l’insécurité empêchent l’ouverture et le bon déroulement des enquêtes ; l’obsolescence du cadre légal et le manque de formation rendent les procédures inefficaces même lorsqu’elles sont engagées. Au final, les élites savent que les risques de sanction sont quasi inexistants, ce qui les incite à poursuivre leurs pratiques de prédation.

Ce cercle vicieux mine la confiance citoyenne : les entretiens révèlent une perception largement partagée selon laquelle la justice haïtienne est « sélective », réservée aux pauvres et aux sans- pouvoir, tandis que les élites bénéficient d’une immunité de fait. Cette dynamique conforte l’analyse critique de Lascoumes (2002), qui voit dans la criminalité économique une capture des institutions par les élites.

5. Discussion

Les résultats mettent en lumière les contraintes multiples et interdépendantes qui limitent l’efficacité du système judiciaire haïtien dans la lutte contre la criminalité économique et financière. Au-delà d’un simple constat empirique, ces résultats permettent de saisir les logiques structurelles et institutionnelles caractéristiques des États faibles, tels que définis par Corten (2005), et offrent une perspective renouvelée sur la manière dont les approches théoriques rationaliste et critique peuvent être articulées pour comprendre ces phénomènes. Cette discussion se déploie autour de cinq axes principaux, chacun illustrant une dimension clé de la fragilité étatique et de son impact sur la gouvernance judiciaire en Haïti.

5.1. La corruption comme facteur systémique

Les témoignages recueillis confirment que la corruption ne se réduit pas à des déviances individuelles, mais qu’elle fonctionne comme un mécanisme systémique d’organisation du pouvoir. Les pressions politiques, les classements sans suite et les jugements biaisés observés au Tribunal de Miragoâne ne constituent pas des anomalies ponctuelles, mais le reflet d’un mode de gouvernance où la justice est instrumentalisée pour protéger les élites.

Ces observations rejoignent les conclusions de Transparency International (2024) et de Paul (2023), qui soulignent l’emprise des élites sur les institutions haïtiennes. Elles confirment également l’analyse critique de Lascoumes (2002), selon laquelle la criminalité économique est indissociable d’une capture institutionnelle qui neutralise les mécanismes de sanction.

Comparativement, certains pays d’Amérique latine ont expérimenté des mécanismes innovants d’appui international visant à contourner cette capture. La CICIG (Commission internationale contre l’impunité au Guatemala), créée en 2006 par un accord entre l’ONU et le gouvernement guatémaltèque, a permis pendant plus de dix ans de poursuivre des élites politiques et économiques grâce à des enquêtes conjointes avec le ministère public. Ses succès, comme la mise en accusation d’un président en exercice (Otto Pérez Molina), en ont fait un modèle de lutte contre l’impunité. Toutefois, sa fermeture en 2019, sous pression des élites, illustre les résistances internes aux réformes (Céspedes-Baez, 2019 ; Joubert, 2018).

De manière plus limitée, la MACCIH (Mission d’appui contre la corruption et l’impunité au Honduras), lancée en 2016 par l’Organisation des États américains (OEA), visait à renforcer les institutions honduriennes et à soutenir les enquêtes sensibles. Bien qu’elle n’ait pas disposé du pouvoir d’engager directement des poursuites, elle a permis la création d’unités spécialisées et une certaine modernisation du système judiciaire, avant de disparaître en 2020 faute de renouvellement (Organisation des États américains, 2017 ; Rojas, 2020).

Ces deux expériences illustrent l’importance d’un soutien externe pour briser le verrou de la corruption systémique dans des contextes où les élites capturent les institutions (Duterme, 2019). Leur analyse suggère que dans un pays comme Haïti, marqué par une impunité enracinée, une initiative similaire pourrait être envisagée, à condition de garantir son indépendance et son ancrage local.

5.2. L’inadéquation du cadre juridique

Le retard législatif apparaît comme une contrainte structurelle majeure. Alors que le monde a connu une explosion des formes de criminalité financière (blanchiment, cyberfraude, corruption transnationale), Haïti continue de s’appuyer sur un Code pénal datant de 1835. Cette situation crée un décalage temporel qui empêche les juges d’agir efficacement.

Les comparaisons internationales sont éclairantes. Le Ghana, par exemple, a adopté dès 2008 une loi spécifique contre le blanchiment et le financement du terrorisme, et a renforcé son arsenal juridique en 2014 pour intégrer les recommandations du GAFI. De même, le Honduras a modernisé son code pénal et créé des juridictions spécialisées pour traiter les affaires de corruption de haut niveau. Ces réformes, bien que perfectibles, ont permis d’augmenter le nombre de condamnations et d’améliorer la coopération internationale.

En revanche, l’inertie réformatrice en Haïti confirme les analyses de Jabouin (2020), qui insiste sur l’incapacité du système à adopter des lois modernes en raison de blocages politiques. L’absence d’un cadre normatif adapté prive les magistrats d’outils juridiques essentiels et crée un environnement où les criminels financiers peuvent exploiter les lacunes légales pour échapper à toute sanction.

5.3. Le déficit de formation spécialisée

Le manque de compétences techniques constitue une limite transversale qui fragilise l’ensemble du processus judiciaire. L’incapacité des magistrats à comprendre des dossiers financiers complexes entraîne une dépendance accrue aux experts externes, ce qui ralentit les procédures et accroît les risques de manipulation.

Cette faiblesse confirme les constats de FAST & INURED (2023), selon lesquels les acteurs judiciaires haïtiens manquent cruellement de formation en investigation financière. Comparativement, le Kenya a investi massivement dans la spécialisation judiciaire et la formation continue des magistrats, avec la création de modules spécifiques sur la criminalité économique. Selon Hope (2014), ces initiatives ont eu un impact tangible sur la capacité du pays à poursuivre les délits financiers.

Dans le cas haïtien, l’absence de telles formations crée une justice inégale : les délits mineurs sont réprimés rapidement, tandis que les crimes financiers complexes échappent à toute sanction faute de compétences techniques. Cela confirme l’analyse rationaliste de Becker (1968) : les criminels agissent de manière rationnelle en exploitant un environnement où la probabilité de sanction est extrêmement faible.

5.4. L’insécurité comme obstacle transversal

L’insécurité généralisée constitue une particularité haïtienne par rapport à d’autres États fragiles. Alors que de nombreux pays souffrent de déficits institutionnels, Haïti est confrontée à une violence armée diffuse qui menace directement les magistrats, les avocats et les témoins.

Les entretiens révèlent que l’assassinat de témoins ou les menaces à l’encontre des familles de magistrats conduisent souvent à l’abandon des procédures sensibles. Cette réalité rejoint les constats du Département d’État américain (2023), qui établit un lien direct entre la corruption, le financement des gangs et la paralysie judiciaire. Contrairement à des pays comme le Ghana ou le Honduras, où la principale contrainte est d’ordre institutionnel, Haïti fait face à une double crise: institutionnelle et sécuritaire.

Cette dimension sécuritaire accentue le cercle vicieux : la corruption alimente les gangs, qui à leur tour paralysent la justice, renforçant ainsi l’impunité des élites. L’exercice même de la fonction judiciaire devient un acte à haut risque, ce qui dissuade les magistrats d’engager des procédures ambitieuses.

5.5. Articulation des approches théoriques

Les résultats invitent à dépasser une lecture univoque de la criminalité économique. L’approche rationaliste permet d’expliquer pourquoi les acteurs s’engagent dans la criminalité financière : ils effectuent un calcul rationnel en tenant compte de la faiblesse des sanctions. En revanche, l’approche critique met en lumière les conditions structurelles qui rendent possible cette impunité, notamment la capture des institutions et les rapports de pouvoir asymétriques.

Dans le cas haïtien, ces deux perspectives ne s’opposent pas mais se renforcent mutuellement. La faiblesse du cadre légal et le déficit de formation favorisent la rationalité criminelle, tandis que la corruption et l’insécurité institutionnalisent l’impunité. Cette combinaison crée un environnement où les délinquants agissent non seulement comme des calculateurs rationnels (Becker, 1968 ; Godefroy, 2014), mais aussi comme des bénéficiaires d’un système verrouillé par des élites (Sutherland, 1949 ; Lascoumes, 2002).

5.6. Implications pratiques

Les constats empiriques appellent à une réforme holistique, fondée sur trois leviers interdépendants

1. Réformes législatives: moderniser le Code pénal pour l’adapter aux standards internationaux, en intégrant explicitement le blanchiment, la cybercriminalité et la corruption transnationale.
2. Renforcement institutionnel: mettre en place une formation spécialisée et continue pour les magistrats, créer des juridictions financières dédiées et garantir l’autonomie des agences anticorruption.
3. Politiques de sécurité: instaurer des mécanismes concrets de protection des magistrats, des témoins et des familles, afin de réduire l’impact paralysant des gangs sur la justice.

Ces réformes nécessitent une volonté politique forte et, probablement, un soutien international soutenu. L’expérience de la CICIG au Guatemala et de la MACCIH au Honduras démontre que des mécanismes hybrides, combinant expertise internationale et ancrage local, peuvent produire des avancées significatives, même si leur durabilité dépend in fine de la capacité des sociétés locales à s’approprier ces dynamiques (Céspedes-Baez, 2019 ; Duterme, 2019 ; Rojas, 2020).

6. Conclusion

Cette recherche comble un vide empirique significatif en fournissant le premier diagnostic microsociologique approfondi des blocages entravant la répression de la criminalité financière au niveau d'une juridiction locale haïtienne, le Tribunal de Première Instance de Miragoâne. Jusqu'à présent, les analyses se concentraient principalement sur des macro-données agrégées, telles que les indices de perception de la corruption ou les classements internationaux peu représentatifs des réalités de terrain, ou sur des dynamiques politiques nationales souvent trop abstraites. Ces approches laissaient systématiquement dans l'ombre les pratiques concrètes, les rationalités quotidiennes et les contraintes opérationnelles vécues par les acteurs de première ligne que sont les juges, les procureurs, les greffiers et les policiers. Notre étude lève précisément ce voile en démontrant, à travers une collecte rigoureuse de preuves empiriques, que l'inefficacité notoire et souvent dénoncée du système judiciaire haïtien n'est ni une fatalité ni une simple somme de défaillances individuelles ou de cas de corruption isolés. Elle est bien le produit systémique, synergique et structurel de l'interaction dynamique de trois facteurs critiques qui se renforcent mutuellement :

1. Un cadre légal archaïque et profondément inopérant, symbolisé par l'anachronique Code pénal de 1835, hérité de l'époque haïtienne et totalement inadapté à la complexité technique et transnationale des crimes financiers modernes. Ce texte, presque bicentenaire, ne contient aucune disposition spécifique sur le blanchiment de capitaux, la cybercriminalité, la corruption transnationale ou le financement du terrorisme. Cette obsolescence prive les magistrats des outils juridiques fondamentaux pour qualifier juridiquement ces infractions, mener des investigations efficaces (par exemple, via des techniques spéciales d'enquête) et prononcer des sanctions dissuasives et proportionnées. L'absence de lois contemporaines crée un vide abyssal que comblent l'improvisation, l'arbitraire et l'impunité, laissant les magistrats démunis face à des délinquants financiers sophistiqués.
2. Des institutions capturées et instrumentalisées par des intérêts particuliers, où la corruption n'est plus une pathologie marginale ou une déviance individuelle, mais un mode de gouvernance systémique, une norme opérationnelle qui régule le fonctionnement de l'institution. Les données recueillies, notamment via des entretiens confidentiels, révèlent une justice sous influence permanente, soumise aux pressions constantes, directes et indirectes, des élites économiques et politiques locales et nationales. Ce système garantit l'impunité des puissants par une palette de mécanismes subtils ou ouverts : pressions hiérarchiques sur les procureurs pour qu'ils classent une affaire sans suite, nominations stratégiques de juges complaisants, menaces de révocation, étouffement ciblé des enquêtes sensibles en sabotant l'instruction ou en faisant disparaître des dossiers, et corruption directe. La justice est ainsi perçue et vécue comme un instrument au service des plus riches et des plus connectés, et non comme un pilier impartial de l'État de droit.
3. Un environnement sécuritaire unique et profondément paralysant, caractéristique souvent sous-estimée dans les analyses, caractérisé par une violence armée diffuse et l'omniprésence des gangs qui exercent un contrôle territorial et social. Cette insécurité généralisée constitue un obstacle existentiel qui dépasse et exacerbe les simples faiblesses institutionnelles. Elle menace physiquement l'intégrité des magistrats, des témoins, des auxiliaires de justice et des preuves, rendant simplement périlleux, voire impossible, l'exercice serein et indépendant de la fonction judiciaire. Les acteurs judiciaires évoluent dans un climat de peur permanent, où toute décision pouvant affecter des intérêts puissants ou criminels entraîne un risque réel pour leur vie et celle de leurs proches. Cette situation annihile toute velléité de zèle ou d'indépendance.

La robustesse et la fiabilité de ce diagnostic triangulé découlent directement de la rigueur méthodologique déployée sur le terrain. La combinaison et le croisement systématique des sources (entretiens semi-directifs approfondis avec des acteurs clés, analyse documentaire de dossiers judiciaires et de rapports, observation des audiences, comparaisons avec d'autres contextes) ont permis de confronter les discours aux pratiques, de recouper les témoignages et de garantir la validité des données recueillies dans un environnement sensible. En outre, l'articulation novatrice des approches théoriques rationaliste et critique offre une grille de lecture particulièrement puissante et nuancée pour décrypter cette réalité complexe. Cette double perspective permet de synthétiser que les délinquants financiers agissent en acteurs rationnels, calculant froidement les faibles probabilités de sanction et les gains potentiels, conformément au modèle de la théorie du crime de Becker (1968). Cependant, cette rationalité opportuniste ne peut s'épanouir que parce qu'elle s'inscrit dans un système structurellement verrouillé par des rapports de pouvoir inégaux et des arrangements institutionnels qui protègent systématiquement les élites, comme l'ont théorisé Sutherland (1949) avec le « white-collar crime » et Lascoumes (2002) avec la notion de « capitalisme criminel ». L'interaction de ces deux logiques crée ainsi un cercle vicieux parfait et auto-entretenu de l'impunité.

L'originalité fondamentale de ce travail réside dans sa méthodologie de terrain ethnographique et qualitative qui donne longuement la parole aux acteurs judiciaires eux-mêmes, révélant de l'intérieur les mécanismes concrets, informels et souvent invisibles de production de l'impunité. Naturellement, les limites intrinsèques de l'étude, notamment son focus sur le tribunal de Miragoâne, bien que crucial pour une analyse en profondeur, ouvrent la voie à de futures recherches essentielles. Il serait particulièrement fructueux d'étendre l'enquête à d'autres tribunaux, notamment celui de Port-au-Prince où les enjeux de pouvoir et les pressions sont sans doute encore plus intenses, d'inclure la perspective et les stratégies de justification des élites économiques elles- mêmes, et d'analyser l'impact et les conditions de réussite de réformes pilotes ciblées.

Au-delà du seul cas haïtien, cette étude offre une leçon plus générale pour la lutte contre la criminalité financière dans les États fragiles ou en situation de crise de gouvernance. Elle souligne avec force que cette lutte ne peut en aucun cas se réduire à l'importation de solutions techniques standardisées (comme de nouveaux logiciels ou formations). Elle nécessite impérativement une transformation politique et sociale courageuse, multidimensionnelle et simultanée qui s'attaque de front et de manière coordonnée aux trois verrous identifiés : moderniser radicalement le cadre légal, libérer les institutions judiciaires de l'emprise de la capture par les élites et restaurer un minimum de sécurité et de protection pour les acteurs du système. Rompre le cycle infernal de l'impunité n'est pas seulement une exigence morale ; c'est une condition sine qua non, fondamentale et préalable, pour restaurer une once de confiance citoyenne envers les institutions et jeter les bases minimales mais indispensables d'un État de droit fonctionnel et légitime.

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Title: Justice et criminalité financière en Haïti. Analyse critique d’un système judiciaire en crise

Term Paper , 2025 , 28 Pages

Autor:in: Benoit Clement (Author)

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Details

Title
Justice et criminalité financière en Haïti. Analyse critique d’un système judiciaire en crise
Author
Benoit Clement (Author)
Publication Year
2025
Pages
28
Catalog Number
V1617473
ISBN (PDF)
9783389157565
ISBN (Book)
9783389157572
Language
French
Tags
Criminalité financière système judiciaire corruption impunité réforme Criminalité financière en Haïti Réforme du système judiciaire Corruption institutionnelle Impunité et justice économique Approche critique de la criminalité
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Quote paper
Benoit Clement (Author), 2025, Justice et criminalité financière en Haïti. Analyse critique d’un système judiciaire en crise, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/1617473
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