Nature de la réalité dans philosophie de relation


Doktorarbeit / Dissertation, 2017

260 Seiten


Leseprobe


PLAN DE LA THÈSE

REMERCIMENTS

INTRODUCTION

CHAPITRE I : ÉVOLUTION HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE DE LA RELATION
1.1Introduction
1.2 Évolution du débat réaliste-antiréaliste dans la philosophie médiévale
1.3 Descartes et la révolution copernicienne de la notion de sujet
1.4 Leibniz et le principe de raison suffisante
1.4.1 Introduction
1.4.2 Le principe de raison suffisante
1.5 Kant et l’analytique de l’entendement pur
1.5.1 Introduction
1.5.2 Kant et la chose en soi
1.5.3 Jugements analytiques et synthétiques
1.5.4 Esthétique transcendantale
1.5.5 Dialectique transcendantale
1.6 Poincaré et le structuralisme
1.6.1 Introduction
1.6.2 La valeur de la science
1.7 Schrödinger et les fondateurs de la mécanique quantique
1.8 Les philosophes contemporains et l’antiréalisme
1.9 L’école indienne Madyamaka et Nagarjurna

CHAPITRE II : ÉLÉMENTS DE COMPATIBILITÉ ENTRE LA PHILOSOPHIE DE LA RELATION ET LE RÉALISME OUVERT
2.1 Introduction
2.2 Analyse du modèle de D. Bohm
2.2.1 Historique de la création de l’hypothèse de Broglie-Bohm
2.2.2 Du modèle de Broglie-Bohm (1952) au modèle des années
2.3 Les variables cachées
2.3.1 Définition et historique des variables cachées
2.3.2 Rôle et critique des théories à variables cachées
2.4 Analyse de la vision de B. d’Espagnat sur la nature de la réalité
2.4.1 Introduction
2.4.2 Caractéristique des phénomènes empiriques selon d’Espagnat
2.4.3 Le principe de décohérence selon d’Espagnat
2.4.4 Le réel voilé
2.4.5 Limites et critique du réalisme ouvert

CHAPITRE III: ÉLÉMENTS FONDATEURS DE LA PHILOSOPHIE DE LA RELATION D’APRÈS MICHEL BITBOL
3.1 Introduction
3.1.1 La vacuité comme fondement de la nature de notre esprit
3.1.2 Sujet et objet
3.2 Dualisme de l’existence et de la non-existence des phénomènes
3.3 Unité du monde, unité de l’être
3.4 Le couple intérieur-extérieur
3.5 Kant et la philosophie de la relation
3.6 Une ontologie des relations est-elle possible?
3.7 Philosophie de la relation et mécanique quantique

CHAPITRE IV : DISCUSSION
4.1 Introduction
4.2 Critique du réalisme ouvert
4.2.1 L’être voilé
4.2.2 Cause et causalité élargie
4.2.3 Conscience de soi
4.2.4 L’indéterminisme quantique
4.3 Cassireretlaconnaissancesymbolique
4.3.1 Introduction
4.3.2 La connaissance symbolique
4.4 Philosophie de la relation et science contemporaine

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

REMERCIEMENTS

Je remercie toutes les personnes qui ont collaborées à l’élaboration de cette thèse. Je remercie particulièrement mon directeur de thèse M. Serge Robert.

Un remerciment particulier à mon conjoint Alexandre Langlois pour toute la patience et son soutien dans cette longue aventure.

INTRODUCTION

Le sujet principal de cette thèse est d’explorer les fondements d’une philosophie de la relation dite aussi philosophie relationnelle. Dans son livre De l’intérieur du monde, le philosophe des sciences contemporain Michel Bitbol (1954-) repense la théorie de la connaissance en révélant une épistémologie adaptée à la physique contemporaine. Les fondements métaphysique et épistémologique qui caractérisent une philosophie de la relation seront présentés par une logique en trois points exprimée en premier lieu par les éléments fondateurs d’une philosophie de la relation, puis par la description du processus dynamique de cette connaissance et, finalement, par sa part de concordance avec la science contemporaine. Les bases métaphysiques de la philosophie relationnelle reposent sur une vision renouvelée de la réalité de notre monde. En effet, celui-ci sera proposé comme une manifestation de phénomènes coémergents à l’acte de connaissance, et ce, à partir d’un ensemble de causes et conditions interreliées synonyme de vacuité. Le processus de connaissance, soit la perspective épistémologique, sera associé à trois composantes indissociables et non substantielles sujet-relation-objet d’un ensemble dynamique créateur des phénomènes de notre monde. Le fruit de cette philosophie relationnelle sera proposé dans la conclusion, comme un renouvellement de la vision de notre monde pouvant favoriser la recherche du bien commun.

Le choix de l’œuvre de M. Bitbol comme source d’une philosophie de la relation s’avère essentiel puisqu’il est un des rares philosophes des sciences contemporains à aborder ouvertement l’étude des philosophes indiens qui ont traité abondamment de ce sujet. De plus, M. Bitbol s’investit tout au long de ses écrits philosophiques dans la recherche d’une communication authentique entre les partisans des différentes écoles de pensées. Il s’avèrerait difficile de traiter d’une philosophie relationnelle si le processus de connaissance n’était pas lui-même axé sur la recherche d’une relation sérieuse entre les différents tenants des écoles physicaliste et spiritualiste même si les deux points de vue sont critiqués dans l’œuvre de Bitbol .

Rares et sans concession, les débats entre partisans d’une solution « physicaliste » aux problèmes de philosophie de l’esprit et partisans d’une solution « spiritualiste » aux problèmes de philosophie de la physique se sont généralement déroulés dans un climat de controverse idéologique plutôt que d’échange équilibré d’arguments. Une atmosphère polémique qui a masqué bien des lacunes dans les raisons invoquées de part et d’autre. Craignant l’introduction d’un élément occulté dans le champ des sciences par le biais inattendu de la physique, et se prévalant à juste titre des succès ininterrompus qui ont accompagné l’entreprise d’objectivation, les partisans d’une solution physicaliste aux problèmes de philosophie de l’esprit ont souvent tenté de minimiser la nouveauté introduite par la mécanique quantique (Bitbol, 2000b, p. 9-10).

D’autre part, M. Bitbol réfère dans certaines de ces œuvres à la philosophie de la Voie du Milieu, représentée particulièrement par le philosophe Nagarjuna, dont l’approche épistémologique ne fait pas appel à la connaissance conceptuelle traditionnellement défendue par une majorité de philosophes et de scientifiques. Nous tenterons donc de rendre accessible la pensée de M. Bitbol à des interlocuteurs moins familiers avec la connaissance préconceptuelle et la philosophie de la connaissance nommée Voie du milieu.

Le philosophe français interdisciplinaire M. Bitbol aborde plusieurs domaines de recherche, dont l’histoire et la philosophie de la physique ainsi que la philosophie de l’esprit, et celle de la connaissance. Notre attention sera principalement portée sur cette dernière puisque c’est particulièrement dans cette partie de son œuvre que les thèmes fondateurs de la philosophie de la relation sont inscrits. D’autre part, les travaux philosophiques et scientifiques de M. Bitbol sur la mécanique quantique s’avèrent un complément indispensable à sa réflexion sur le sens et la nature de la réalité. En effet, il est difficile de notre temps d’étudier la nature de notre monde sans se référer aux différentes interprétations (plus ou moins acceptées par l’ensemble de la communauté scientifique) de la mécanique quantique et de la physique théorique actuelle. À cet égard, Bitbol insiste sur le fait que la majorité des philosophes des sciences et des physiciens semble s’entendre sur le fait que la théorie quantique révèle des probabilités d’observation de phénomènes et non des objets en soi. Cependant, certains de ces physiciens et philosophes des sciences, comme D. Bohm (1917-1992) et B. d’Espagnat (1921-2015), ont tenté de défendre des visions ontologiques, faisant tantôt référence à une multiplicité d’étants (les particules bohmiennes) tantôt à un « réel voilé » se manifestant cryptiquement à travers les phénomènes. Or, nous verrons comment la philosophie de la relation communique et trouve un terrain d’entente avec ces partisans d’un réalisme dit ouvert dans l’œuvre de Bitbol. Nous verrons aussi comment les échanges entre Bitbol et d’Espagnat ont favorisé la clarification des éléments d’une philosophie de la relation.

Dans une perspective générale, l’œuvre de M. Bitbol semble faire le pont entre l’analyse de la nature de la réalité à travers la philosophie des sciences, particulièrement celle de la physique quantique, et la philosophie de la connaissance. Or, c’est à partir de ce thème que se feront nos choix. En effet, certaines œuvres ou publications choisies correspondant à cette thématique serviront d’ancrage à notre analyse des fondements d’une philosophie de la relation; entre autres L’Aveuglante proximité du réel (1998a), Physique et philosophie de l’esprit (2000b) et De l’intérieur du monde (2010) seront les œuvres principalement retenues. L’étude de ces livres sera complétée par l’analyse de différentes publications de l’auteur et de philosophes des sciences, contemporains ou non, qui approfondissent les thèmes de ces trois œuvres de Bitbol. À partir de ces œuvres de Bitbol, nous aborderons certains arguments des propositions réaliste et antiréaliste, mais sans entrer dans les détails du débat réaliste-antiréaliste. Ce fond de polémique très ancienne sert plutôt de support à une réflexion plus large, plus synthétique. À cet égard, il est important de souligner que l’œuvre de M. Bitbol trouve un équilibre entre l’approche à tendance analytique de son étude de la mécanique quantique et de la philosophie de l’esprit et, une approche plus synthétique pour sa philosophie de la connaissance. Cet équilibre est important puisqu’il peut s’avérer périlleux de réfléchir sur les thèmes d’une vision renouvelée du monde sans ouvrir la connaissance à une approche plus globale et poétique tout comme il est désavantageux de se priver de la rigueur de la philosophie analytique. Ainsi, nous respecterons cet équilibre et les problèmes d’interprétation de la réalité posés par la physique quantique seront abordés dans la perspective d’une recherche plus synthétique et globale. En effet, l’élaboration d’une philosophie de la relation en tant que vision particulière de la réalité peut difficilement s’appuyer uniquement sur une vision analytique. Cette quête nécessite aussi une preuve par cohérence du tout qui relève plus de l’argumentation que de l’induction ou la déduction. Par ailleurs, cette capacité à ouvrir la connaissance à sa forme symbolique est aussi portée par la démarche axée sur la recherche du bien commun. Cette approche pourrait être qualifiée d’humaniste au sens ou M. Montaigne l’entendait, c’est-à-dire que la philosophie et la science se doivent d’être au service du bonheur des gens et à l’écoute de leur franche opinion naturelle, ce « bon sens » de l’homme social si précieux au philosophe L. Wittgenstein.

Dans la continuité des fondateurs de la mécanique quantique que M. Bitbol a aussi étudiés, particulièrement E. Schrödinger (1887-1961), Bitbol (1996) défend une vision à faible objectivité de la mécanique quantique. Dans l’œuvre De l’intérieur du monde, Bitbol pose les bases d’une science et d’une philosophie de la relation. À cet égard, il nous rappelle que le consensus social repose entre autres, sur un « principe de charité » permettant à tous les humains de s’entendre sur la fonction des relations, dites objectives, définissant les activités. Sans ce principe de charité, une entente sur les règles scientifiques ou sociales serait plus difficile, car nous supposerons que, malgré le partage d’une nature commune de l’esprit, personne ne projette, exactement, le même monde.

En ce qui concerne la contextualité de nos recherches, nous respecterons l’environnement de vaste culture historique dans laquelle Bitbol fait baigner son œuvre. En effet, Bitbol nous fait entrevoir que la philosophie de la relation était déjà présente chez les anciens philosophes occidentaux et orientaux. Par la suite, il nous fait voir l’évolution de cette pensée à travers les grands philosophes et hommes de sciences classiques tels G.W. Leibniz (1646-1716), E. Kant (1724-1804) et ce jusqu’aux précurseurs et fondateurs de la mécanique quantique tels H. Poincaré (1854-1912) et E. Schrödinger. Ainsi, nous verrons que la philosophie de la relation prend ses racines dans les philosophies grecque et médiévale occidentales. Par la suite, nous montrerons que certains fragments des oeuvres leibnizienne et kantienne apportent un éclairage nouveau qui conduira plus tard à l’élaboration de cette perspective philosophique antiréaliste et relationnelle.

Selon Bibol, la pratique de la philosophie relationnelle implique de ne pas restreindre l’expérience à la personne elle-même puisque le « je », l’ego, est dissous dans la relation en même temps que l’objet de la relation. Nous soulignerons donc qu’une partie de cette vision est présente chez Kant puisqu’il tente réduire l’écart entre les perceptions sensorielles et la faculté de connaître en montrant que les deux termes sont entrelacés et que le produit de cette relation est l’expérience elle-même. Selon Kant, l’illusion transcendantale cacherait que la réalité exprimée par le jugement métaphysique n’est que la manifestation d’un idéal régulateur. En effet, en défendant avec une puissance égale deux thèses antinomiques, la dialectique mènerait selon Kant, à la conclusion que les deux thèses n’expriment pas de vérité objective. Toutefois, la pulsion de la raison « à vouloir », particulièrement à vouloir dire quelque chose de vrai sur le monde, serait le résultat du pouvoir expressif de la vie elle-même et il serait vain de l’anéantir. Le remède consisterait à considérer ce vouloir comme légitime, mais sans pouvoir réel, hormis celui de favoriser ultimement le devoir moral.

Nous analyserons aussi comment Bitbol trouve un terrain d’entente entre les partisans d’un réalisme ouvert, particulièrement Bohm et d’Espagnat et sa position d’une philosophie relationnelle. En effet, Bitbol identifie les contradictions engendrées par les auteurs soutenant un réalisme ouvert, notamment d’Espagnat, mais nous constaterons qu’il établit un dialogue productif avec les tenants de cette l’école réaliste. Nous effleurerons aussi le rôle important tenu par la philosophie indienne dans la philosophie de la relation, particulièrement celle de l’école Madhyamaka (Voie du milieu) dont le représentant le plus illustre est Nagarjuna (IIe siècle). Malgré la difficulté d’arriver à une compréhension non conceptuelle de la vision du monde, nous verrons que cet effort de mise en relation de l’œuvre de Bitbol avec un auditoire renouvelé est, en soi, l’acte premier d’une philosophie de la relation.

Après avoir discuté des fondements et du processus dynamique de la connaissance dans une philosophie de la relation, nous soutiendrons que la philosophie relationnelle aurait un pouvoir de facilitation plus grand pour la création d’un consensus social viable que les propositions offertes par le réalisme ouvert. En effet, contrairement à la proposition d’étants inconnaissables par l’entendement, nous considèrerons que la connaissance par la philosophie de la relation est possible pour tous les humains. En effet, la possibilité d’une communication authentique faciliterait l’entente collective. À l’inverse, les propositions non vérifiables expérimentalement sur la présence d’être précédant la connaissance sont difficilement communicables et n’apporteraient du réconfort qu’à celui qui y croit. En effet, l’avantage majeur de la philosophie relationnelle est qu’elle n’implique pas d’affirmation quant à la vérité absolue de l’existence ou de la non-existence des choses en soi ou d’un monde réel en dehors de la pensée. Nous tenterons de mettre en lumière que ces affirmations sont des positions extrêmes non démontrables, difficilement supportées par l’expérience scientifique récente. Dans la perspective d’une philosophie de la relation, la réalité sera proposée comme une relation d’unification entre le sujet et l’objet. En effet, selon Bitbol, les trois composantes indissociables sujet-relation-objet représenteraient une relation de connaissance dynamique, dans laquelle, la tension vers la recherche d’une vérité, devient une occasion de connaissance réflexive de la part universelle de notre esprit. Bitbol nous fera découvrir entre autres que les définitions traditionnelles de sujet et d’objet prennent, dans cette relation dynamique, un sens nouveau. En effet, en référence à la philosophie Madhyamaka que nous défendons, la nature de notre esprit (le sujet) serait plutôt équivalente à la notion de « vacuité », c'est-à-dire un ensemble de causes et conditions qui favorisent l’apparition de phénomènes coémergents (les formes d’objets). La coémergence des phénomènes de la nature première de l’esprit lors de l’acte de connaissance produirait notre vision du monde. Dans une perspective plus axée sur la science, qui sera abordée lors de la dernière section de la discussion, nous ferons une analogie entre la nature de notre esprit et celle de notre monde vu sous l’angle scientifique. Dans la conclusion, nous verrons que ce savoir concernant la nature de l’esprit peut libérer l’observateur de l’illusion que le fruit de ses efforts conceptuels est important pour lui-même.

Par ailleurs, la proposition d’une philosophie de la relation s’offre comme une alternative communicable à l’explication de la fonctionnalité de nos lois scientifiques, particulièrement certains aspects de l’interprétation classique de la mécanique quantique. Entre autres, il sera vu que les hypothèses à variables cachées compliquent la compréhension et seraient, selon Bitbol, indécidables quant à leur nature ontologique. Par exemple, l’analyse de l’hypothèse de D. Bohm par M. Bitbol apporte maints éclairages sur les difficultés provoquées par une explication objectiviste de la mécanique quantique. Le physicien Bohm a rencontré plusieurs contradictions avec son interprétation ontologique de la mécanique quantique, et ce, au point d’être obligé de renoncer à plusieurs déterminations dans son cheminement philosophique depuis l’élaboration du modèle de Broglie-Bohm en 1952. Or selon Bitbol, bien qu’il soit toujours plausible et fonctionnel d’utiliser ce modèle, l’existence ou la non-existence ontologique des variables cachées, semble demeurer scientifiquement indécidable. D’autre part, le physicien contemporain B. d’Espagnat accepte que les données de la physique quantique soient peu compatibles avec une approche à objectivité forte. À cet égard, il admet que la physique quantique n’aurait pas de capacité à décrire la réalité « telle qu'elle est », car une description objective de la réalité implique de s’intéresser aux choses « telles quelles sont » et non pas telles qu'on les observe.

En effet, lorsque la physique quantique mettrait en place des expériences pour démontrer « des choses telles qu’elles sont », elle se retrouverait face à des contradictions. Toutefois, malgré cette interprétation de la mécanique quantique, d’Espagnat a tenté de conserver un certain réalisme en proposant l’existence d’un être voilé. En effet, le philosophe des sciences B. d’Espagnat oscillait entre une vision phénoméniste de la réalité et une persistance à croire en un réel voilé qui serait vaguement reflété par nos lois scientifiques et les arts. Or, bien que les bénéfices de cette approche soient très plausibles pour son postulant, les bienfaits de l’hypothèse du réel voilé sont difficilement transférables aux autres. En effet, selon Bitbol, non seulement cette réalité voilée peut difficilement être décrite en termes positifs, mais la croyance en cet être indépendant, d’ordre différent des phénomènes, est difficilement communicable. Cependant, Bitbol et d’Espagnat s’entendent sur la nature des phénomènes et nous voyons apparaître une large plage de compatibilité entre la philosophie de la relation et le réalisme ouvert. La quête de M. Bitbol emprunte la direction d’une vérité collective, c’est-à-dire une acceptation de différentes visions du monde comme reflet de toutes les facettes d’un diamant plutôt qu’une recherche du débat d’opposition entre le vrai et le faux.

Nous proposerons dans la discussion une forme d’entente collective sur la vision du monde à partir de formes symboliques inspirées des formes symboliques du philosophe E. Cassirer (1874-1945). Cette mise en relation des formes symboliques cassiriennes avec la possibilité de s’entendre collectivement sur des formes reconnaissables par tous nous permettra de continuer la voie tracée par M. Bitbol. En effet, il sera proposé que l’objectivité faible à laquelle nous parvenons dans l’observation de nos phénomènes serait issue de l’acte de connaissance préconceptuel. Dans cette perception directe, un type de connaissance symbolique issue des formes symboliques sans substrat substantiel modulerait la connaissance conceptuelle vers certaines formes de notre monde reconnaissables par tous.

Suite à ces propositions, nous conclurons que les travaux de M. Bitbol et de ses collaborateurs ouvrent un espace pour réactualiser une relation au monde à saveur d’équanimité. Cependant, l’œuvre De l’intérieur du monde décrit bien la difficulté que rencontre la pensée occidentale à se libérer de la notion d’opposition entre le sujet et l’objet à étudier. Le « je » se définirait trop dans sa capacité à objectiver le monde phénoménal dans un désir légitime, mais dérisoire, de se l’approprier plutôt que d’entrer dans une relation ouverte à l’altérité. À cet égard, Bitbol suggère que le remède à cet attachement serait une transplantation culturelle qui permettrait de subordonner nos propositions à un but opposé à celui de la pensée occidentale. « Au lieu de chercher à énoncer des thèses vraies sur le monde ou sur le savoir, elle (école Madhyamaka) vise à libérer ceux à qui elle s’adresse de croyances sur le monde et d'habitude de savoir qui les abusent en leur faisant prendre à la lettre des dénominations n’ayant de valeur que pratique » (Bitbol, 2010). Par ailleurs, les quelques brefs échanges par courriels que j’ai pu avoir avec M. Bitbol m’ont laissé croire que l’être humain derrière l’œuvre est tout aussi ouvert et accueillant que ce que peut témoigner son œuvre. Pourrait-on dire comme prémisses à une philosophie de la relation que celle-ci est la conséquence de la quête d’une relation ouverte? Ainsi, les propositions soutenant la présence d’être indépendant extérieur à nous n’étant pas nécessaires pour justifier l’aspect fonctionnel de nos lois, le problème posé par la connaissance de la nature de notre monde pourrait peut-être se résoudre simplement par une certaine manière de vivre très répandue . Cet art de vivre, qui fait référence à la sagesse naturelle du comportement des simples individus, proposé de façon laconique par le philosophe L. Wittgenstein, est présenté de manière plus éloquente dans l’œuvre de Bitbol. Ainsi,

La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce « problème ». La solution pressentie ici par Wittgenstein consiste en une façon de vivre dans laquelle le problème de la vie n’a plus lieu de se poser. Une réponse « énactée » plutôt que « formulée » à la question éthique. Une réponse qui non seulement peut, mais doit, excéder les contenus discursifs, parce que l’interrogation s’étend à l’arrière-plan des certitudes tacites, de choix informulés, et de singularités socio-anthropologiques, qui conditionnent le discours sans être eux-mêmes thématisés. Tout ce qu’on est en droit de s’attendre du discours dans ces conditions, c’est de comporter des inducteurs partiels d’autotransformation, des catalyseurs verbaux favorisant une manière d’être à la fois compatible avec la position d’un individu vivant concret et apte à résorber pour lui le « problème de la vie »; […] (Bitbol, 2000b, p.327).

CHAPITRE I : ÉVOLUTION HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE DE LA RELATION

1.1 Introduction

Ce chapitre met en perspective le contexte historique qui a soutenu la transmission et l’évolution d’une pensée antiréaliste nous conduisant vers une philosophie de la relation. Il apparaît dans l’œuvre de Bitbol que cette réflexion sur la nature de la réalité et sa constitution en une possible philosophie relationnelle possède des racines profondes. Cette approche philosophique semble avoir pris naissance à travers la maïeutique de certains philosophes de l’antiquité, Orientaux et Occidentaux, ses prémisses ayant été transcrites aux premiers siècles de notre ère, particulièrement dans la philosophie indienne. De par sa culture générale et aussi par souci d’élargir les fondements de la philosophie de la relation à une base universelle, Bitbol situe son propos à travers de larges pans de l’histoire de la philosophie occidentale et orientale, ce qui permet de mettre en lumière la nature humaine et fondamentale de ce questionnement.

Les piliers fondateurs de la philosophie occidentale de la relation se retrouveront particulièrement chez les penseurs classiques tels W. Leibniz et E. Kant. Entre autres, l’apport kantien sera principalement analysé puisque les approches kantienne et néo-kantienne occupent une large part dans l’œuvre de Bitbol. Par la suite, nous suivrons l’évolution de cette pensée de la relation à travers les précurseurs et les fondateurs de la relativité et de la mécanique quantique tels H. Poincaré et E. Schrödinger qui vont révolutionner la vision du monde. Nous explorerons en dernier lieu les philosophes orientaux de l’école Madhyamaka qui ont posé les bases écrites de la philosophie de la relation.

1.2 Évolution du débat réaliste-antiréaliste dans la philosophie médiévale

Le mot ontologie aurait été utilisé à partir du milieu du XVIIième siècle, mais la branche de la philosophie étudiant cet aspect particulier remonte jusqu’aux philosophes grecs, particulièrement Aristote (-383,-322). De façon générale, l’aspect ontologique du réalisme affirme, l'existence d’un monde déjà préstructuré rationnellement, et ce, indépendamment de notre perception ou de notre esprit. Les objets extérieurs à nous seraient de nature substantielle et existeraient en tant que choses en soi. Une définition plus stricte du réalisme ontologique inclurait que ces objets soient permanents, uniques (non-composés) et indépendants (non reliés les uns aux autres par des causes et des conditions).

Selon sa définition classique, et assez neutre, on peut dire que l’ontologie est la discipline qui porte sur les traits généraux de toutes les choses qui sont. Elle a eu pour premier et principal résultat la délimitation puis la discussion des catégories; celles de substance, de qualité, de quantité, de relation, etc. Mais dès cette étape, une sorte d’hésitation sur la portée du travail effectué s’est manifestée. Comme le signale Ammonios, commentateur alexandrin d’Aristote ayant vécu au Vème siècle de notre ère, le propos, le « scopos », des catégories, est vite devenu un sujet de controverse. « Certains, écrit Ammonios, ont cru que le philosophe détermine des mots, d’autres des choses, d’autres encore des concepts ». La surface des mots, l’au-delà des choses, ou bien l’en-deçà des concepts explicitement attribués à l’intelligence. Les grandes lignes de partage du débat à venir sur l’ontologie étaient ainsi tracées. Une école d’esprit nominaliste, disons de Guillaume d’Ockham à Émile Benvéniste, a laissé entendre que les catégories reflètent la seule structure du langage (voire d’une langue particulière) (Bitbol, 1999c, p.77-78).

L’épithète réaliste peut aussi s’appliquer à la méthode de connaissance de ces objets et de leurs concepts, c’est-à-dire l’épistémologie. Le réalisme se fonde sur une méthode empirique liée à l’expérience qui infère ses résultats jusqu’à des principes fondateurs. Dans sa forme ontologique, le réalisme permettrait la connaissance des essences et de l’être. Certains textes étudiés dans l’école scolastique médiévale stipulaient que même les universaux ou étants généraux comme les Idées platoniciennes ou les catégories d’Aristote, possédaient une existence indépendante en l'esprit de Dieu. Dans la « querelle des universaux », cette position réaliste sur les étants généraux est parfois opposée à la doctrine logique du nominalisme scolastique, notamment représenté par Roscelin (1050-1121) et en partie par Guillaume d’Ockham (1285-1347). Ces derniers défendaient que les mots comme « vert» ou « humain» soient de simples signes qui désignent des étants singuliers et ne sont que des instruments utiles pour nommer le réel, d’où l’appellation nominalisme. Par exemple, le mot homme n’a de sens que s’il désigne un homme réel singulier. Le conceptualisme de Pierre Abélard s’approche du nominalisme, mais s’en distingue en attribuant à ces mots, non pas une réalité substantielle, mais une certaine conception intellectuelle qui permet l’expression de l’essence des choses. Les mots ne sont pas uniquement des sons ou des signes pour les tenants de cette position intermédiaire, à laquelle Guillaume d’Ockham est parfois aussi associé (De Libera, 2004).

1.3 Descartes et la révolution copernicienne de la notion de sujet

Malgré la tradition métaphysique d’une ontologie qui traite les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, indépendamment du langage et de la faculté de connaître, une réaction critique redéfinira l’ontologie, au moyen d’un retournement copernicien du statut des Catégories d’Aristote. Cette allégorie fait référence à la théorie de l’héliocentrisme de l’astronome prussien Nicolas Copernic (1473-1543) qui a révolutionné la vision géocentrique du monde issue d’Aristote qui plaçait la terre au centre de l’univers. Ce retournement majeur de la conception relationnelle entre les planètes et les étoiles influencera les philosophies cartésienne et kantienne qui placeront désormais le sujet au centre de leur réflexion. René Descartes, mathématicien et philosophe français (1596-1650), inversa donc le fondement de la connaissance en le basant sur le sujet connaissant plutôt que sur l’expérience empirique. Fondateur de la géométrie analytique et d’une méthode scientifique universelle en rupture avec la scolastique « plus spéculative », ses idées métaphysiques vont poser les bases de la philosophie moderne occidentale.

Dans la démarche cartésienne basée sur sa méthode d’étude, le doute méthodique prôné par la métaphysique cartésienne, conduit à la certitude de la substante pensante c’est-à-dire, l’existence de l’âme substantielle humaine (res cogitans, la pensée) par l’expérience du cogito ergo sum. « Tandis que je doute, je sais que j’existe » (Descartes, 1999). Or, si la « chose pensante » ne doute pas qu’elle pense et qu’elle ressent, elle ignore cependant ce qu’elle est en termes de savoir. Ce philosophe de l’époque classique entreprendra donc de fonder une méthode universelle de connaissance.

Pour Descartes, l’univers entier était réductible à un vaste ensemble mathématique dénué de substance. Les figures, les grandeurs, les mouvements et les règles de leurs combinaisons seraient simplement des notions claires et distinctes de l’entendement. La doctrine est dite mécaniciste puisqu’elle ne présuppose pas de différence entre la nature des objets réels et des machines construites par l’homme. La rex extensa ou substance corporelle et Dieu sont les deux autres substances cartésiennes.

Chez Descartes, le fruit du cheminement de la connaissance métaphysique est celui de la morale, de la sagesse dont la philosophie est l’étude tout comme dans la philosophie de la relation. Toutefois, chez Descartes, la recherche de la vérité-sagesse vient de la connaissance de l’ordre divin et de la certitude de l’existence de Dieu. Le philosophe fait appel à sa logique afin de confirmer l’existence de Dieu (Descartes, 1993, 1999, 2004).

1.4 Leibniz et le principe de raison suffisante

1.4.1 Introduction

Dans l’élaboration de sa philosophie, l’homme de science et philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz proposera entre autres le « principe de raison suffisante » qui s’oppose en quelque sorte au « principe d’identité ».

Le principe d’identité (ce qui est « est »), exprimé chez le philosophe présocratique Parménide (-520, -440 environ), affirme qu'une chose, considérée sous un même rapport, est identique à elle-même (Delattre, Poirier, 1988).

Cette substitution du principe de raison suffisante au principe d’identité en 1668 dans sa Confessio naturae, permettra d’introduire un espace de liberté afin d’élaborer une philosophie de la connaissance de la vérité. Le principe de raison suffisante réapparaîtra dans l’ Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal et la Monadologie. Une brève étude de la philosophie de Leibniz s’avère nécessaire puisque Bitbol critique certaines affirmations de Kant sur Leibniz, à propos des choses en soi et de leur connaissance par concepts. De plus, bien que M. Bitbol critique le principe de raison suffisante et l’approche relationnelle de l’espace leibnizien puisqu’ils renvoient ultimement à la substance monadique, l’introduction de ce principe dans la philosophie occidentale est une avancée majeure par rapport au principe d’identité. De plus, l’œuvre de Leibniz influencera la réflexion de Kant. Comme Bitbol le souligne,

Dans la conception leibnizienne, l’assignation d’idéalité n’implique pas pour autant que le prédicat relationnel soit complètement privé de réalité. Cela indique seulement que son mode de réalité est celui d’un prédicat mental monadique attribué à la substance, humaine ou divine, qui pose la relation. Il est vrai qu’avec la conception statique de la connaissance comme propriété possédée par un sujet assimilé à une substance naturelle, on est loin de la conception active et constitutive de la connaissance que représente la philosophie transcendantale. Mais au moins l’ombre de la relation cognitive vient-elle de réapparaître dans la discussion, et sa présence ne va cesser de la hanter (Bitbol, 2010, p.406).

1.4.2 Le principe de raison suffisante

Le principe de raison suffisante formulé par Leibniz, s’énonce ainsi :

Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues (Leibniz, 2010, § 44).

Chez Leibniz, le principe de raison suffisante qui tient lieu de substance est associé à une force dynamique représentée par la monade qui ultimement se rapporte à l’âme et à Dieu. Chez Leibniz, l’âme est une forme de monade et son modèle influence notre perception la nature des choses. Dans la Monadologie (1714), Leibniz raisonne d’abord sur la multiplicité des choses contingentes qui pourraient être la cause d’une situation présente.

Mais la raison suffisante se doit trouver aussi dans les vérités contingentes ou de fait, c’est-à-dire, dans la suite des choses répandues par l’univers des Créatures, ou la Resolution en raisons particulières pourroit aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de la Nature et de la division des corps à l’infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements presens et passés, qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme, présentes et passées, qui entrent dans la cause finale (Leibniz, 1995, §36).

Or, il appert pour le philosophe que cette raison suffisante doit être antérieure à cette diversité du contingent. « Et comme tout ce détail n’enveloppe que d’autres contingens antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encor besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison, on n’en est pas plus avancé : et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou series de ce détail des contingences, quelqu’infini qu’il pourroit être » (Leibniz, 1995, §37).

Leibniz conclut que la dernière raison se doit d’être dans une substance d’ordre divin.

Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changements ne soit qu’éminemment, comme dans la source : et c’est ce que nous appelons Dieu (1995, §38). Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié par tout ; il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu suffit (1995, § 39). Or cette substance se doit d’être sans limites afin que tous les possibles puissent y coexister. On peut juger aussi que cette Substance Supreme qui est unique, universelle et nécessaire, n’ayant rien hors d’elle qui en soit indépendant, et étant une suite simple de l’être possible, doit être incapable de limites et contenir tout autant de réalité qu’il est possible (Ibid., §40).

En ne limitant pas la monade dans une existence propre indépendante, il permet au tout d’être contenu dans la monade et de relier la monade à la Substance Suprême. Dieu étant universel et nécessaire est incapable de limites et contient toute la réalité. D’un certain point de vue, la philosophie relationnelle exprime quelque chose de similaire puisque, comme nous le verrons, dans l’expression sujet-relation-objet, il est possible de substituer l’énoncé objet par celui de l’univers. En effet, une des caractéristiques de la philosophie de la relation est justement de ne pas contenir la notion de séparation entre nous et le monde. De plus, lorsqu’il sera question de la notion de limite, celle-ci sera aussi entendue au sens du calcul différentiel, c’est-à-dire un point tendance inexistant en-soi qui permet de manipuler mathématiquement les notions d’infinis.

Il est cependant établi chez Leibniz que Dieu est la source des existences et des essences et de ce qu’il y a de réel dans les possibilités. « Il est vray aussi, qu’en Dieu est non seulement la source des existences, mais encor celle des essences, en tant que réelles, ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité. C’est parce que l’Entendement de Dieu est la Region des verités éternelles, ou des idées dont elles dépendent, et que sans luy il n’y auroit rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant, mais encor rien de possible » (Leibniz, 1995, §43). Tout comme Descartes, Leibniz voudra affirmer par son raisonnement l’existence de Dieu, la réalité devant être fondée sur quelque chose d’existant. « Car il faut bien que s’il y a une réalité dans les Essences ou possibilités, ou bien dans les verités éternelles, cette realité soit fondée en quelque chose d’Existant et d’Actuel, et par conséquent dans l’Existence de l’Etre necessaire, dans lequel l’Essence renferme l’Existence, ou dans lequel il suffit d’être possible pour être actuel » (Ibid., §44).

Pour Leibniz, le contingent ne peut pas provenir d’une source contingente et il fonde ainsi sa première preuve de la présence de Dieu. Dieu constituant la raison suffisante du contingent, il doit exister. La source des essences et des vérités éternelles doit aussi être fondée en quelque chose d’existant. Ainsi Dieu seul a le privilège d’exister, il faut qu’il existe. Cependant, bien que Leibniz affirme la nécessité de l’existence de Dieu, il ne considère jamais Dieu comme indépendant, au contraire, Dieu contiendrait toutes les monades et toutes les monades sont en lui. L’aspect relationnel de sa philosophie adoucit donc en quelque sorte, la portée ontologique de l’existence de Dieu. Cette affirmation de l’existence de Dieu sera cependant nettement atténuée chez Kant qui interdit à la raison de spéculer sur la notion de Dieu, cette notion étant hors de la portée des limites de l’entendement.

En conclusion, le principe de raison suffisante qui tient lieu de substance est associé à une force dynamique représentée par la monade qui ultimement se rapporte à l’âme et à Dieu. Chez Leibniz, l’âme est une forme de monade et son modèle influence notre perception de la nature des choses. Le principe de force dynamique est déjà un pas au-delà du principe d’identité. En ne limitant pas la monade dans une existence propre indépendante, son principe de raison suffisante dynamique permet au tout d’être contenu dans la monade et de relier la monade à la Substance Suprême. Dieu étant universel et nécessaire est incapable de limites et contient toute la réalité. Or, une des caractéristiques de la philosophie de la relation est justement de ne pas contenir la notion de séparation entre notre esprit et le monde. Il est cependant aussi clair que dans l’approche relationnelle, le principe de raison suffisante ne peut pas être considéré comme une cause originelle créant un effet « x ». Si l’on considère le principe de raison suffisante dans son aspect déterministe, il est infécond. Toutefois, « la stérilité du principe de raison suffisante dans la conduite de certains moments de l’investigation scientifique n’empêche cependant pas qu’on l’emploie au second degré pour une enquête réflexive; c’est-à-dire une enquête sur les causes de sa propre stérilité » (Bitbol, 1998a, p.310).

1.5 Kant et l’analytique de l’entendement pur

1.5.1 Introduction

Comme nous l’avons mentionné, Kant développera une partie de sa philosophie en réponse au questionnement leibnizien. Dans cette foulée, la recherche de la vérité deviendra chez Emmanuel Kant une analytique de l’entendement pur, un système des concepts portant sur les expériences possibles et non les objets en soi. À cet égard, Kant s’opposera au réalisme cartésien avec son idéalisme transcendantal. Une brève présentation de la doctrine kantienne s’avère à ce point nécessaire puisque M. Bitbol réfère abondamment à l’œuvre de Kant. En effet, les influences kantienne et néo-kantienne (particulièrement avec E. Cassirer) sont très présentes dans certaines œuvres de Bitbol tout en étant bien polies par sa critique exhaustive de ces auteurs. Quoi qu’il en soit, il s’avérerait périlleux de traiter de la philosophie de la relation sans tenir compte de l’influence majeure de E. Kant sur la pensée d’abord idéaliste puis antiréaliste.

1.5.2 Kant et la chose en soi

Le philosophe prussien établira une distinction importante entre choses en soi et phénomène, c’est-à-dire que non seulement le concept se distingue de l’objet expérimenté de manière sensible, mais la chose en soi est posée comme inaccessible à la raison. Les objets sont de nature conceptuelle telles les idées et les données expérimentales des sens et le but de la connaissance ne serait que la mise en ordre de ces représentations (Kant, 2006, 2001). Comme il a été mentionné précédemment, depuis la révolution copernicienne et l’œuvre de Descartes, le point de référence n’est plus la réalité extérieure, mais le sujet. Chez Kant, l’être raisonnable ne peut cependant connaître que la réalité « telle qu'elle lui apparaît comme phénomène », la connaissance de la réalité en soi lui étant inaccessible. La nouvelle métaphysique de Kant va donc poser les fondements rigoureux de la philosophie idéaliste en délimitant les possibilités d’analyse scientifique de la raison humaine, les autres projections de l’esprit étant reléguées au champ de la croyance. Les énoncés promulguant une vérité sur Dieu sont considérés comme dogmatiques, ces idées métaphysiques étant hors de la portée de l'entendement humain. Les trois concepts de l’âme, de la liberté et de Dieu seront donc attribués au champ d’études de la morale dite raison pratique.

Je ne peux donc pas même admettre (B XXX) Dieu, la liberté et l’ immortalité, à destination du nécessaire usage pratique de ma raison, si je n’ ampute pas en même temps la raison spéculative de sa prétention à des vues débordant toute appréhension, parce qu’il lui faut, pour les atteindre, se servir de propositions fondamentales (AK III, 19) qui, ne s’étendant en fait qu’à des objets d’expérience possible, sont cependant appliquées à ce qui ne peut être un objet de l’expérience transforment effectivement à chaque fois, cet objet en phénomène et ainsi déclarent impossible toute extension pratique de la raison pure. Il me fallait donc mettre de côté le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance et (puisque) le dogmatisme de la métaphysique, c’est-à-dire le préjugé selon lequel il serait possible d’y faire des progrès sans une critique de la raison pure, est la vraie source de toute incroyance entrant en conflit avec la moralité, -incroyance qui est toujours très fortement dogmatique (Kant, 2006, p.84-85).

Selon le philosophe prussien, les limites des prétentions de la raison peuvent être établies uniquement par une étude ou une observation critique complète de la raison par elle-même , d’où le sens véritable du titre de son œuvre majeure Critique de la raison pure (Kant, 2001 2003, 2006, 2008).

1.5.3 Jugements analytiques et synthétiques

Dans ses conditions de la connaissance, Kant établit que la connaissance doit être en partie indépendante de l’expérience. Dans l’introduction de la Critique de la raison pure, Kant pose la distinction entre jugements analytiques et synthétiques.

Dans tous les jugements où le rapport d’un sujet au prédicat se trouve pensé (…), ce rapport est possible de deux manières. Ou bien le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose qui est contenu dans ce concept A; ou bien B est tout à fait extérieur au concept A, bien qu’il soit tout de même en connexion avec lui. Dans le premier cas, j’appelle le jugement analytique, dans l’autre synthétique (Kant, 2006, p.100).

Le jugement analytique ou proposition explicative est une proposition a priori, nécessairement et universellement vraie qui n’apporte pas d’éléments nouveaux tel un prédicat ajouté à son sujet. La nécessité et l’universalité sont donc les deux critères de la connaissance pure. Le principe de causalité selon lequel « tout changement a une cause », serait lui aussi un jugement a priori puisque le concept de cause contient nécessairement sa liaison à l'effet. Ainsi, le jugement analytique est vrai a priori, c'est-à-dire avant même toute expérience puisqu’il n’est qu'une simple tautologie. Contrairement au jugement analytique, le jugement synthétique qui requiert une donnée expérimentale ajoute un prédicat au concept. Le jugement synthétique lié à l’expérience est donc a posteriori puisque le prédicat n’est pas déjà contenu dans le sujet-concept. Ce type de jugement ne peut cependant pas établir de vérités « certaines » puisqu’il est tributaire des faits de l’expérience qui peuvent le nier. Pour prétendre à un caractère de vérité et d’universalité, les jugements synthétiques doivent être a priori tels les jugements synthétiques a priori utilisés par les mathématiques et la métaphysique qui unissent deux concepts dont la liaison n’est pas nécessairement évidente. Les jugements synthétiques a priori qui ne font pas appel à l'expérience pour formuler leurs propositions permettent cependant de faire progresser la science puisqu’ils entraînent une expérience génératrice de connaissance (Kant, 2006, p.93-114).

1.5.4 Esthétique transcendantale

La première partie de la Critique de la raison pure est une théorie transcendantale des éléments. L’E sthétique transcendantale énonce tout ce qu'il est possible de connaître a priori, avant toute expérience, c’est-à-dire plus précisément les conditions de toute expérience possible et, par conséquent, de la connaissance en général. Kant analyse donc l’esprit du sujet pour déterminer l'étendue et les limites de la connaissance de tout objet puisque la connaissance a priori des choses viendrait de ce que nous y projetons. Selon Kant, notre connaissance requiert la sensibilité comme faculté de recevoir les représentations et aussi l’entendement, comme faculté à former les concepts qui sont associés aux intuitions empiriques. Kant définit aussi les formes a priori de l'intuition qui sont requises pour toute expérience possible soit l’espace et le temps. Les mathématiques appliqueraient des concepts aux intuitions pures du temps et de l'espace tandis que les sciences expérimentales appliqueraient des concepts aux intuitions empiriques. La définition kantienne du phénomène est ce qui se donne immédiatement à nous sous les formes du temps et de l'espace.

L’intuition qui se rapporte à l’objet à travers une sensation s’appelle empirique. L’objet indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène […]. Je nomme pures (au sens transcendantal) toutes les représentations dans lesquelles ne se rencontre rien qui appartienne à la sensation. Conformément à quoi la forme pure des intuitions sensibles en général se trouve a priori dans l’esprit, où tout le divers des phénomènes est intuitionné selon certains rapports […]. De cette recherche se dégagera qu’il y a deux formes pures de l’intuition sensible comme principes de la connaissance a priori, à savoir l’espace et le temps de l’examen desquels nous allons maintenant nous préoccuper (Kant, 2006, p.117-119).

Cette définition du phénomène est très importante puisqu’elle limite la connaissance de l’objet à une représentation phénoménale, les formes de l’espace et du temps étant incluses dans l’esprit. Le terme « d'esthétique transcendantale » kantien désigne donc l’étude des principes a priori de la sensibilité comme faculté à recevoir les représentations des objets en opposition à l'entendement qui permet de penser les relations entre ces objets. L’intuition pure kantienne préforme un cadre a priori permettant la représentation des objets, telles l'étendue et la figure d’un objet, et ce, indépendamment de toute expérience. Les idéalités transcendantales que sont les cadres a priori de l'espace et du temps sont une condition nécessaire aux connaissances synthétiques a priori par le sujet. Selon Kant, l’espace (sens externe) et le temps (sens interne) sont déjà des projections subjectives de notre esprit et des représentations nécessaires a priori qui constituent le fondement de toute expérience extérieure possible et des connaissances synthétiques a priori. Il nous est donc impossible de nous représenter l’espace sinon que comme unité de grandeur infinie issue d’une intuition pure. L’idéalité transcendantale du temps kantien qui est la condition de toute intuition y compris celle de l’espace interdit cependant que des temps différents soient simultanés sinon il ne serait pas possible de raisonner sur ce qui peut déroger au principe de non-contradiction. Par exemple, il est possible de dire que A et non-A se trouvent en un même lieu que si ils sont considérés en des temps différents. L’espace kantien ne contient que la représentation des choses telles qu’elles apparaissent à l’esprit et non les choses en soi (Kant, 2006, p.117-141).

1.5.5 Dialectique transcendantale

Kant se défend contre l’idéalisme subjectif en définissant sa philosophie comme un idéalisme transcendantal.

Nous avons nommé plus haut la dialectique en général une logique de l’apparence. Cela ne signifie pas qu’elle soit une théorie de la vraisemblance; car celle-ci est une vérité, mais connue par des principes insuffisants, dont la connaissance est donc assurément défectueuse […]. Encore moins est-il permis de confondre le phénomène et l’ apparence en une seule et même chose. (B350), Car vérité ou apparence sont, non pas dans l’objet en tant qu’il est intuitionné, mais dans le jugement porté sur lui, en tant que cet objet est pensé (Kant, 2006, p.329).

Avec la logique transcendantale, Kant démontre qu’il est impossible de connaître un objet sans l’utilisation de « concepts purs de l'entendement », nommés catégories qui sont déduits de la table des jugements. Ces catégories sont celles de la quantité, de la qualité, de la relation (cause et effet) et de la modalité (existence ou non-existence, nécessité et contingence). Les principes de l’entendement qui sont des règles a priori régissant l’expérience des phénomènes possèdent un lien avec les quatre grandes catégories de l’entendement. Le principe des axiomes de l’intuition est en relation avec le concept de quantité, le principe des anticipations de la perception est en relation avec le concept de qualité, le principe des analogies de l’expérience est lié au concept de relation et la pensée empirique se trouve en liaison avec la modalité (Kant, 2006, p.143-309). Il appert qu’une des avancées majeures de la philosophie kantienne est d’avoir posé les limites de l’entendement. « Les principes de l’entendement pur que nous avons exposés plus haut, doivent être seulement d’un usage empirique, et non pas d’un usage transcendantal c’est-à-dire tel qu’il s’étend au-delà des limites de l’expérience » (Kant, 2006, p.331).

La dialectique transcendantale limite donc la nature dogmatique de la raison qui lui fait éprouver le désir de connaître des objets non empiriques tel Dieu ou les choses en soi. En effet, cette propension du désir de la raison conduit à des illusions. La connaissance de la distinction entre noumènes (chose en soi) et phénomènes empêche toutefois la raison de se porter à cet exercice. Cette illusion étant naturelle et inévitable, il est difficile de supprimer cette expression à sa racine et le seul remède consisterait à prendre conscience de son caractère chimérique qui « […] ne cessera pourtant pas de jouer d’elle et de la pousser inlassablement à se perdre dans des erreurs monumentales qui ont sans cesse besoin d’être surmontées (Kant, 2006, p.332).

Selon Kant, la raison démontre la faculté de subsumer une proposition particulière sous une proposition plus générale de plus en plus absolue au moyen d’une proposition ou d'un concept intermédiaire. Cette action mène la raison vers les trois idées métaphysiques que sont l’âme, la liberté et Dieu. Kant pose une mise en garde fondamentale contre les paralogismes qui discourent sur la nature de l’âme et les interrogations entre thèses opposées, ces dernières pouvant être relativement vraies selon le référentiel. En termes d’exemple, la seconde antinomie est intéressante dans le sens où elle porte sur l’existence ou non, d’une entité simple indivisible. La thèse et l’antithèse sont les suivantes : toute substance composée est constituée de parties simples et il n’existe nulle part quelque chose d’autre que le simple ou que ce qui en est composé (thèse). Aucune chose composée dans le monde n'est constituée de parties simples et il n'existe nulle part rien de simple en elle (antithèse). Kant démontre que les deux thèses contradictoires s’excluent mutuellement et il conclut que les objets ne peuvent pas être connus en eux-mêmes. Kant réfute aussi de la même manière toutes les preuves de l'existence de Dieu. La discipline de la raison pure porte donc celle-ci à limiter ses prétentions théoriques à disserter sur les noumènes. Le silence de l’école Madhyamaka sur la vérité de l’existence ou la non-existence des phénomènes peut être rapproché de cette limite kantienne de l’entendement à spéculer sur la nature des choses en soi. Par ailleurs, cette limite de la raison kantienne à discourir sur l’existence de Dieu sera retenue comme objection à la supposition de la proposition d’un être voilé par d’Espagnat (Kant, 2006, p.329-514).

1.5.6 Critique de la raison pratique et esthétique kantienne

Par ailleurs, le sujet chez Kant, n’est pas substantiel et est équivalent à un opérateur d’unification fragmenté en trois facultés : de connaître, du sentiment de plaisir et de déplaisir et la faculté de désirer. À ces trois facultés correspondent les principes a priori de la légalité, de la finalité et du devoir qui découlent respectivement de l’entendement, du jugement et de la raison et dont les trois produits sont la nature, les arts et les mœurs. Nous verrons que la notion de sujet kantienne ouvre la voie de l’épistémologie de la relation dans laquelle le sujet est une des composantes non substantielles du processus de connaissance dynamique.

Par ailleurs, dans Les fondements de la métaphysique des mœurs et la Critique de la raison pratique qui exposent la philosophie morale et politique, Kant fait le lien entre la philosophie théorique et la philosophie pratique en prônant l’usage des concepts métaphysiques dans un cadre moral (Kant, 2003, 2010). Le « devoir moral » comme impératif catégorique et inconditionné ne vise aucun autre but que l’acte moral lui même. Selon Kant, une mauvaise action est de vouloir pour soi ce que l’on ne veut pas pour les autres. Le devoir moral doit être associé aux deux concepts de Dieu et de la liberté puisque c’est une liberté transcendantale qui permet la gratuité du geste moral. Cette pureté d’intention est primordiale puisque rien ne serait bon en soi dans le monde hormis une bonne volonté. Dans cette morale de l’intention kantienne, les désirs du sujet ne sont pas assujettis à une quête de plaisirs ou de bonheur personnel, la raison devant démontrer des visées plus haute et plus noble tels le bien commun ou le principe d’une légation universelle. Selon Kant, c’est l’être raisonnable qui doit être le législateur, car une morale basée sur le bonheur personnel serait basée sur un calcul et une morale inspirée de Dieu serait fondée sur un principe impossible à connaître. Le souverain Bien correspond à une synthèse de la vertu et du bonheur, mais le lien nécessaire entre vertu et bonheur ne serait vrai que dans le monde suprasensible des noumènes dont nulle connaissance rationnelle n’est possible. Le concept de souverain bien va conduire Kant aux trois postulats de la liberté, de l'immortalité de l'âme et de l'existence d’un Dieu moral dont la démonstration positive est impossible. D’Espagnat reprendra l’aspect régulateur et moral du Dieu kantien dans sa description du rôle de son étant nommé réel voilé.

Chez Kant, la finalité ne serait pas non plus une propriété des objets eux-mêmes, mais une idée régulatrice capable d’organiser les phénomènes par un libre jeu des facultés de l'entendement et de l'imagination. Entre autre l’analyse du jugement esthétique détermine le rapport entre l’homme et la nature et rassemble les problématiques du jugement du goût, de l’individualité biologique et de la finalité. Le jugement esthétique universel et nécessaire est dénué de tout intérêt pratique ou agréable en attribuant un prédicat subjectif de beauté à un objet. L’aspect sublime de la nature produit toutefois un état d’admiration et de respect qui dépasse l’entendement.

En conclusion, l’idéalisme modéré de Kant est toutefois distinct de l’idéalisme radical de certains néo-kantiens qui réfutent l’existence de la chose en soi. L’idéalisme transcendantal kantien s’oppose entre autres au réalisme transcendantal. Ce terme a été introduit par Kant et désigne les théories philosophiques dans lesquelles la nature de la pensée elle-même et des objets extérieurs n’est pas nécessairement distincte l’une de l’autre. Dans l’idéalisme kantien, les objets sont des représentations phénoménales issues de la conscience transcendantale. Toutefois, la chose en soi est inaccessible à la raison et les spéculations sur les choses en soi sont vaines.

L'attitude épistémologique du solipsisme selon laquelle le sujet pensant constituerait la seule réalité est généralement conçue comme le cas limite de l’idéalisme. Pour les réalistes transcendantaux, la pensée serait de nature substantielle et les choses seraient connues « telles qu’elles sont » puisque l’acte de connaissance ne transformerait pas la réalité de l’objet, la nature de la pensée et de l’objet étant similaire. Pour les réalistes phénoménologiques, le monde deviendra un « objet de conscience » de la conscience humaine qui aurait comme intention de se connaître elle-même. Cet objet au sens empirique n’a pas d’assise concrète, ce n’est que la conscience d’une réalité. Par la suite, Husserl va transformer le cogito de Descartes afin de fonder les sciences sur une expérience indubitable, apodictique. Le moi transcendantal (l’épochè) absolu et universel, devient le fondement de tous axiomes dans sa capacité de dégager une structure universelle des phénomènes. Le couple conceptuel matière-forme chez le philosophe allemand Husserl n’est cependant pas une réalité. L’objet issu de la pure intentionnalité ne possèderait pas de composante réelle même si son aspect vécu est bien réel. L’aspect subjectif non-réel n’implique cependant pas la non-existence (Husserl, 1992). « Le propos de Husserl, dans son ouvrage Expérience et jugement, n’est rien moins que d’offrir une « généalogie de la logique », c’est-à-dire un compte rendu de la formation du jugement prédicatif et des formes catégoriales à partir de l’expérience anté-prédicative » (Bitbol, 2008, p.297).

1.6 Poincaré et le structuralisme

1.6.1 Introduction

Nous introduisons à ce point la présentation des précurseurs et des fondateurs de la science contemporaine tels Henri Poincaré et les physiciens quantiques du début du vingtième siècle qui ont joué un rôle fondamental, non seulement dans l’évolution de la physique actuelle, mais aussi dans la progression des idées philosophiques sur la nature de la réalité. Bitbol a largement étudié l’œuvre scientifique et philosophique de Ernst Schrödinger et se réfère aux travaux et aux écrits des pères fondateurs de la mécanique quantique, entre autres N. Bohr et E. Schrödinger. Il est donc apparu essentiel d’esquisser un tableau du rôle de ces penseurs dans le débat qui nous préoccupe, soit celui de la compatibilité entre la philosophie de la relation et le réalisme ouvert.

1.6.2 La valeur de la science

Avec les développements du phénoménalisme transcendantal et les avancées scientifiques de la relativité, les scientifiques eux-mêmes entrevoient un nouveau type de réalisme. À l’époque classique, le réalisme objectiviste ou réalisme des accidents, accordait une importance aux propriétés stables de l’objet substantiel et à la contrafactualité, c’est-à-dire, l’attitude conventionnelle de croire que la mesure d’une donnée « x », correspond à une valeur « y » de la nature des nombres réels qui existe en dehors de la mesure. Dans son œuvre La valeur de la science, H. Poincaré introduit le concept d’intuition mathématique qui relève de la convention scientifique, spécifiquement la géométrie, fondée sur l’expérience. Cette approche contextuelle permet de choisir la théorie qui s’avère la plus commode et la plus simple dans ses explications. L'exemple de l'espace à trois dimensions montre comment la représentation de cet espace n'est qu'une convention choisie pour sa commodité parmi plusieurs modèles structuraux. L'intuition qui est l'instrument de l'invention et du progrès scientifique, permettrait de choisir la voie de recherche scientifique la plus prolifique et d’aiguiller le cheminement logique. Poincaré reconnaît cependant le rôle primordial de l'expérimentation dans la méthode scientifique en physique malgré que les mathématiques soient le langage commun au physicien puisqu’il révèle l’unité cachée de la nature. La reformulation mathématique permettrait de faire la synthèse et d’assurer la cohésion des diverses théories pertinentes à une époque donnée. Pour ce scientifique et philosophe des sciences du début du XXe siècle, les principes demeurent des conventions qui ne doivent pas être détachés des faits de l'expérience. Les principes qui ne soutiennent plus des lois en accord avec l'expérience devraient être reconstitués sans même avoir été contredits.

Dans le débat qui le confronte à É. le Roy et à H. Bergson indirectement, Poincaré défend une vision médiane entre l’anti-intellectualisme de le Roy, c’est-à-dire que les règles scientifiques seraient arbitraires et le réalisme métaphysique de Bergson à savoir que la science traduirait une vérité supérieure. Pour Poincaré, la réalité est d’abord et avant tout expérience et relations, bien que les conventions des théories scientifiques ne soient pas établies arbitrairement avec les faits bruts de l'expérience. La science fournirait une certaine objectivité par son langage qui traduit les énoncés objectifs contenus dans les faits expérimentaux (Poincaré, 1970, 1968, Bergson, 2007, 2012).

1.7 Schrödinger et les fondateurs de la mécanique quantique

Sur les bases philosophiques de l’idéalisme transcendantal et des principes conventionnels de H. Poincaré, la majorité des pères fondateurs de la mécanique quantique dont N. Bohr, E. Schrödinger, vont édifier une nouvelle vision de la réalité scientifique.

Les échanges qui ont opposé Albert Einstein (1879-1955) et Niels Bohr (1885-1962) étaient une parfaite continuation à leur époque, des débats entre réalistes objectivistes et ceux qui attribuaient à la science une portée plus phénoménologique. En effet, N. Bohr et Werner Heisenberg (1901-1976) soutenaient un aspect descriptif de la science indissociable du contexte expérimental. Les images du modèle atomique ne seraient, à quelques nuances près, que de simples représentations de grandeurs. Le formalisme quantique serait soit l’amalgame de simples règles de calcul ou, à la limite de l’objectivisme, il brise l’unité de l’image classique du monde puisqu’une multiplicité d’images serait nécessaire pour formuler un phénomène. Ces images ne seraient que des analogies et n’auraient pas de portée ontologique. Le vocabulaire quantique pourrait aussi être vu ultimement comme une méta-image illustrant les relations causales qui unissent les éléments du système quantique.

Bohr va aussi réfléchir sur le rôle des instruments de mesure en physique quantique, puisque si l’interaction entre l’objet et l’appareil de mesure peut-être négligée, ou compensée en physique classique, cette interaction forme une part inséparable du phénomène en physique quantique. « Il faut donc en convenir : le dualisme de l’instrument classique et de l’objet quantique tend à se dérober de lui-même lorsqu’on le pousse dans ses derniers retranchements » (Bitbol, 1999b, p.268).

Cette ambigüité latente sur la nature des particules et des objets se traduit aussi dans les écrits philosophiques d’E. Schrödinger. Selon son interprétation ontologique quantique, le formalisme quantique ne serait pas seulement la description de résultats expérimentaux, mais de « quelque chose », bien que ce quelque chose ne décrive en rien ce que la nature est réellement (Schrödinger, 1992). Cependant, une variante du réalisme objectiviste, le réalisme einsteinien, implique que les concepts empruntés aux mathématiques tel l’espace-temps quadridimensionnel de la relativité restreinte auraient une existence en soi (Einstein, 1989).

Actuellement, bien que l’interprétation classique de la mécanique quantique admise par une majorité de physiciens propose des probabilités de résultats, le langage de la communauté scientifique réfère encore à des notions implicites d’existence en ce qui concerne les objets d’étude. Le débat sur l’interprétation de cette nouvelle vision scientifique qui tient compte de l’environnement expérimental instauré par les physiciens quantiques, et sur les avancées de la physique théorique, va se retrouver chez les philosophes des sciences contemporains.

1.8 Les philosophes contemporains et l’antiréalisme

L’approche du réalisme interne de Hilary Putnam fixe la référence de l’intérieur du schème conceptuel des théories où les objets peuvent être décrits et pensés comme indépendants. Dans son cheminement intellectuel, la critique de sa première version du réalisme ontologique selon lequel le monde serait constitué par une totalité d’objets indépendants du langage l’a conduit à défendre un réalisme dans lequel la référence est fixée de l’intérieur des théories. La théorie la plus récente d’H. Putnam défend un réalisme pragmatique, malgré le fait qu’il ne voulait pas à une époque antérieure, remettre en cause l’indépendance des objets étudiés par le processus scientifique. En effet, sa version précédente du réalisme stipulait que les objets pouvaient être décrits comme indépendants par les théories elles-mêmes. Dans la version récente du réalisme des théories, les scientifiques ne pourraient pas connaître l’existence et la nature des objets du monde indépendamment de la théorie scientifique à laquelle ils sont intégrés (Putnam, 1993).

La version du « réalisme comme politique de recherche », semble ouvrir la voie d’un consensus entre les visions réalistes et antiréalistes. La structure prédictive régulatrice de la théorie permet aux réalistes d’attester une certaine vérité à leur modèle, ce dernier n’étant qu’un modèle non porteur d’objectivité forte pour les antiréalistes. Cependant, le processus même de la connaissance qui mène à l’élaboration de ces théories doit être distingué des explications concernant les phénomènes observables. En effet, une certaine vision épistémologique soutient que la science ne peut pas se fonder sur elle-même, c’est-à-dire qu’il n’existerait pas de fondements de la science tels un discours ou des propositions scientifiques indubitablement vraies qui pourraient étayer la vérité scientifique (D’Espagnat, 1994, Bitbol, 1999b).

L’antiréalisme scientifique de Bas van Fraassen insiste sur la nature de la relation entre les théories scientifiques et les phénomènes observés. Cet empirisme constructif associe chaque théorie à un domaine dans lequel les lois ne reflètent plus le monde réel, mais deviennent constitutives du modèle en jouant à la fois le rôle de données et de relations. B. van Fraassen souligne qu’il n’est pas irrationnel de maintenir une croyance si les régularités des structures du modèle permettent de croire à sa vérité même si la pensée antiréaliste et l’expérience scientifique empêchent la justification d’une théorie. Le caractère explicatif d'une théorie scientifique serait secondaire, le principal critère d'acceptabilité d'une théorie scientifique étant son adéquation au modèle constitué par les données expérimentales. La dimension subjective et pragmatique jouerait un rôle fondamental dans le choix personnel d’une explication. La dimension explicative d'une théorie ne ferait que la distinguer d'un ensemble de théories empiriquement équivalentes (van Fraassen, 1991, 2008).

Au niveau du langage, dans la sémantique des propositions, l’antiréalisme de M. Dummet considère qu’une proposition ne peut être dite vraie ou fausse que relativement au moyen de la vérifier. Ce philosophe britannique a aussi contribué à la philosophie des mathématiques en soutenant que le produit de notre recherche structurale surgit simultanément à l’acte d’exploration sans être le fruit d’une pure création subjective. Le rôle du chercheur serait de révéler certaines formes d’organisation latentes (Dummet, 2006).

En ce qui concerne le réalisme structural, les structures causales basées sur un mode relationnel permettraient de connaître la structure et ultimement les phénomènes puisque ce qui unit l’appareil cognitif à la structure est de l’ordre de la relation. Cependant, si les structures étaient dotées d’une identité intrinsèque, il serait non seulement impossible de les connaître, mais aussi de les relier aux divers phénomènes qu’elles co-engendreraient puisque différentes structures pourraient être applicables au même phénomène. Si la structure était intrinsèque, chaque état de phénomène possiblement comparable engendré pas les différentes relations causales de la structure nous échapperaient. Or, s’il nous était impossible de comparer les divers états d’un même phénomène, la connaissance même du phénomène nous échapperait (Esfeld, 2008).

Nous verrons que les structures globales relationnelles sont plus adéquates à corroborer les faits expérimentaux des théories physiques contemporaines. En effet, la mécanique quantique est difficilement compatible avec les visions réalistes puisqu’elle ne propose pas d’invariant unique des phénomènes hors du contexte expérimental même si le vecteur d’état permet de calculer les probabilités des résultats de n’importe quelle mesure dans un contexte donné. L’aspect relatif des différents contextes empêche leur compatibilité et la théorie quantique demeure « soumise à une pression de sélection exercée par des phénomènes dont la structure dépend de la totalité indissociable formée par le milieu et les moyens d’investigation, les moyens étant à leur tour façonnés par le projet théorique qu’ils incarnent » (Bitbol, 1998a, p.64).

On aboutit ainsi, au terme de la réflexion sur l’engagement ontologique, à une certaine indifférence de l’ontologie. Comme le dit Quine dans « La poursuite de la vérité », « la référence et l’ontologie régressent vers le statut de simples auxiliaires. Les propositions vraies, observationnelles et théoriques, sont l’alpha et l’oméga de l’entreprise scientifique. Elles sont reliées par des structures, et les objets figurent comme simples nœuds de ces structures ». À côté de cette indifférence de principe, cependant, il y a, comme nous l’avons déjà signalé, une préférence effective. La préférence pour une ontologie qui est certes provinciale et faillible, mais qui est ce que nous avons de mieux; une ontologie qui est de fait acceptée par ceux qui pratiquent les sciences de la nature; une ontologie, dit Quine, de quarks, de parties de quarks (s’il y en a), de classes de quarks et de composés de quarks. Cette conception soulève de toute évidence de nombreux problèmes. Nous voudrions ici insister sur deux d’entre eux. Le premier est de savoir si, comme semble le suggérer Quine à l’encontre de la stricte séparation demandée par Carnap entre questions internes et questions externes, une interrogation intérieure à notre univers de discours sur les systèmes d’objets dans leur ensemble est d’une certaine façon légitime (Bitbol, septembre 1999c).

1.9 L’école indienne Madhyamaka et Nagarjuna

Dans son livre de L’intérieur du monde, Bitbol nous mène dans l’univers des philosophes indiens du début de notre ère qui ont formulé par écrit les bases de la philosophie de la relation suite aux enseignements du bouddha Shakyamuni au VIe siècle av. J.-C. Bitbol va tisser des liens entre cette philosophie orientale et les philosophes occidentaux, entre autres E. Kant, qui nous feront saisir que cette approche est transférable à notre pensée occidentale.

L’approche historique est aussi enrichissante si l’on convient que nous exprimons toujours à peu près la même vérité, mais avec des facettes différentes, l’ensemble de ces points de vue illustrant une vérité collective. À ce propos, les enseignements de la Voie du milieu (Madhyamaka) nous montrent qu’il est préférable de ne pas poser de vérité quant à l’existence ou la non-existence des choses en soi, car cela mène indubitablement à des contradictions.

Nagarjuna à la suite du Bouddha Shakyamuni (-550-480?) propose la vacuité (ensemble de causes et conditions ou coproduction inconditionnée) comme support codépendant de la vue relative des phénomènes (compassion). La vacuité étant considérée comme la vision absolue, son union ou fusion avec la vue relative conduit à saisir de façon de plus en plus claire et expérientielle la coproduction conditionnée qui est fondamentalement un enchevêtrement de relations. De plus, la philosophie relationnelle propose que les trois composantes sujet-relation-objet soient indissociables, voire interdépendantes. Par une fusion de plus en plus étroite entre les composantes épurées des phénomènes et de la vacuité, les causes et conditions engendrées par l’illusion transcendantale disparaissent et la vision du monde se transforme. Ultimement, tous les phénomènes sont perçus dans leur vraie nature, c’est-à-dire comme coémergents à la vacuité de façon éphémère.

Afin d’expliciter plus précisément la coproduction conditionnée, considérons l’exemple suivant. La majorité des personnes ayant accès à un ordinateur ont déjà vu défiler à un certain rythme, une série de photos enregistrées dans leur logiciel d’images. Les photos apparaissent une par une sur un fond sombre à un certain rythme. Notre première réaction est de dire que ce n’est qu’une photo représentant la réalité.

Or la nature de notre esprit et des phénomènes serait plus proche de cette fausse réalité que ce qui est communément conçu comme nature de la réalité. Selon la coproduction conditionnée, tous les phénomènes engendrés par notre esprit n’auraient pas de durée de vie plus longue qu’un bref instant de présence et la vacuité serait plus proche, de façon analogique, de l’énergie de l’imagerie virtuelle, que du néant. Ces phénomènes transitoires et impermanents associés aux différentes photos qui apparaissent sont nommés dans la pensée bouddhiste dzogchen, « présence spontanée ». Le principe d’impermanence fait en sorte que ce que nous percevons à chaque instant présent est différent. Si l’objet nous semble permanent et possédant des propriétés catégoriques, c’est que notre pouvoir de résolution de la perception commune de la nature des phénomènes serait grossier. Il apparaît pourtant évident en physique atomique que les objets se dégradent à chaque instant en énergie libre au point même où il serait possible, selon une hypothèse, de téléporter des états de particules (Zeilinger 2002). Il appert donc que la réalité virtuelle serait plus proche de la vraie nature de notre esprit et des phénomènes qui en émergent que la description d’une réalité permanente et indépendante.

Nagarjuna fut aussi reconnu comme le plus grand philosophe de l’école Madhyamaka, cette dernière étant une expression écrite des enseignements oraux transmis par le Bouddha Shakyamuni quelques siècles auparavant. Nagarjuna va utiliser une logique particulière nommée, logique du tétralemme, qui n’utilise pas le principe du tiers exclu de la même façon que la logique traditionnelle occidentale. Avec l’utilisation de cette logique du tétralemme, Nagarjuna pousse l’esprit conceptuel dans ses derniers retranchements et fait éclater les notions de vérités exclusives. Le philosophe indien arrive à la conclusion qu’il est impossible de trancher à savoir si la réalité existe ou n’existe pas. L’école Madhyamaka ne se prononce donc pas sur ce sujet qui divise la communauté des philosophes depuis des siècles. Ainsi, la Voie du milieu décortique la nature de la réalité par une suite de démonstrations par l'absurde en utilisant le principe de contradiction et en donnant un sens particulier au principe du tiers exclu. Ce principe, formulé pour la première fois par le philosophe grec Aristote dans sa Métaphysique, implique que, de deux propositions contradictoires, l'une est nécessairement vraie, l'autre nécessairement fausse. Autrement dit, elles ne peuvent être vraies toutes les deux à la fois, ni fausses toutes les deux à la fois, sinon, de l’affirmation et de la négation, aucune des deux propositions ne pourrait triompher. Selon Aristote, il est clair que la discussion avec un adversaire qui nierait le principe de contradiction serait sans objet, car cela ne dit rien et un tel homme serait semblable à une « plante » (Aristote, 2008). Inversement, Nagarjuna ne se croit pas obligé d’accepter la contradictoire de l'hypothèse réfutée et, après avoir montré l'inconsistance logique de l'énoncé, il garde le silence. Ainsi, en adoucissant le principe du tiers exclu et en faisant usage de la logique du tétralemme, une proposition « x » et son contraire « non-x » peuvent être toutes les deux vraies et toutes les deux fausses en même temps.

Il appert que les philosophes occidentaux vont systématiquement conserver la définition du principe de tiers exclu d’Aristote à l’exception de quelques philosophes néoplatoniciens et de Platon lui-même qui utilisa la logique du tétralemme dans la conclusion de son Parménide (Platon, 1993a). L’application rigoureuse de la logique du tétralemme à une proposition de « l’être », conduit à quatre propositions qui sont toutes également fausses, puisque cette logique n’implique pas la véracité de ses propositions. Les propositions sont « ni être », « ni non-être », « ni être et non-être » et finalement, « ni ni être et ni non-être ». Pour l’école Madhyamika, la Voie du milieu se situerait au-delà des quatre extrêmes puisque cette proposition est au-delà de la pensée conceptuelle. Cette philosophie ne se prononce donc pas sur une notion d’existence ou de non-existence des choses, ni sur « l’existence et la non-existence en même temps » et ni sur « ni l’existence et ni la non-existence en même temps » puisqu’il n’y a jamais aucune affirmation de vérité de l’un de ces quatre extrêmes « C'est toujours sur le dos de [l'adversaire], et à sa charge, que [Nagarjuna] déclenche le tir de barrage du principe du tiers exclu » (Bugault, 1994, p.280).

Nagarjuna emploie donc le tétralemme pour déjouer les raisonnements logiques de ses interlocuteurs, mais il ne s’emprisonne pas dans une réponse qui exclut les autres affirmations. Le philosophe indien joue avec le principe dynamique créateur du raisonnement, mais ne tombe pas dans le piège de l’affirmation exclusive. Toutefois, il serait contradictoire pour Nagarjuna qu’un être in se vienne à l’existence puisqu’un tel être engendré par des causes et conditions serait un être composé contrairement à l’être in se qui, par définition, serait non construit et ne dépendrait que de lui-même. Le philosophe n’affirme cependant pas le contraire c’est-à-dire que les êtres n’existent pas.

Cette position de non-affirmation de vérité exclusive sur l’existence ou la non-existence des choses en soi sera retenue par la philosophie de la relation. Nous verrons que cette position adoucit le débat réaliste antiréaliste et ouvre un espace de convergence entre les deux points de vue philosophiques.

CHAPITRE II : ÉLÉMENTS DE COMPATIBILITÉ ENTRE UNE PHILOSOPHIE DE LA RELATION ET LE RÉALISME OUVERT

2.1 Introduction

Ce chapitre décrit certaines contradictions scientifiques ou philosophiques rencontrées par deux physiciens contemporains qui ont élaboré des hypothèses de type plus ou moins réaliste. La première partie analyse le modèle de Broglie-Bohm (1952) de David Bohm et met en lumière les contradictions scientifiques engendrées par une interprétation ontologique des composantes de la mécanique quantique. Par la suite, nous verrons comment il fait évoluer sa pensée philosophique afin de s’accorder aux données plus récentes de la physique quantique et théorique. Cette première partie traitera aussi du problème des variables cachées dont l’existence ontologique s’avèrerait indécidable par la physique actuelle, selon Bitbol. La seconde partie étudie une partie de l’œuvre du physicien et philosophe des sciences Bernard d’Espagnat. Cet auteur, tout en défendant une approche à objectivité faible de la mécanique quantique, propose l’existence d’un réel voilé afin de maintenir une certaine vision réaliste du monde nommée réalisme ouvert. Nous verrons toutefois qu’il ressort une plage de compatibilité entre le réalisme ouvert de d’Espagnat et la philosophie de la relation. L’importance attribuée à l’œuvre philosophique de d’Espagnat dans cette thèse reflète l’importance que M. Bitbol attribue lui-même à son confrère décédé récemment. En effet, M. Bitbol a organisé un colloque (M. Bitbol et S. Laugier, janv. 2011) entre autres avec B. d’Espagnat et Lena Soler, afin d’explorer les points de vue compatibles entre le réalisme ouvert et la philosophie de la relation. De nombreuses pages de réflexions sont aussi attribuées à la critique du réel voilé de d’Espagnat dans l’œuvre de Bitbol, particulièrement dans L’Aveuglante proximité du réel. Malgré ses arguments critiques très justifiés envers la proposition du réel voilé de d’Espagnat, Bitbol fait toutefois ressortir leurs points de vue communs sur la nature des phénomènes révélés par la mécanique quantique.

2.2 Analyse du modèle de D. Bohm

2.2.1 Historique de la création de l’hypothèse de Broglie-Bohm

Les physiciens à tendance réaliste de l’époque qui a vu naître les fondements de la mécanique quantique acceptaient difficilement la non-causalité du processus et ses résultats probabilistes. En effet, le formalisme quantique ne donne que les probabilités de trouver tel ou tel résultat suite à une mesure. De plus la contextualité due aux instruments expérimentaux empêche l’obtention de résultats comparables sur deux systèmes formellement identiques . Par la suite, les scientifiques ont réfléchi sur le renoncement impliqué par la théorie, à décrire des propriétés d'entités physiques réelles. Les premières théories à variables cachées ont donc vu le jour en réaction au processus indéterminé et aux résultats probabilistes de la physique quantique.

Ainsi, la perte du déterminisme et de la prédictibilité de la physique classique ont porté Louis de Broglie à créer la théorie de la « double solution » en 1956, permettant une interprétation causale de la mécanique quantique. « Par contraste, les théories à variables cachées se devaient d’être des théories « causales » rendant compte de façon déterministe du devenir individuel des particules, et expliquer les apparences stochastiques par l’ignorance du détail de leur mouvement » (Bitbol, 1999b, p.341-342). Par la suite, c’est l’incapacité de la mécanique quantique à décrire les objets « tels qu’ils sont » qui va initier les théories proposant une interprétation ontologique des composantes de la théorie quantique puisque les modèles d’évolution stochastiques sont aussi crédibles que les modèles déterministes.

En réponse à l’indéterminisme causal, mais aussi à une interprétation antiréaliste de la physique quantique, le physicien D. Bohm proposa un modèle nommé de Broglie-Bohm qui respectait une interprétation plus ontologique de la mécanique quantique. La théorie de Bohm de 1952 découlait de la théorie de l’onde-pilote de Broglie développée en 1927. « L’idée de base, commune à la théorie de Bohm et à celle de Broglie, consiste à développer pleinement le dualisme onde-corpuscule, en admettant que les corpuscules soient guidés dans leur mouvement par une onde » (Bitbol, 1999b, p.355).

La théorie de Bohm décrit grosso modo le mouvement de plusieurs corpuscules et assigne à l’onde le rôle d’un champ d’information et non de force. Chez Bohm, en effet, la trajectoire imposée par l’onde à une particule serait indépendante de l’amplitude globale de cette onde et dépendrait seulement de sa forme. Bohm compare l’action de son onde à celle d’un message radio intimant à un bateau l’ordre de changer de direction : l’ordre vaut par son contenu (par sa forme ou sa modulation), et non pas par l’amplitude globale plus ou moins grande de son support électromagnétique. Cette onde de guidage de Bohm n’est autre que la fonction Ψ de la mécanique quantique standard (Bitbol, 1999b, p.355). En plus de son rôle de distribution statistique, cette onde dépendrait de la configuration de la totalité de l’appareillage, ce qui rend la théorie de Bohm contextualiste. À l’inverse de l’interprétation du physicien danois N. Bohr qui suspend l’analyse du système holistique, la version de Bohm crée une dépendance réciproque entre le phénomène et l’appareillage.

Selon Bitbol, la théorie de Bohm tracerait les limites de la connaissance expérimentale à partir d’un point de vue qui lui est extérieur. « Le contextualisme revient à détacher par la pensée les choses de leur contexte d’appréhension expérimentale afin d’expliquer pourquoi les critères apparents de leur détachement ne sont pas remplis » (Bitbol, 1999b, p.356).

Selon Bitbol, la théorie de Bohm s’avèrerait non locale, puisque les particules du système semblent s’influencer mutuellement instantanément. Le principe de localité reformulé par J. Bell s’applique au cadre d’une théorie indéterministe comme la mécanique quantique (Bell, 1987). Les fonctions locales correspondent aux variables d’espace représentées par les coordonnées d’un seul point à la fois et les fonctions non locales dépendent de plusieurs points à la fois. Pour les fonctions locales, suite à la connaissance de tous les paramètres cachés ou non, qui se rapportent à une réalité contenue dans un espace nommé A d’un cône de lumière R, aucune information supplémentaire issue d’un ailleurs de la région d’espace-temps R, ne peut affecter les prédictions de ce qui se passera dans A. Une théorie satisfait donc à la localité si les probabilités d’événements se produisant dans une certaine région d’espace-temps R ne sont pas modifiées par une information concernant des événements qui se produisent dans une région d’espace-temps R’ spatialement séparée de R.

D’autre part selon Bitbol, le comportement de chaque particule pouvant dépendre de la configuration de toutes les autres dans la théorie de Bohm, entraînerait un contenu concret « à la sorte de corrélation qu’on devait invoquer pour concilier les statistiques de Bose-Einstein et de Fermi-Dirac avec l’idée classique que les particules sont permutables » (Bitbol, 1999b, p.357). En effet, ces statistiques sont nécessaires en mécanique quantique afin d’accommoder la distribution statistique des bosons indiscernables qui ne respectent pas le principe d’exclusion de Pauli stipulant que deux électrons ne peuvent se trouver dans le même état. Dans la théorie de Bohm, cette corrélation traduirait simplement une influence à distance, de l’état de chaque particule, sur toutes les autres. En effet, les particules pourraient être distinguées et permutées par la pensée selon Bohm, mais les conséquences statistiques de cette distinction et de cette permutation seraient annulées par des influences mutuelles à distance. « Faire intervenir une influence à distance permet en définitive d’éviter que la disparition des critères apparents de la référence, à savoir la permutabilité et la validité de la statistique de Maxwell-Boltzmann, ait pour conséquence d’obliger à renoncer à toute distinction de principe entre particules » (Bitbol, 1999b, p.357).

Selon l’interprétation usuelle de la mécanique quantique dite de Copenhague, la fonction d’onde est considérée comme une entité mathématique abstraite qui résume la connaissance possible du système quantique. La valeur de l’observable est fixée lors de la mesure, de manière fondamentalement aléatoire puisqu’il n’existe pas de valeur déterminée avant la mesure. Cette interprétation n’inclut pas de notion de trajectoire. De plus, le principe d’incertitude (d’indétermination) d'Heisenberg impose une indétermination fondamentale à la connaissance simultanée de la valeur de deux propriétés physiques d’une particule telles la position et la vitesse. Dans le modèle ontologique de Broglie-Bohm de 1952, une fonction d'onde réelle déterminerait la position et la vitesse des particules par un champ « d’information » avant la mesure validant ainsi la notion de trajectoire. « Elle exprime toujours, à travers le carré de son module, la distribution statistique des particules, conçue ici comme étant le résultat d’un processus de chaos déterministe; mais elle consiste également, à travers le concept dérivé de « potentiel quantique », en un champ d’information fixant de façon univoque la trajectoire de chacune de ces particules » (Bitbol, 1999b, p.355-356). Cette notion dérivée du potentiel quantique associée à la fonction d’onde déterminerait l’énergie du système (contrairement au spin et au moment cinétique qui ne seraient pas déterminés). Les effets de ce potentiel quantique particulier dépendraient uniquement de sa forme expliquant ainsi que des objets lointains pourraient influer sur le mouvement de l'électron. Ainsi, la position des particules étant théoriquement déterminée point à point par la forme d’une fonction d’onde universelle dans le modèle de Bohm de 1952, le principe d’incertitude n’exprimerait que l’aspect aléatoire de la mesure. En effet, les résultats sur les particules spécifiques étudiées lors de l’expérimentation traduiraient une dispersion statistique inévitable des mesures des variables complémentaires de position et de vitesse dans un ensemble de systèmes. En d’autres termes, chaque mesure d’un système nous informerait d’une propriété de position « réellement existante » de la particule. Cependant, le contextualisme de la théorie de Bohm, empêcherait de pouvoir reproduire le même système à la mesure suivante, d’où la dispersion statistique des mesures de l’ensemble.

D’autre part, cette théorie de Bohm est essentiellement déterministe au point de nier la possibilité des états superposés qui sont la base même du formalisme quantique de l’école de Copenhague. La théorie de Bohm de 1952 postulait aussi que les processus quantiques se dérouleraient dans un espace ordinaire pour la variable de position spatiale. Cette nécessité de la projection des cadres de perception de l’entendement humain a toutefois été remise en question ultérieurement. En effet, Bohm finira par admettre que les processus physiques peuvent se manifester sans cette restriction. D’autre part, Bohm tente de séparer conceptuellement ce qui appartient à l’objet ponctuel et ce qui appartient à son environnement, la configuration globale de ce dernier étant censée codéterminer les propriétés de la particule. Nous verrons que ce type de séparation ne peut être que conventionnelle puisque la définition même de la limite entre l’objet et l’espace extérieur rend caduque cette notion de séparation (Bitbol, 2000b, p.290-291).

2.2.2 Du modèle de Broglie-Bohm (1952) au modèle des années 1980

Dans les années quatre-vingt, D. Bohm défend toujours une forme d’ontologie contextuelle avec la théorie de l’ordre implicite, mais il modifie sa notion de corpuscule. Ainsi, Bohm propose que des « manifestations particulaires » soient déterminées par des variables cachées issues d'un ordre supérieur, cet ordre implié permettant un type différent de connexions fondamentales. Dans cet ordre, les notions d’espace et de temps, ainsi que celles relatives à des particules existant comme entités, deviendraient des abstractions de formes dérivées d'un ordre plus profond. Ces notions ordinaires apparaîtraient dans ce qu’il nomme l'ordre explicite. Cet ordre déplié serait une forme spéciale et distincte, contenue dans la totalité générale de tous les ordres implicites impliés. Cette théorie rejette la fragmentation de la physique newtonienne et se fonde sur un certain holisme. Ainsi, les particules seraient déterminées à chaque instant par des variables cachées issues d’un ordre supérieur. Ces variables cachées évalueraient à tout moment l’état du phénomène, la position et l’énergie des particules.

Par ailleurs, Bohm utilise trois analogies pour démontrer que la perception immédiate d’un phénomène ne serait qu’une approximation: l'hologramme, la goutte insoluble d'encre diluée dans la glycérine et le « poisson d'aquarium » filmé sous deux angles différents. Celle de l’hologramme signifierait que chaque phénomène est irréductible à une théorie puisqu’il reflète toujours toute la réalité. Par ailleurs, la goutte insoluble et le poisson d’aquarium démontreraient respectivement la notion de continuité et de réalité multidimensionnelle des éléments appartenant au tout de l’ordre implicite. L'hypothèse rejette aussi la séparation entre la conscience et la matière, l'ordre implicite expliquant la relation entre matière et conscience. Ces derniers seraient des projections dans l’ordre explicite de la réalité sous-jacente, l'ordre implicite (Bohm, 1980, 2007).

La version moderne (1980) de la théorie de Bohm est le fruit de beaucoup de concessions quant aux propositions d’existence des corpuscules du modèle initial. Dans le modèle de 1952, les objets situés dans l’espace se déplacent le long d’une trajectoire continue et possèdent des déterminations en propre. Or, les structures descriptives de ce genre de modèle étant inaccessibles à l’expérimentation, particulièrement le suivi point à point d’une trajectoire indépendante, Bohm a donc ressenti la nécessité de modifier sa théorie. Le physicien proposera ultimement que les objets ou les phénomènes de conscience à l’intérieur de l’ordre implicite ne doivent plus être considérés comme indépendants, mais en relation continue (Bohm, 1980, 2007). Les résultats récents de la physique théorique contraignent aussi D. Bohm à remettre en cause l’utilisation d’influences non locales pour transmettre de l’information à distance à cause de la non-contrôlabilité des conditions initiales (Brown, Dewdney, Horton, 1995, p.329).

2.3 Les variables cachées

2.3.1 Définition et historique des variables cachées

Le terme variable cachée désigne, de façon générale, des paramètres physiques hypothétiques qui ne seraient pas inclus dans les postulats actuels de la physique quantique. Les variables cachées ont été proposées par certains physiciens adeptes d’une vision réaliste ou déterministe pour apporter une solution ontologique notamment aux composantes de la mécanique quantique. La théorie de Broglie-Bohm de 1952 est un exemple de théorie physique impliquant des variables cachées comme explication à une vision réaliste ontologique des particules de la mécanique quantique. Cependant, les théories à variable cachées ne démontrent pas nécessairement toutes les caractéristiques de la réalité classique. De plus, l’hypothèse des variables cachées implique de nombreuses explications quant à savoir pourquoi l’effet de ces variables cachées n’est pas toujours vérifié dans les résultats. Nous verrons aussi que le formalisme quantique serait neutre en ce qui concerne la nature ontologique des variables cachées. Par ailleurs, certaines hypothèses à variables cachées ne visent pas nécessairement à restaurer un déterminisme complet telle l'interprétation modale de B. van Fraassen qui demeure indéterministe (van Fraassen, 1991).

En 1926, deux articles de Max Born (1882-1970) proposaient que le carré du module de la fonction d’onde soit considéré comme une densité de probabilité de présence. Selon cette interprétation de la mécanique quantique, il fallait accepter qu'un paramètre physique ne possède pas de valeur déterminée avant qu'il ne soit mesuré. En réponse à cette vision essentiellement probabiliste de la mécanique quantique, certains chercheurs ont postulé un niveau de réalité plus profonde composée d’objets indépendants. Ces entités particulaires qui nous seraient cachées seraient éventuellement formalisées par une métathéorie plus complète et fondamentale que la mécanique quantique. Les opposants de l’interprétation probabiliste défendaient le point de vue que la physique doit donner la description des formes et des propriétés d'entités physiques réelles, et non se contenter de prédire des résultats.

À l’époque des fondateurs de la mécanique quantique, un consensus à propos de l’indéterminisme des résultats de cette théorie, était presque impossible. Cette nouvelle vision scientifique donna donc lieu à de nombreux débats, dont ceux demeurés célèbres entre Bohr et Einstein (1989, Bohr 1991). Ainsi, en accord avec la vision réaliste d’A. Einstein, l’expérience de pensée EPR (Einstein, Podolsky et Rosen) de 1935 proposait de démontrer que la physique quantique est incomplète (Aspect, 1982, Bell, 1987). Dans les expériences EPR , le fait que les particules peuvent être arbitrairement distantes au moment de la mesure des spins des deux particules, n’affecte pas le changement instantané de valeur de spin pour la particule complémentaire . Il est cependant impossible qu’une communication puisse s’effectuer entre les deux particules puisque l’information transmise entre les deux particules devrait voyager plus vite que la mesure admise de la vitesse de la lumière.

Quelques décennies plus tard, les prémisses du paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen (EPR), conduiront à l’élaboration des relations dites « inégalités de Bell » (Bell, 1987) qui vont baliser les expériences sur la validité scientifique d’une théorie déterministe à variables cachées locales et respectant le principe de causalité classique. En effet, les relations nommées inégalités de Bell, décrivent les relations qui doivent être respectées par les mesures portant sur la non-séparabilité des états quantiques (nommée intrication à cette époque) d’une expérience donnée, dans une théorie à variables cachées déterministe et portant sur des variables dites locales respectant le principe de causalité inhérent au réalisme einsteinien. Les inégalités de Bell respectent ainsi les corrélations entre des paramètres mesurés sur deux particules qui ont été en interaction et par la suite, séparées, sans possibilité de communication entre elles.

Les expériences ultérieures aboutirent à une violation de ces inégalités, invalidant la possibilité d'existence de variables cachées dites locales. En effet, les expériences d’Orsay réalisées par Alain Aspect et ses collaborateurs furent les premières expériences (1980-1982) qui rassemblèrent les conditions expérimentales favorables pour démontrer la violation des prémisses des inégalités de Bell (Aspect, Grangier, Roger, 1982). Dans ces expériences d’Orsay sur la non-localité, les photons proviennent deux à deux d’une source commune et possèdent une fonction d’onde commune (non-séparabilité). Le calcul des corrélations entre polarisations observées sur une paire de photons fournit la probabilité conjointe d’observer tel résultat relatif au photon de droite et tel résultat au photon de gauche. Le calcul permet de prédire quelles corrélations seront observées entre les résultats fournis par les instruments situés en A et en B. L’opération de mesure effectuée sur le photon de droite en A entraîne immédiatement un effet, à longue distance, qui détermine la mesure du photon faite en B. Les résultats des expériences d’Aspect réfutent de manière satisfaisante les inégalités de Bell dans le cadre de la mécanique quantique infirmant ainsi, les propositions à variables cachées locales (Aspect, Grangier, Roger, 1982).

En résumé, le théorème de Bell sur la non-localité, stipule qu’aucune théorie à variables cachées locales ne peut reproduire de façon détaillée, toutes les prédictions de la mécanique quantique que les expériences ont vérifiées. Plus précisément, dans sa formulation explicite, le théorème de Bell donne une incompatibilité entre les résultats des expériences du type d’Aspect et n’importe quelle conception du réel conforme au principe de localité c’est-à-dire si un événement est proche d’un autre dans le temps, il n’est susceptible de l’influencer que s’il en est suffisamment voisin. Le théorème de Bell viole aussi le principe de causalité à savoir que le comportement des particules est uniquement influencé par les conditions du passé. Les expériences d’Aspect, sur les inégalités de Bell, ne sont pas compatibles avec la notion de particules individuelles possédant des propriétés propres qui sont transmises par la particule. En effet, le théorème de Kochen-Specker (1967) avait déjà démontré que, toute théorie à variables cachées tenant compte des résultats corroborés par les expériences de la mécanique quantique, était nécessairement contextualiste. Ce dernier terme signifie que les valeurs obtenues pour les paramètres physiques dépendent nécessairement du contexte expérimental, et non des entités physiques seules (Kochen, Specker, 1967).

Le théorème de Kochen-Specker affaiblit donc la notion d’objectivité associée à la vision réaliste selon laquelle chaque entité physique possèderait une existence objective, indépendante de son environnement et de l'observation. Ce théorème permet malgré tout une certaine forme de réalisme nommé ontologie contextuelle, puisqu’il est toujours possible d'imaginer que l'entité réelle soit constituée des particules et de leur contexte global. Un type de réalisme contextuel était donc envisageable dans le cadre de variables cachées non locales. Cependant, au début des années deux mille, A. Leggett propose comme prémisses, des inégalités, dont la violation rendrait une classe importante de théories à variables cachées non locales, incompatibles avec l'expérience (Leggett, 2003). Par la suite, Anton Zeilinger, connu pour son expérience de téléportation des états quantiques (Zeilinger, 2002), participa aux expériences dites GHZ qui démontrent les contradictions absolues (c’est-à-dire pas uniquement de nature statistique) entre les prédictions des théories à variables cachées et celles de la mécanique quantique en utilisant trois (ou plus) particules enchevêtrées (Greenberger, Horne, Shimony, Zeilinger, 1990).

Par ailleurs, la théorie de Bohm a aussi été remise en cause par un type d'expérience nommée before-before experiment effectuée en 2002, qui met en jeu un dispositif du genre des expériences d’Aspect, mais avec des polariseurs en mouvement. L'objectif de ce type d’expérience est d’évaluer l’aspect de temporalité de théories non locales. Les résultats obtenus avec des instruments de mesure en mouvement excluent la possibilité de décrire les corrélations quantiques au moyen de vraies horloges, en termes « d'avant et d'après ». Les phénomènes quantiques non locaux ne pourraient donc pas être décrits avec les notions de temps et d'espace (Stefanov, Zbinden, Gisin, Suarez, 2002).

Les théories contextualistes peuvent cependant faire appel à la conscience ou au processus neuronal, comme agent de réduction du paquet d’ondes lors de la mesure dans les expériences quantiques. Cependant il est difficile de faire la distinction entre des projections relatives aux instruments expérimentaux intersubjectivement partagés et une projection relative à la subjectivité personnelle. Cette confusion entre les deux types de projections entraîne que, dans les deux cas, la chose réifiée est comparable. Autant le cerveau matériel que l’esprit immatériel peuvent être identifiés à une « chose pensante ». Ce genre d’erreur de catégorie proviendrait des préjugés ontologiques du chercheur qui à défaut d’expliquer les propriétés réelles des objets, fait interagir l’objet d’investigation avec un second objet, dans ce cas-ci une « chose pensante » (Bitbol, 1999b, p.587-588, Wigner, 1967, Bohm, 1951).

Il est donc difficile de défendre actuellement les théories basées sur l’hypothèse de variables cachées, locales ou non locales et, à cet égard, il semble que peu de physiciens adhèrent actuellement à ces théories non vérifiables expérimentalement. De plus, le programme de recherche associé aux théories à variables cachées démontrerait un caractère régressif à long terme, tel qu’illustré par l’abandon du concept de particules et de leurs propriétés comme modèle universel d’étants. Selon Bitbol,

Le premier motif (favorisant une mise à l’écart des théories à variables cachées) est que les théories à variables cachées sont « métaphysiques », au sens le plus aventureux du terme. Les structures descriptives qu’elles greffent sur le formalisme prédictif de la mécanique quantique sont en effet telles qu’elles impliquent d’elles-mêmes l’inaccessibilité à l’expérimentation. Même si la valeur instantanée des variables elles-mêmes n’est pas vraiment inaccessible (contrairement à ce que suggère l’expression variables cachées), le suivi point par point d’une trajectoire indépendante est principalement exclu par le contextualisme, et l’utilisation des influences non locales pour transmettre de l’information instantanément à distance est rendue impossible par l’incontrôlabilité (également principielle) des conditions initiales (Bitbol, 1998a, p.231-232).

Par contre, certaines hypothèses à variables cachées respectent l’indéterministe comme l'interprétation modale de B. van Fraassen. Selon ce philosophe, toutes les interprétations empiriques de la mécanique quantique seraient superflues puisqu’elles produiraient des résultats différents de ceux qui sont déjà interprétés par la théorie actuelle. L’interprétation de van Fraassen est une variante de celle de Copenhague et fait une distinction entre attribution d’état et attribution de valeurs. Cette logique modale permettrait de remplacer la projection du paquet d’ondes de la fonction d’onde supposée acausale par une transition du possible vers un événement à tendance réaliste (van Fraassen, 1991). Les hypothèses à variables cachées demeurent insondables et le formalisme quantique apparait neutre quant à l’existence ou la non-existence de ces entités.

2.3.2 Rôle et critique des théories à variables cachées

Selon Bitbol, les théories à variables cachées nous inciteraient à poser la question suivante : « Et par ailleurs, les théories à variables cachées représentent-elles plus qu’une inaccessible idée régulatrice; sont-elles au moins permises par la structure du domaine expérimental sur lequel porte la mécanique quantique et dont elles doivent aussi rendre compte » (Bitbol, 1999b, p.343)?

Dans une perspective particulière à Bitbol, les théories à variables cachées se seraient vues confortées par la thèse de Duhem-Quine sur la sous-détermination des théories. Selon cette perspective, il ne serait pas nécessaire d’exclure une théorie parce qu’elle est hors de portée de l’observation (Bitbol, 1999b, p.344, Laugier, 1995).

Par ailleurs, le théorème de 1932 du mathématicien J. von Neumann initialement perçu comme preuve de l’inexistence des variables cachées pourrait être conçu comme un théorème de limitations. Ce théorème préciserait, ce que les théories à variables cachées ne peuvent pas prétendre être, si elles veulent rendre compte des phénomènes régis par la mécanique quantique. En effet, J. von Neumann avait constaté qu’il est impossible d’isoler par la mesure, des ensembles caractérisés par la même valeur de deux variables conjuguées comme la position et la quantité de mouvement. On peut croire cependant que ces ensembles sans dispersions existent indépendamment de l’expérience et que chaque mesure modifie la répartition des systèmes entre plusieurs de ces ensembles. La restriction du théorème de Von Neumann pourrait donc être trop stricte puisque certaines théories à variables cachées peuvent reproduire des prédictions quantiques sur des ensembles dispersés. Ces théories sont toutefois caractérisées par des ensembles sans dispersions qui ne correspondent pas de façon bi-univoque avec les valeurs d’observables et leurs variables cachées n’obéissent pas à la clause d’additivité de la valeur moyenne (Bitbol, 1999b, p.345-348, Selleri, 1994).

Par ailleurs, selon l’interprétation à savoir qu’il serait possible d’attribuer des propriétés aux systèmes physiques, les théories à variables cachées compatibles avec la mécanique quantique se doivent d’être non locales et contextualistes. En effet, selon l’interprétation antiréaliste du théorème de Bell, suivant laquelle on ne peut pas attribuer de propriétés à ces systèmes physiques, la pré-corrélation liée à la préparation indique une non-séparabilité (Bell, 1987).

Selon Bitbol, le théorème de Kochen et Specker confirme que toute théorie à variables cachées compatible avec les prédictions de la mécanique quantique est nécessairement contextualiste. En effet, les caractéristiques attribuées aux particules doivent être co-déterminées par le contexte de leur évaluation expérimentale (Kochen, Specker, 1967, p.59-87). Ainsi, à la différence de la contextualité, le contextualisme suppose que les propriétés des particules existent indépendamment des procédures expérimentales. Cependant, même si la non-localité et le contextualisme vont souvent de pair, leur lien n’est pas nécessaire et la différence entre les deux est énorme. Le théorème de Kochen-Specker sur le contextualisime ne serait donc pas redondant par rapport au théorème de Bell sur la non-localité.

On peut imaginer que chaque particule d’une paire corrélée réagit instantanément à une altération des propriétés de l’autre particule de la même paire, alors que les appareils de mesure eux-mêmes ne modifient en rien les propriétés des particules. [non-localité] Inversement, on peut concevoir que chaque appareil de mesure modifie localement les propriétés de la particule sur laquelle porte la mesure, sans que cette modification locale agisse à distance sur les propriétés d’une autre particule. [contextualisme] (Bitbol, 1999b, p.351-352).

En ce qui concerne la théorie de Bohm, Bitbol soutient qu’elle reproduit exactement les prédictions de la mécanique quantique relativiste et la théorie quantique des champs. Toutefois, Bohm et Hiley se sont donc vus dans l’obligation d’introduire deux types d’étants dans leur « mobilier ontologique ». En effet, les coordonnées spatio-cinématiques des particules obéissant à la statistique de Fermi-Dirac (fermions) et l’intensité des champs, dont les quantas obéissent à la statistique de Bose-Einstein (bosons) sont requises pour la théorie quantique des champs de Bohm. De plus, les interprétations ontologiques de Bohm sont présentées comme des principes sans répondant expérimental. En effet, le contextualisme des appareils de mesure variant à chaque instant, rend la mesure, de la trajectoire point à point, hors d’atteinte d’une investigation expérimentale.

Par ailleurs, selon d’Espagnat, les interactions non locales n’auraient pas d’autres conséquences expérimentales que les corrélations qu’elles expliquent. Selon d’Espagnat, les interactions non locales ne peuvent pas transmettre d’information instantanément à distance (D’Espagnat, 2002). Ainsi,

Une affirmation ontologique qui se met par avance à l’abri de toute confrontation empirique en se prévalant d’une théorie de l’interaction entre ses objets et l’appareillage apte à expliquer l’impossibilité d’un accès expérimental à la plupart des déterminations qu’elle postule, n’est-elle pas l’échafaudage conceptuel le plus osé qu’on puisse imaginer? (Bitbol, 1999b, p.360).

Selon Bitbol, le succès d’une présupposition pragmatique de ré-identifier à chaque instant ce qui a été nommé, a été encouragé par la grande compatibilité de la mécanique classique. En effet, dans la mécanique classique, par le concept de trajectoire continue des corps en mouvement, l’objet à l’instant « t » est retrouvé intact en l’instant « t’ ». Cela ne donne pas cependant de preuves indubitables de l’existence des corps matériels. Le désir d’unification de la chose proviendrait cependant de la connaissance d’enchaînements empiriques. « Nous ne commençons pas par des choses absolues pour dégager ensuite les rapports qui résultent de leur action réciproque, remarquait Cassirer; nous opérons d’emblée la connaissance d’enchaînements empiriques, pour la condenser en jugements auxquels nous attribuons valeur d’objet » (Bitbol, 2005, p.346). Toutefois, ce succès pragmatique de la mécanique classique se transformerait en insuccès de principe en mécanique quantique standard. Malgré cet insuccès, le langage persiste à nommer, propriétés, la proposition associée aux opérateurs qui projettent les vecteurs d’un espace de Hilbert dans un sous-espace correspondant à une valeur propre de l’observable. Or, l’espace de Hilbert est un espace vectoriel permettant de mesurer des angles et des longueurs qui généralise l’espace euclidien à des dimensions supérieures.

Ainsi, Bohm utilise le terme de trajectoire dans sa version de 1952 malgré que cette notion soit absente et réduite à une approximation dans le formalisme classique quantique et que la probabilité des événements discontinus soit calculée à partir d’une intégrale des relations accessibles. Nous avons vu que les expériences de Kochen et Specker confirment que la valeur d’un observable ne peut être que contextuelle puisqu’il est impossible d’attribuer à une particule de spin 1 une valeur précise provenant de trois observables le long de trois directions Ox, Oy et Oz et préserver les relations de fonctionnalité entre elles (Kochen, Specker, 1967, p.59-87). En effet, selon Bitbol, le théorème de Kochen et Specker démontre que sur cinq valeurs déterminées sur cinq variables, trois d’entre elles ne donneront pas la même somme puisque A+B+C demande un appareillage distinct de A+B’+C’. « Admettons maintenant que la valeur de la variable A possédée par les particules n’est pas modifiée par le contexte expérimental. Si c’est le cas, les particules possèdent la même valeur de A lors de la mesure A+B+C utilisant l’appareil M1, que lors de la mesure de A+B+C’, utilisant l’appareil M2. Or Kochen et Specker démontrent que cette simple hypothèse contrevient aux prédictions de la mécanique quantique » (Bitbol, 1999b, p.352). Ce théorème impose, selon Bitbol, une restriction aux théories à variables cachées, autant celles dont les observables refléteraient des propriétés indépendantes de l’expérimentation, que celles dont les observables reflètent des interactions entre les appareils et des objets porteurs de propriétés inaccessibles. Or la notion même de non-commutation des observables exclut en principe, sauf exception, plusieurs accès simultanés à un objet. Quant aux accès dits séquentiels aux propriétés des objets, ils impliquent la reproductibilité exacte d’un résultat à la suite d’une procédure (critère de réversibilité) et la possibilité d’associer un résultat à un autre (critère de nécessité). En effet, la prédication de nécessité établit un lien univoque entre un prédicat et plusieurs autres prédicats. Si le contexte « a » permet de conclure à la propriété A, le contexte expérimental « b, c ou d » devrait permettre de prédiquer les propriétés B, C ou D. Inversement, si les conditions « b et c » ne donnent pas les prédications B et C, la relation entre « a » et A est remise en cause.

Or, selon Bitbol, l’indéterminisme de la mécanique quantique rend en général impossible l’association univoque entre un résultat « x » obtenu par une préparation « y » et un résultat « x’ » obtenu par une préparation « y’ ». En effet, une propriété du vecteur d’état n’est pas univoquement reliée aux autres propriétés. Toutefois, dans une forme restreinte, le critère de nécessité (associer un résultat à un autre) peut être respecté si l’on n’exige pas que toutes les propriétés soient associées à une des propriétés de l’objet. Par contre, le critère de réversibilité n’est généralement pas satisfait en mécanique quantique. En effet, deux mesures successives de la même quantité (Sx) sur un même objet peuvent conduire, de façon non prédictible, à deux résultats différents. Toutefois, en l’absence de mesure intermédiaire, les mesures d’une observable donnée donnent le même résultat si elles sont appliquées au même objet. Cependant, encore faut-il que la notion d’objet perturbé soit cohérente avec la mécanique quantique. En quoi une propriété peut-elle être perturbée? Selon Bohr, la soi-disant perturbation est essentielle dans la définition d’une propriété physique (Bitbol, 2005).

Ainsi, la création d’une théorie plus vaste que la mécanique quantique qui expliquerait ces perturbations, devrait respecter la non-localité et la contextualité imposées par le théorème de Kochen-Specker et ne pourrait régir que des propriétés distinctes des valeurs des observables traditionnels (Kochen, Specker, 1967).

Il faut donc au minimum admettre que le critère de réversibilité ne possède en général aucun point d’appui, direct ou indirect, au sein de la mécanique quantique. Ce critère y a subi un échec paradigmatique. Un échec qui n’exclut pas, là encore, que des procédés d’approximation et de passage à la limite permettent d’estimer le degré de validité pratique de ce critère à l’échelle macroscopique (Bitbol, 2005, p.54).

Par ailleurs, dans une perspective d’identité faible, l’introduction d’un opérateur d’évolution permettrait d’attribuer une propriété spatiale au temps « t0 » et de retrouver cette propriété au temps « t1 ». Or la position spatiale en mécanique quantique est représentée par une variable ordinaire et ne peut être qualifiée de propriété. De plus l’opérateur d’évolution ne s’applique pas directement à un groupe de coordonnées, mais indirectement, par une amplitude de probabilité de détection non nulle en tout point de l’espace. Ceci rend donc difficile, selon Bitbol, d’attribuer un événement au temps « t1 » à telle particule singularisée. Rapporter la propriété d’une particule à telle « autre particule » conduit aux mêmes problèmes d’identification que ceux encourus par la première particule.

Bitbol pose aussi la question à savoir comment peut-on rendre compte de la reproductibilité d’une mesure si l’on n’admet pas que la séquence de déterminations s’effectue sur la même particule? L’invariant qui résulte de la synthèse ne serait pas donc un objet spatio-temporel, mais un symbole prédictif évoluant dans un espace abstrait. Ce symbole fournirait des probabilités pour des phénomènes qui eux, contrairement aux symboles, peuvent se manifester dans notre espace-temps.

D’autre part, Bitbol souligne avec pertinence que les chercheurs qui ont tendance à poursuivre les recherches impliquant des variables cachées véhiculeraient des valeurs de continuité historique. Il serait très important pour eux d’insérer la mécanique classique dans la théorie quantique afin de prendre en compte les instruments de mesure classiques. Toutefois, Bohm aurait eu l’intention d’aller plus loin que ce simple accord sur les instruments de mesure afin de maintenir la continuité des concepts et des représentations.

Par contraste, la théorie de Bohm a pour ambition d’aller au-delà de ce simple accord opératoire et quantitatif, et de maintenir une relation par continuité des concepts et des représentations. Pour y parvenir, elle a dû consentir à quantité d’aménagements qui, du point de vue des valeurs de cohérence, de simplicité et d’unicité, apparaissent comme autant de renoncements (Bitbol, 1998a, p.238).

Ce désir de continuité historique peut aussi être considéré comme comme un profond désir d’unification. La vision holistique de Bohm lui aurait permis d’adoucir, petit à petit, sa définition ontologique de la réalité et de parvenir à une théorie globale sans entités corpusculaires. Nous verrons qu’une philosophie de la relation permet d’abord l’unification des composantes de l’acte de connaissance puis l’unification de la nature de notre esprit et de celle des phénomènes de notre monde.

À cet égard, selon D. Bohm, une philosophie qui soutient « que le monde est dans l’esprit de celui qui l’observe » mène au solipsisme puisque l’observateur devient le sujet de son étude (Bohm, 1987). Or, ce solipsisme peut-être évitable si des légalités s’avèrent reconnaissables à tous les humains. Les projections subjectives individuelles trouvent à ce point un terrain d’entente tout aussi productif que la supposition d’existence d’entités indépendantes. Non seulement les suppositions d’existence de choses en soi et de propriétés en soi sont indémontrables, mais les principes de l’établissement d’une continuité ontologique sont eux aussi non vérifiables. De plus, en favorisant la théorie de la connaissance sur la phénoménologie, Bohm défie notre appréhension naturelle de la théorie de la perception. Or, si la perception des phénomènes quantiques est trompeuse pourquoi notre perception classique des phénomènes ne le serait-elle pas?

Il est donc assez étonnant de voir un physicien-philosophe comme Bohm justifier l’extrapolation indéfinie du champ de pertinence de l’ontologie spontanée de l’attitude naturelle en donnant à la théorie de la connaissance la priorité sur l’analyse des phénomènes, et en s’appuyant sur l’une des conceptions de la relation causale entre objet et appareil les moins candides et les plus éloignées du modèle spéculaire que l’on puisse concevoir. Si la distance entre l’être et l’apparaître en physique microscopique est aussi grande qu’il l’affirme, quelle raison a-t-on de croire qu’elle est beaucoup plus réduite dans la vie quotidienne et en physique macroscopique? (Bitbol, 1999b, p.360).

Toutefois, il est possible de poser le problème des variables cachées comme un problème d’ordre épistémologique à savoir : peut-on connaître la source des régularités du monde phénoménal? À cet égard, la méthode d’analyse des capacités cognitives de l’esprit est l’objet central des travaux-critiques idéalistes qui prônent qu’il est impossible de connaître ce qui est postulé comme étant « hors du champ de la pensée ». L’analyse kantienne du désir de connaître les choses en soi résulte en une « mise en garde sérieuse » contre toutes spéculations sur la nature ou l’existence d’objets situés à l’extérieur de l’expérience de connaissance.

Il est donc périlleux d’élaborer une théorie scientifique sur des postulats fondés sur l’existence de chose en soi puisque la cohérence de la théorie se heurtera nécessairement au problème méthodologique de la connaissance de cette chose en soi. Nous verrons que l’objet indépendant révélera nécessairement sa dépendance à la relation établie par sa connaissance. La visée initiale de démontrer l’existence de chose en soi sera détournée de son objectif par le processus même de connaissance. Le rêve de D. Bohm de constituer une métathéorie incluant les causes premières ontologiques des manifestations quantiques est, dans ce sens, une utopie. Le formalisme quantique peut toutefois s’accommoder de la vision réaliste puisque les théories à teneur ontologique fonctionnent sur le plan expérimental. L’aspect fonctionnel des théories ontologiques, particulièrement celle de Bohm, n’est cependant pas une preuve de l’existence des objets étudiés. En effet, les présuppositions principielles quant aux propriétés de ces corpuscules sont invérifiables expérimentalement. Il appert cependant que la position réaliste est légitime puisqu’elle correspond à une vision de formes communes à tous les humains et elle devient en ce sens porteur des référents nécessaires aux ententes sociales. Le problème surgit lors de la fixation de la vision réaliste comme une vérité quant à l’existence d’objets indépendants. Une solidification de la perception réaliste assujettit la gestion de la recherche scientifique et des ententes collectives à ses visées dualistes. À cet égard, le modèle de Bohm se serait éloigné de l’entente naturelle commune de l’expérience que nous avons des phénomènes. En effet, en voulant justifier les résultats de la mécanique quantique par des présuppositions principielles indémontrables, le modèle remet en cause la confiance en notre modèle expérimental de la perception des phénomènes. La complexité du processus de connaissance d’étants indémontrables comme les variables cachées ou d’un réel voilé nous éloigne des visées régulatrices inhérentes aux interprétations ontologiques.

2.4 Analyse de la vision de B. d’Espagnat sur la nature de la réalité

2.4.1 Introduction

Le physicien et philosophe Bernard d’Espagnat, dans son Traité de physique et de philosophie, met en lumière que la recherche scientifique révèle des phénomènes empiriques et non pas des choses en soi, malgré le fait qu’il défende sur le plan philosophique une forme de réalisme dit ouvert. Selon cet auteur, les études sur la mécanique quantique démontreraient que les intuitions de Kant étaient justes et, malgré la contribution de la science sur la connaissance de la réalité empirique, l’ensemble des structures contingentes des phénomènes serait essentiellement une construction collective de notre esprit. Selon d’Espagnat, il serait donc impossible d’identifier des objets déterminés pour des raisons provenant de la physique elle-même. Les galaxies, les particules élémentaires et même la gravitation, qui n’est qu’une déformation de l’espace-temps, ne seraient fondamentalement que des phénomènes. Néanmoins, cette conception purement phénoméniste de notre monde serait difficile à assimiler pour les chercheurs scientifiques. En effet, malgré que les prédictions de la mécanique quantique soient fiables, les descriptions scientifiques en termes « d’explications » ne seraient efficaces que pour les objets macroscopiques. Or, malgré les prémisses d’une mécanique quantique prédictive et non explicative, d’Espagnat proposera l’hypothèse non scientifique de l’existence d’une réalité supérieure aux êtres humains à tous égards qu’il nomme le réel voilé (D’Espagnat 1994, 2002, 2008).

2.4.2 Caractéristique des phénomènes empiriques selon d’Espagnat

D’Espagnat défend la thèse du réalisme ouvert qui, contrairement au réalisme ontologique ne soutient pas que les choses ont une existence in se. La notion même de particule serait inadéquate, l’utilisation de cette terminologie n’ayant qu’une fonction utilitariste pour l’ensemble des individus faisant référence aux mêmes types de phénomènes (intersubjectivité). Il donne comme exemples la théorie quantique des champs dans laquelle les particules ne figurent plus comme les briques élémentaires de l’univers ainsi que la démonstration de la non-séparabilité des constituants de l’univers. Selon d’Espagnat, cette nouvelle vision globalisante entraîne le rejet du multitudinisme ainsi que d’une certaine forme de langage descriptif qui traite les données contingentes situées dans l’espace-temps comme indépendantes de nous-mêmes.

En revanche, la théorie quantique des champs, cadre théorique pour la mécanique quantique, rompt entièrement avec cette image. Non seulement les particules n’y figurent plus comme les briques élémentaires de l’Univers mais la seule « entité » qu’on pourrait éventuellement songer à y considérer comme une réalité fondamentale est ce « quelque chose » (réel voilé) dont il vient d’être question, qui est essentiellement unique (D’Espagnat 2002, p.23).

Selon d’Espagnat, il serait donc préférable, en théorie quantique, d’éviter les attributions d’existence de propriétés pour les particules ou les ondes et plutôt utiliser les termes de prévisions de résultats d’observations. Ce langage serait plus adéquat aux expériences telles celles des fentes de Young et à la majorité des expériences de physique théorique récentes qui posent des limitations très sérieuses à l’affirmation d’une existence possible d’entités propres. Les expériences les plus importantes arguant contre la réalité objectiviste sont celles d’A. Aspect sur la non-localité (Aspect, 1982), (voir section 2.1).

Selon d’Espagnat, on doit postuler des variables cachées pour obtenir des explications qui satisfassent le réalisme des propriétés. Cependant, cette explication ne doit pas être en désaccord quantitatif avec aucun des faits observés. Le réalisme des propriétés doit donc respecter la règle de non-propagation instantanée c’est-à-dire que celle-ci n’est pas violée par la nature même des variables locales (relatives à chaque instant, à un lieu bien déterminé). Or, comme il a été question dans la section 2.1, le théorème de Bell stipule qu’aucune théorie à variables cachées locales ne peut reproduire dans le détail toutes les prédictions de la mécanique quantique vérifiées expérimentalement. Selon d’Espagnat, dans sa formulation explicite, le théorème de Bell donnerait une incompatibilité entre les résultats des expériences du type d’Aspect et n’importe quelle conception du réel conforme au principe de localité (c’est-à-dire si un événement est proche d’un autre dans le temps, il n’est susceptible de l’influencer que s’il en est suffisamment voisin) Ainsi, le principe de non-séparabilité impliquerait donc la relativisation du formalisme quantique et forcerait l’abandon de l’idée d’une réalité empirique indépendante de nous. De plus, le formalisme quantique lui-même par son traitement des particules quantiques au moyen des statistiques de Bose-Einstein ou de Fermi-Dirac (section 2.1.1), exclurait que les particules soient des corpuscules ayant chacun une identité propre, les résultats indiquant seulement la probabilité de détecter une particule en ce lieu.

Si, au-delà des mots, on considère le formalisme quantique lui-même, on constate qu’il comporte, non seulement l’identification des créations à des changements d’états mais aussi l’impossibilité déjà notée de traiter les particules au moyen de la statistique de Boltzmann (l’obligation de faire appel aux statistiques de Bose-Einstein et de Fermi-Dirac, lesquelles excluent l’idée que les particules soient des corpuscules ayant, chacun son identité propre), la nécessité, lorsqu’on évoque une probabilité de présence en un lieu, de ne signifier, en fait, par là que la probabilité qu’on a de détecter une particule en ce lieu, etc. : toutes idées peu ou point du tout compatibles avec celle de multitudes ou de localité (D’Espagnat 2002, p.70).

De plus, selon d’Espagnat, les expériences d’Aspect demeureraient porteuses de leurs résultats même si le formalisme quantique se trouvait englobé dans une théorie plus générale, d’où l’importance fondamentale de ces expériences. Nous avons vu dans la section 2.1 que le principe de localité a été reformulé par J. Bell pour le cadre d’une théorie indéterministe comme la mécanique quantique (Bell, 1987). Le principe de non-séparabilité serait donc l’interprétation indéterministe qui remet en question l’atomisme de la version réaliste de non-localité. Toutefois, d’Espagnat souligne l’utilité pragmatique des termes réalistes du modèle atomique de Bohr utilisés pour décrire les représentations phénoménales.

Par ailleurs, selon Bitbol, bien que le modèle de Broglie-Bohm mette en jeu une réalité non locale, le modèle poserait un problème quant à son accord avec le domaine des interactions à distance, relativistes en particulier, et le fait qu’il introduit un grand nombre de valeurs essentiellement inobservables qui compliquent les calculs. La création des particules à haute énergie soutiendrait le renoncement à la notion de particule pour les bosons puisque des expériences de supersymétrie permettraient de passer du modèle boson au modèle fermion et vice versa (Bitbol, 2002).

Eu égard au théorème de Bell, d’Espagnat introduit le « théorème complémentaire » qui serait une conséquence des lois prédictives de la mécanique quantique. Ce théorème stipule que, « dans la mesure où le théorème de Bell est interprété en termes d’existence d’influences se propageant à vitesse supraluminale, ces influences ne peuvent en aucun cas transmettre ni matière, ni énergie, ni quelque signal utilisable que ce soit » (D’Espagnat, 2002, p.80). En d’autres termes, si la violation du principe de localité établit que le résultat de mesure fait à gauche dépend de celle de droite, cela n’établit pas que le résultat dépende du choix de l’expérimentateur de droite. Il est clair que la violation de la localité interdit d’expliquer les corrélations observées comme ayant une cause commune à la source. Autrement dit, la source ne peut pas provenir d’expériences dans lesquelles la localité n’est pas violée. D’Espagnat conclut qu’une physique strictement opérationnelle ne permettrait pas de justifier les énoncés contrafactuels qui conduisent, à partir de l’idée de localité, aux inégalités qui se trouvent violées par les expériences d’Aspect. Seul l’élément représentatif du réalisme objectiviste interviendrait dans le théorème de Bell, soit une paire de données non ontologiques puisque cette réalité est représentée en nombre réels. « […] On constate que seul l’élément représentation du réalisme objectiviste, c’est-à-dire cette paire de données non ontologiques que l’on vient d’expliciter, y intervient » (D’Espagnat, 2002, p.91). D’autre part, prétendre que la réalité serait locale et que les expériences d’Aspect sont fausses, entraînerait de tenir pour fausse l’idée que l’expérience nous informe de la réalité d’une façon valable (D’Espagnat, 1994).

D’Espagnat affirme qu’un énoncé deviendra objectif au sens fort, s’il ne fait intervenir que les objets mêmes sur lesquels il porte sans aucune référence au sujet et un énoncé sera objectivement faible, si sa valeur de vérité est la même pour tous. Selon lui, l’interprétation des expériences de Young serait une preuve de la faible objectivité des résultats de la mécanique quantique puisque dans cette expérience, un faisceau de particules traverse un diaphragme percé de deux fentes parallèles et produit des franges d’interférence inexplicables par la mécanique classique. Selon d’Espagnat, ces expériences de Young mettraient en lumière le caractère ondulatoire des particules. Le formalisme quantique rendrait ainsi compte de cette expérience des deux fentes en traitant ce qui se passe dans l’intervalle entre le faisceau et l’écran, comme une fonction d’onde. Le vecteur d’état initial soumis à l’équation de Schrödinger donnerait l’évolution de la fonction d’onde pour chaque instant ultérieur « t ». Par la suite, la règle de normalisation de Born fournit des prédictions, toujours confirmées par l’observation, en calculant les probabilités liées à la fonction d’onde à un certain « t ». Selon l’interprétation de d’Espagnat, la règle quantique de Born donnerait la probabilité que, pour un système préparé de telle façon, la mesure effectuée donne tel résultat. Il apparaît donc que cet énoncé serait porteur d’une objectivité faible. Ainsi, l’analyse de l’expérience des fentes de Young démontrerait que le formalisme quantique n’est pas prédictif d’événements, c’est-à-dire de probabilités intrinsèques à l’objet étudié. Au contraire, selon d’Espagnat, les résultats quantiques seraient des probabilités d’observations. Ce schéma de diffraction obtenu lors de l’ouverture des deux fentes dans l’expérience de Young peut être reproduit avec un flux de larges molécules (Nairz, Arndt, Zeilinger, 2003). Cependant d’Espagnat spécifie que, si certaines des ces particules se heurtaient à d’autres molécules issues d’un gaz, les franges s’estomperaient. Les impacts se répartiraient ainsi en deux taches correspondant aux deux fentes. Ce phénomène pourrait être identifié à celui de la décohérence qui nous ferait apparaître les choses indépendantes (D’Espagnat 2002, p.110-111).

Selon le physicien français, la notion d’objectivité faible de la mécanique quantique, nécessaire pour la compréhension de ses termes intrinsèques, coïnciderait avec celle d’intersubjectivité au sens d’un accord sur les sensations non analysées qui ne font pas référence à une culture en particulier. De même, la contrafactualité qui distingue la réalité au sens de l’objectivité forte ne serait pas incompatible avec le simple prédictif observationnel de la mécanique quantique via l’étude du comportement des variables collectives.

Par ailleurs, l’assignation d’une propriété réelle à l’état quantique, ne peut être transférée à tous les systèmes puisque, lors d’une interaction entre eux, seul le grand système qui les engloberait tous pourrait se voir attribuer un état quantique en raison de la non-séparabilité. Comme disait Schrödinger, « l’ensemble est dans un état déterminé, mais ce n’est pas le cas de chacune des parties prises séparément » (Schrödinger, 1992). Ainsi, la variation des limites du système auquel on voudrait attribuer un « support de propriété réelle » ne cesserait de varier ce qui est en contradiction avec la définition de propriétés inhérentes d’un objet.

Il appert donc que l’application des règles quantiques engendrerait des résultats prédictifs et que l’utilisation du langage courant réaliste devrait tenir compte que les phénomènes quantiques ne sont pas les supports permanents de déterminations intrinsèques. Les états quantiques seraient plutôt des outils d’évaluation probabiliste et le concept de propriété à travers les observables serait indissociable de l’instrumentation utilisée.

2.4.3 Le principe de décohérence selon d’Espagnat

En regard du principe de superposition, les instruments utilisés par les physiciens sont considérés comme des systèmes et devraient se retrouver dans les mêmes états que ceux des particules puisque les vecteurs d’état sont superposables. Le principe de superposition qui est un élément clef de la théorie quantique, sous-tend que, si un système quantique peut être trouvé dans l’état A ou B, il peut aussi se trouver dans la combinaison des deux systèmes aA+bB où a et b sont des nombres, la superposition des deux systèmes créant des propriétés différentes que la somme des propriétés de A plus la somme des propriétés de B. Ces effets quantiques de superposition seraient observés sur les objets macroscopiques dans certaines situations théoriques où les calculs peuvent être menés à bien.

Or, d’Espagnat propose que le principe de décohérence permette de conserver l’objectivité faible de la théorie quantique pour les objets macroscopiques. La notion de décohérence soutient qu’au niveau quantique, les objets macroscopiques interagiraient fortement avec leur environnement et produiraient des résultats d’observations sans superposition quantique pour les instruments de mesure (p.ex. l’aiguille indique toujours A ou B et non A+B). Ainsi, bien que les calculs quantiques prédisent les états de superposition, la perception des objets macroscopiques dans un état ou un autre, s’expliquerait par la présence d’autres systèmes complexes qui interagissent fortement avec ces objets macroscopiques. Ainsi, la présence de ces derniers ramènerait les prédictions quantiques compatibles avec l’observation commune de deux états distincts sans superposition.

Selon d’Espagnat et la majorité des physiciens, le phénomène de décohérence nous ferait lire les aiguilles du système en position A ou B ou voir le chat vivant ou mort et non les deux états superposés. Certaines expériences seraient capables de mettre un système en état de cohérence où il manifeste ces propriétés quantiques de type A+B et, dans un laps de temps très court, la décohérence redonne au système l’aspect classique (Brune, Hagley, Dreyer, Mestre, Haroche, 1996, Zurek, 2005). Il n’y aurait donc, selon la théorie de la décohérence, aucune différence entre les systèmes quantiques et ceux que nous percevons comme classiques si ce n’est à cause de leur couplage avec l’environnement. Le comportement des objets macroscopiques et leurs différentes variables longueurs, positions, vitesse, pourraient donc être décrits en langage quantique en étant représentés par des opérateurs évoluant dans le temps, et ce en compatibilité avec les nombres de la mécanique classique. De plus, certaines grandeurs physiques ne seraient pas modifiées par l’opération de mesure lorsque le système est sous sa forme réduite.

Du point de vue quantique, une petite perturbation pourrait faire passer les niveaux d’énergie très serrés des objets macroscopiques à un autre niveau d’énergie. Tous les objets macroscopiques interagiraient donc de façon non négligeable avec leur environnement. Ces effets de décohérence s’avèreraient jouer un grand rôle en ce qui concerne notre perception des phénomènes, en particulier au fait que les objets macroscopiques nous apparaissent comme localisés. Ainsi, selon ce philosophe des sciences, puisque l’universalité de la mécanique quantique suppose les notions de non-séparabilité et d’enchevêtrement de fonctions d’onde, il serait difficile d’attribuer aux objets la qualité d’être indépendants et localisés. Or, l’intérêt de la représentation des états réduits serait qu’elle porte sur les systèmes eux-mêmes et non sur leur environnement. Cette représentation mathématique serait compatible avec une infinité de représentations physiques de l’ensemble dont au moins « une » décrit l’ensemble dans une apparente localisation (D’Espagnat, 2002, p.110-111).

Selon Bitbol, l’analyse sur la décohérence de J.P. Paz et W.H. Zurek, ne ferait que reconduire « les remarques de Bohr sur la nécessité épistémologique d’établir une distinction entre objet et appareil, et sur l’irréversibilité du processus de mesure » Bitbol, 1999b, p. 414, Paz, Zurek, 1993). Les prémisses de Zurek seraient donc elles aussi de l’ordre de l’énoncé transcendantal et ne donneraient finalement qu’une clause de consistance entre le calcul de l’évolution du vecteur d’état et les conclusions de l’énoncé sous forme de variable classique. Pour parvenir à une décohérence forte, c’est-à-dire une interprétation explicative de la mécanique quantique, il faudrait démontrer pas à pas comment s’effectue la transition entre une multitude d’histoires décohérentes et la manifestation spontanée d’une seule histoire vérifiée.

J.P. Paz et W.H. Zurek (1993) admettent sans difficulté, bien que parfois à demi-mot, que les contraintes extrinsèques qu’ils imposent aux systèmes décrit par un vecteur d’état universel pour parvenir à la décohérence sont en dernière analyse relatives aux exigences cognitives des physiciens. […] Comme celles de Bohr, les prémisses de Zurek reposent plus ou moins implicitement sur un argument transcendantal consistant à énoncer les conditions de possibilité d’une connaissance durable et objective (Bitbol, 1999b, p.413-414).

Selon M. Gell-Mann et J.B. Hartle, qui défendent une version forte de la décohérence, il faudrait faire un « découpage grossier » dans les histoires de Griffiths pour parvenir à des sous-groupes « histoires décohérentes », afin de perdre quasi complètement les termes d’interférence (Gell-Mann, Hartle, 1993). Mais selon Bitbol, ce choix serait lui-même un argument transcendantal. Gell-Mann et Hartle proposent aussi une forme de naturalisation des conditions de possibilité de connaissance en supposant des systèmes humains ou artificiels dont le fonctionnement cognitif « stable » correspondrait au découpage grossier en question (IGUS). Ce type d’argument structural serait fondamentalement un argument anthropomorphique déguisé, ce qui nous ramène à la naturalisation de l’argument transcendantal lui-même (Bitbol, 1999b, p.413-417).

Si on désire aller plus loin et montrer que d’un univers représenté par un vecteur d’état global émergent spontanément des traits quasi classiques, il faut soit écarter l’argument transcendantal, soit le naturaliser; soit s’abstenir de surimposer à la théorie quantique des considérations sur la possibilité de connaissanceq, soit faire des sujets connaissant un trait parmi d’autres de la description de l’univers par un vecteur d’état. M. Gell-Mann et J.B. Hartle (1993), qui défendent cette version forte du programme de la décohérence, donnent parfois l’impression de ne pas avoir choisi entre les deux options permettant de le mener à bien (Bitbol, 1999b, p.414-415).

D’Espagnat, considère la mesure quantique comme une réalité épistémologique et que la réduction de la fonction d’onde lors de la mesure ne serait donc qu’une réalité épistémologique essentiellement relative.

On voit que, dans le cas où l’électron est initialement dans un « état » du type c, l’opération ci-dessus décrite ne révèle rien de cet « état ». Si la quantité observée –la position de l’aiguille-révèle quelque chose concernant l’électron, ce quelque chose ne peut être relatif qu’à l’ « état » final, a ou b, de celui-ci. Il résulte de ceci que ce que l’on nomme « l’opération quantique de mesure » est, dans ce tel cas, une opération bien différente de ce qu’on appelle normalement une mesure, puisque, dans la vie courante, une mesure est supposée nous informer sur la valeur que la grandeur mesurée avait avant que l’opération ne soit effectuée (D’Espagnat, 2002, p.203-204).

D’Espagnat explique que dans l’interprétation traditionnelle de la mécanique quantique, la fonction d’onde est continue et gouvernée par une équation différentielle comme celle de Schrödinger et elle correspond à une amplitude de probabilité dont le carré de son module [Ψ (r, t)]² donne la densité de probabilité de présence des particules. Dans une perspective réaliste, la coupure engendrée par la réduction de la fonction d’onde constituerait une seconde loi d’évolution à cause de sa caractéristique de discontinuité. Or, pour que cet aspect de discontinuité ne soit pas en contradiction avec l’universalité de la mécanique quantique, la réduction de la fonction devrait être mobile, c’est-à-dire non déterminée à l’avance. Selon J. von Neumann, si l’on a un microsystème S, un instrument I et un instrument I’ qui fait des mesures sur S et I, etc., peu importe que la coupure soit mise entre ‘« S et I » ou « I et I’ »’, etc., les prédictions sont les mêmes (von Neumann, 1955). Or, cette méthode de coupure mobile est parfaitement adéquate avec la prédiction d’observation de la mécanique quantique. Nous aboutissons ainsi à une incohérence logique puisque l’idée d’une coupure fixe suscitée par le réalisme a été transformée en une coupure mobile conforme au formalisme quantique traditionnel. Il serait donc préférable selon d’Espagnat, d’abandonner « l’ambition réaliste et descriptiviste » puisque si la réalité indépendante obéissait à deux lois d’évolution distinctes, la coupure devrait être définie une fois pour toutes, indépendamment de ce que nous décidons de faire.

Par une extension naturelle du vocabulaire [...] nous dirons d’eux (les symboles telle la fonction d’onde) qu’ils représentent des réalités épistémologiques, le qualificatif ‘épistémologique’ signifiant […] une opposition à l’ontologie plus accentuée encore que celui « d’empirique » (D’Espagnat, 2002, p.199).

2.4.4 Le réel voilé

Bien que D’Espagnat défende une approche empiriste quant aux symboles de la réalité dans son réalisme ouvert, il persiste cependant à proposer l’existence d’une réalité indépendante qu’il nomme le réel voilé. Un des arguments de l’auteur en faveur d’une réalité fortement cachée, est que la cette croyance en son existence rend la vie digne d'être vécue. « J’entends : un être dont la nature est de tendre –avec confiance et persévérance vers quelque chose qu’il ne pourra jamais atteindre et qui, de ce fait, tel un horizon, participe à la transcendance » (D’Espagnat, 2002, p.528). Nous verrons que d’Espagnat soutient qu’une perspective du sacré, du mystère qui va au-delà du simple matérialisme est nécessaire pour un sens à la vie.

Or, il peut s’avérer intéressant de faire le parallèle avec l’aspect moral et régulateur du Dieu kantien dont la connaissance scientifique est impossible. Dans l' Antinomie de la raison pratique, Kant réfute que la recherche du bonheur produise une intention vertueuse selon la conception épicurienne. Il souligne toutefois que la conception stoïcienne, c’est-à-dire que l'intention vertueuse produit nécessairement le bonheur, n'est pas absolument fausse. En complément du monde sensible connu qui est celui des phénomènes, le monde suprasensible des noumènes, dont nulle connaissance n’est possible à la raison humaine, permettrait la synthèse de la vertu et du bonheur. Ce souverain bien apporterait la dignité même si la soumission au devoir moral ne conduit pas nécessairement l'homme au bonheur sur cette terre. Le Dieu kantien n'est donc pas un objet de connaissance, mais une croyance. Cet agent moral n’est pas nécessaire pour fonder la morale, ni pour déterminer le bien et le mal, mais pour favoriser la synthèse de la vertu et du bonheur dans l’autre monde (Kant, 2003). L'immortalité de l'âme devient chez Kant un processus dynamique pour que l'homme s'élève, dans un progrès indéfini, vers la sainteté (voir section 1.5).

Cet aspect de dignité proféré par la croyance en un être voilé chez d’Espagnat pourrait donc être rapproché de la fonction morale du Dieu de Kant pour qui, la croyance au monde suprasensible des noumènes élève l’esprit de l’homme vers les choses sacrées. Cependant, Kant nous met sérieusement en garde contre les tentatives de connaissance de Dieu et des choses en soi par l’entendement. Or, d’Espagnat transgresse en partie cette interdiction puisqu’il raisonne sur l’existence du réel voilé qui se reflèterait dans certaines formes artistiques ou structurales (lois, invariants mathématiques). En effet, d’Espagnat considère que certaines grandes lois de la physique donneraient une image non totalement infidèle de structures générales du réel voilé. Cette réalité structurale ne serait pas un « pur x » dénué de tout lien avec les phénomènes, bien qu’elle soit d’un tout autre ordre de réalité. Par ailleurs, cet être ne serait pas dans l’espace-temps, car il ne voit pas comment ce réel pourrait être immergé dans le temps cosmique puisque l’espace-temps ne serait pas dissociable de la matière. De plus, le temps cosmique nécessite l’approximation qu’un espace est isotrope. L’espace-temps serait plus de l’ordre de la représentation que du cadre possible d’un absolu existant. À ces égards, d’Espagnat croit que le modèle holistique de Bohm rend difficile l’insertion de la notion de big bang qui est normalement corrélée à celle du temps cosmique (D’Espagnat, 2002, 2008, Bohm, 1983).

De plus, la réalité voilée de d’Espagnat serait aussi dénudée de structures contingentes au sens de produites par une cause. Les grandes structures générales difficilement accessibles ne seraient pas complètement coémergentes puisqu’elles existeraient par elles-mêmes. Ces structures générales pourraient toutefois servir de matériau de base aux grandes inspirations artistiques, scientifiques et contemplatives. Ainsi, malgré l’impossibilité de connaissance directe du réel voilé, le mystère serait indirectement ressenti par certains êtres tels les poètes, les religieux et les compositeurs.

Il s’agit des êtres qui estiment que l’expression « une certaine approche du mystère » n’est pas rigoureusement autocontradictoire. Qu’elle recouvre une notion susceptible, dans certains cas, d’avoir un sens. C’est la position des religieux. Et jusqu’à une époque récente ce fût aussi celle-souvent non dite, mais intérieurement vécue de beaucoup de poètes (qu’on pense à Baudelaire) ainsi que la plupart des compositeurs, de leurs interprètes et, plus encore peut-être de leurs admirateurs (qu’on pense à ceux de Bach et Mozart). Que cette prise de position de l’esprit ait été d’une prodigieuse fécondité il faudrait avoir des œillères d’une épaisseur hors du commun pour le nier (D’Espagnat, 2002, p.491).

Effectivement, nul ne contestera qu’un état d’âme créé par une musique de la portée d’un concerto de Mozart, ou de Bach élève l’esprit vers le sublime comblant l’étroitesse du sentiment d’existence lié à la seule conception matérialiste. « La poésie se veut –souligne cet auteur (F. Alquié)-saisi de l’être : si elle n’est pas cela elle n’est que le vain des jeux. Je suis porté à croire qu’il a raison et que dans certains cas il n’est pas absurde de parler d’une sorte de fulgurance de la vérité » (D’Espagnat, 2002, p.494).

Le réel voilé ne serait donc pas totalement inconnaissable pour d’Espagnat. Toutefois, il n’apparaît pas nécessaire de postuler l’existence d’un être pour avoir une vision sacrée. Nous verrons lors de la discussion que la philosophie relationnelle rend possible, par l’acte de relation lui-même, la connaissance de l’harmonie ou du sacré de notre monde par les formes symboliques. Les formes symboliques, de par leur nature identique à celle de notre esprit, impliqueraient l’absence de coupure à surmonter entre deux ordres distincts, ce qui permet leur connaissance.

Nous retrouverons toutefois une convergence d’intention entre les visées régulatrices de l’approche relationnelle, l’aspect moral du Dieu kantien et le rôle régulateur du réel voilé. Toutefois, la connaissance supra sensible de l’esprit par la saisie d’une approche relationnelle, n’apporte pas de certitude, de vérité logiquement vraie ou fausse, sur l’existence ou la non-existence des phénomènes ou des noumènes (chose en soi). Nous avons vu qu’une grande partie de la philosophie Madhyamaka repose sur l’acceptation de cette non-détermination des extrêmes. Pour la plupart des Occidentaux, l’incertitude est difficilement acceptable, comme si la pensée qui ne peut trancher entre vrai ou faux scientifiquement était inapte à s’offrir. Or, la physique quantique nous révéla cette incertitude sous une forme scientifique, d’où tout le débat qui s’en suivit et qui perdure encore. L’acceptation de cette incertitude peut être porteuse non pas d’explication au sens classique, mais d’une nouvelle approche épistémologique de la réalité. À l’inverse, d’Espagnat croit que pour édifier des hypothèses, il n’y a pas de meilleures façons que de les construire le plus près de nos certitudes. Toutefois, d’Espagnat note que la philosophie bouddhiste implique dans le terme shunyata une absence de fondement de réalité indépendante. Cette approche impliquerait selon lui, que les choses n’existeraient pas en soi et que l’observateur ne possèderait pas une existence individuelle absolue. Il insiste à ce point, que la philosophie bouddhiste n’est pas nihiliste. Il laisse même entrevoir que « pourvu que le voile soit dense, la notion de réel pourrait trouver grâce à leurs yeux » Ibid., p.502. Il est donc intéressant que d’Espagnat donne à la philosophie bouddhiste cette possibilité de rejoindre la conception de sa réalité. Cependant, d’Espagnat critique la philosophie idéaliste en arguant qu’il est possible d’être saisi de vertige par son attrait et de vouloir ainsi aller jusqu’au bout d’un raisonnement séduisant par sa cohérence logique. À cet égard, il cite le mot de Pascal à savoir, « la nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point » (D’Espagnat, 2002, p.517, Pascal, 1998).

Par ailleurs, d’Espagnat critique H. Zwirn et M. Bitbol à propos du concept limitatif, le quelque chose d’indicible qui seraient totalement inaccessible. « À leurs yeux, ce « concept limitatif », ce « quelque chose » d’indicible, est d’une inaccessibilité vraiment totale, de sorte qu’il n’y a rien à en penser » (D’Espagnat, 2002, p.517). Or, selon d’Espagnat, le rapport entre les deux ordres de noumènes et des phénomènes serait possible par un type de causalité élargie. Cette causalité particulière serait première à la scission matière-esprit, puisque le principe de non-séparabilité empêcherait l’existence d’éléments localisés immergés dans l’espace-temps. À cet égard, d’Espagnat introduit la notion d’éternité c’est-à-dire que ce réel voilé serait hors espace-temps.

[…] je tiens pour valable la notion d’une « causalité élargie » s’exerçant non pas de phénomène à phénomène, mais sur les phénomènes à partir du « réel ». Comme, en raison de la non-séparabilité, ce « réel » ne peut pas être considéré comme constitué d’éléments localisés immergés dans l’espace-temps, il est clair que cette causalité-là diffère considérablement, non seulement de la causalité kantienne, mais également de la causalité einsteinienne. Elle n’englobe pas, bien entendu la notion de causes efficientes, puisque celles-ci font essentiellement intervenir le temps (D’Espagnat, 2002, p.518).

Nous verrons ultérieurement que, contrairement à un être d’un autre ordre que les phénomènes, la connaissance des formes symboliques est possible puisqu’elles émaneraient de la perception pré conceptuelle et leur nature serait équivalente à celle de notre esprit.

2.4.5 Limites et critique du réalisme ouvert

Selon d’Espagnat, la recherche de vérité logique est légitime puisqu’elle a conduit les scientifiques des derniers siècles à définir un type de réalité fonctionnelle même si elle ne s’avère pas nécessairement objective au sens fort du terme. Les expériences d’Aspect sur la non-localité (voir section 2.1.) et le formalisme quantique, relativement universel, démontreraient une réalité empirique, c’est-à-dire objective, au sens faible. Dans ce cadre d’objectivité faible, une affirmation est vraie si elle décrit la réalité empirique c’est-à-dire ce qui intersubjectivement nous apparaît. D’Espagnat contribue donc en tant que physicien, à cette démonstration que la réalité empirique ne concernerait que les phénomènes et non les objets en soi, et ce, par son analyse précise des acquis scientifiques récents. Cependant, il maintient que l’aspect régulateur des lois physiques serait le reflet d’un réel voilé comparable grosso modo à un monde sacré, qui apporte une dignité à celui qui le conçoit. Il demeure donc concevable pour d’Espagnat d’opter pour un réalisme, dit ouvert, bien que toute connaissance des concepts limitatifs soit impossible par l’entendement selon Kant.

Dans cette forme de réalisme ouvert, la science serait un ensemble de descriptions de phénomènes dont certaines lois, telles les équations de Maxwell, donneraient des aperçus de la structure du réel voilé. Ces reflets des structures du réel voilé nous seraient transmis par l’intermédiaire de la causalité élargie préexistante à la structure indépendante elle-même. Ce qui préexiste à la structure serait aussi porteur du message. D’Espagnat prône ainsi la primauté de l’existence sur la connaissance puisqu’« il n’est pas cohérent de rapporter la notion même d’existence (en soi) à celle de connaissance possible » (D’Espagnat, 2002, p.276). La possibilité que sa réalité influence les lois scientifiques se traduirait dans une certaine universalité de la logique. En effet, si elle est applicable au langage du sens commun qui serait notre seul moyen de communication non ambigu, c’est que nous nous fabriquerions au sein de la réalité indépendante les concepts d’espace, de localisation et d’objets. Dans le trio logique, langage, réalité empirique, la logique fondamentale aurait un rôle directeur.

D’Espagnat fait aussi un certain parallèle entre la structure de son réel et les Idées de Platon en prenant bien soin de noter les divergences. Il note un point commun entre le Bien platonicien et son réel qui ne gît pas dans les choses, ni dans nous. Ce réalisme des essences de Platon soutiendrait la belle métaphore de l’arc-en-ciel, qui n’existe définitivement pas in se puisque celui-ci se déplace avec nous, mais qui ne proviendrait pas exclusivement de nous, mais des Idées. Il compare ici les Idées platoniciennes aux causes élargies structurelles de la réalité voilée. Il spécifie que la connaissance que nous avons de ce réel ne serait que des lueurs d’une nature différente des connaissances du cadre dualiste esprit et chose en soi.

Or, toute forme de connaissance, même hors du cadre dualiste, implique nécessairement un espace commun entre l’esprit du sujet et l’objet. La spécification que la relation entre les reflets et le réel échappent au cadre dualiste de la connaissance ne fait que repousser la description de la limite entre les deux ordres à connaître. Il demeure toujours légitime de poser la question à savoir de quoi serait constituée la limite entre un être indépendant et les lueurs que nous en percevons? Il aurait été difficile à D’Espagnat de répondre à la question puisque c’est là le point d’achoppement d’un des arguments soutenant la présomption d’existence d’un objet, c’est-à-dire l’aspect indépendant de l’objet. De plus, même s’il y avait une définition possible de la limite entre deux ordres de choses différentes, la relation entre ces deux ordres ne serait possible qu’en outrepassant cette limite pour permettre une certaine continuité entre les deux ordres. Or la présence de cette continuité rend contradictoires la notion d’être indépendant et la notion de deux ordres de nature distincts. Afin de contourner ce problème, d’Espagnat attribue clairement une notion d’existence à son réel qui posséderait les attributs de non-séparabilité en vertu du théorème de Bell. De plus, Bitbol précise que l’existence de structures du réel indépendant impliquerait des spécifications connaissables des structures elles-mêmes, ce qui entraîne une contradiction face à l’aspect purement descriptif que d’Espagnat veut donner à son réel.

Si l’on admet qu’une structure au sens de B. d’Espagnat est une description et qu’à toute description s’associe une relativité descriptionnelle, alors on doit constater que le concept même de « structures générales » du réel indépendant […] qui implique des spécifications connaissables du mode d’existence du réel indépendant, est auto-contradictoire: une description-d’un-non-décrit » (Bitbol, 1998a, p.123).

Il appert cependant que la vision M. Bitbol et d’une philosophie de la relation est toutefois compatible avec celle de B. d’Espagnat en ce qui concerne l’aspect de faible objectivité des phénomènes empiriques.

En conclusion, les prémisses d’une philosophie relationnelle démontrent une compatibilité avec l’aspect descriptif de la mécanique quantique faite par le physicien d’Espagnat puisque la physique quantique révèlerait des probabilités de phénomènes et non des objets en soi. Toutefois, Bitbol critique la proposition d’un être indépendant par d’Espagnat comme source des lois régulatrices de notre monde. À cet égard, nous avons relevés les contradictions philosophiques engendrées par la proposition du réel voilé et nous verrons que cette proposition d’un être indépendant n’est pas nécessaire pour expliquer la régularité des lois scientifiques. Dans cette visée, le prochain chapitre posera les bases métaphysiques et épistémologiques de la philosophie de la relation et ce en grande partie inspirées de l’œuvre de M. Bitbol.

CHAPITRE III : ÉLÉMENTS FONDATEURS DE LA PHILOSOPHIE DE LA RELATION D’APRÈS MICHEL BITBOL

3.1 Introduction

Ce chapitre retrace les éléments essentiels de l’œuvre de Michel Bitbol à partir desquels pourraient être élaborées les bases d’une philosophie de la relation. Comme il a été question dans l’introduction, les oeuvres de M. Bitbol retenues pour cette thèse utilisent parfois un langage métaphorique relativement approprié à l’introduction de la pensée non conceptuelle (inconditionnée). Cependant, afin de respecter la saveur symbolique de cette partie de l’œuvre de Bitbol dans le cadre de l’écriture d’une thèse académique, les propositions seront présentées selon la logique en trois points, le premier étant la présentation des éléments fondateurs de la philosophie relationnelle (perspective métaphysique), le second, son processus dynamique de connaissance (perspective épistémologique) et, finalement, une vision renouvelée du monde. Les éléments fondateurs d’une philosophie de la relation reposent sur la nature de la réalité proposée par l’école Madhyamaka à savoir que la nature de notre esprit et du monde est identique. Cette nature commune correspondrait à la vacuité (shunyata) et des phénomènes éphémères coémergents. Le processus dynamique correspondrait lui à l’acte même de connaissance exprimé par la relation tripartite d’éléments indissociables sans substrat substantiel objet-relation-sujet. Finalement, la vision renouvelée sera proposée comme une prise de position en faveur de la philosophie relationnelle qui prône un certain détachement envers les prémisses conceptuelles d’opposition tels le vrai et le faux.

3.1.1 La vacuité comme fondement de la nature de notre esprit

[…] lors même que toutes les questions scientifiques possibles sont résolues, notre problème n’est pas encore abordé (Wittgenstein, 1998, Bitbol, 1998a, p.271).

Afin de mener le lecteur vers la compréhension de la nature de l’esprit et du monde comme vacuité selon la Voie du milieu (école Madhyamaka), M. Bitbol va développer une argumentation antiréaliste. Comme il a été mentionné dans l’introduction, les limites du débat réaliste-antiréaliste vaste et ancien respecteront les cadres et les jalons que Bitbol a lui-même posés par rapport à ce débat historique.

Dans la perspective de Bitbol, il appert que la représentation du monde composée d’objets solides, indépendants et permanents ne serait pas la mieux adaptée à la lecture non dualiste et à objectivité faible de la mécanique quantique. En effet, depuis son introduction au début du XXe siècle, le formalisme quantique a repositionné les limites de l’objectivité vers une forme d’objectivité faible. Or, la représentation de notre monde comme, coémergence des phénomènes à partir du processus de connaissance dans lequel le sujet et l’objet sont en relation dynamique, serait mieux adapté. Cependant, M. Bitbol et B. d’Espagnat s’accordent, à juste titre, sur le fait que la mécanique quantique n’implique pas l’existence ou l’inexistence des phénomènes. C’est comme supposer l’existence d’une image virtuelle : non, elle n’existe pas réellement au sens de chose en soi, mais elle a une fonction d’information donc une certaine présence (section 2.2). Nous élaborerons ultérieurement sur la nature de cette présence de phénomènes coémergents à la vacuité plus précisément shunyata par les philosophes Madhyamika.

Ainsi, selon la vision de Bitbol, la structure probabiliste non-disjonctive de la mécanique quantique serait adaptée à des déterminations qui ne sont pas séparables des contextes expérimentaux (contextualité). Ainsi, les propositions attribuant des propriétés aux objets ne pourraient être considérées que fiables ou non fiables. Bitbol dénonce la procédure d’attribution d’un analogue de détermination catégorique à l’état quantique et un analogue d’objet au champ quantique. Or le champ quantique aurait peu à voir avec son homonyme classique que l’on pouvait représenter comme une étendue dans l’espace. Il en va de même de l’état quantique qui serait très peu assimilable à celui d’état physique au sens courant. Bitbol donne l’exemple de l’état propre de l’observable nombre associé à la valeur 0 du nombre de quanta d’excitation, autrement dit, le vide, dans lequel il est possible de détecter des particules nommées « quanta de Rindler » avec un instrument accéléré. Le formalisme quantique prévoit ce vide étrange puisque, bien que l’état propre de l’observable soit associé au nombre zéro, la mesure d’autres observables complémentaires n’est pas parfaitement définie. Ainsi, une quantité d’autres observables complémentaires, comme le carré de l’opérateur du champ, aurait une valeur non nulle. Ce vide en tant que potentialité permettrait un déploiement du possible. Cet espace de possibles dans lequel l’actualité apparaît comme une situation particulière, s’accommoderait du statut purement prédictif de la mécanique quantique. « Or la détection de quanta par un détecteur accéléré relève justement d’une observable complémentaire de l’observable nombre […] Cela laisse prévoir la manifestation de phénomènes expérimentaux abondants et variés dans un « état quantique » qui définit pourtant « le vide ». Le modèle de tels phénomènes est l’effet Casimir, que l’on décrit souvent de façon imagée comme la conséquence d’une « polarisation du vide » résultant de la répartition hétérogène de « particules virtuelles » portant des charges opposées » ( Bitbol, 1998a, p.256).

L’effet Casimir en théorie quantique des champs correspondrait à une modification de l’énergie du vide en présence de contraintes géométriques. La densité d’énergie du vide est fonction du nombre de photons entre deux plaques. L’effet Casimir peut être décrit comme une force attractive entre deux plaques non-chargées (Duplantier, 2002). Cependant, cet effet Casimir correspondrait à cette description uniquement pour les équations de premier ordre. En effet, deux études rapportent que l’effet Casimir ne révélerait rien de concluant sur la nature du vide (Rugh, 1999, p.111-139, Jaffe, 2005).

Par ailleurs, Bitbol insiste aussi sur le fait que la substitution de la notion de « propensions » aux déterminations catégoriques doit éviter de considérer les propensions comme autonomes et mutuellement indépendantes. L’interprétation propensionniste des probabilités a été proposée par K. Popper afin d’étayer une conception réaliste de la mécanique quantique. En effet, Popper s’interroge à savoir pourquoi une suite d’événements indépendants répétés présente à la fois un caractère aléatoire et une fréquence relative stable tendant vers une limite. Un peu comme dans la théorie du chaos, des événements qui semblent aléatoires pourraient engendrer des systèmes déterministes simples. Toutefois, selon Popper, même si la vérité objective de la physique quantique non déterministe est inaccessible, l’objectivité de son indéterminisme reposerait sur des propensions dont la nature serait des essences. Or, Bitbol argumente que, si tel était le cas, les prédictions quantiques deviendraient tout aussi incompatibles que les déterminations catégoriques. Les propensions devraient donc être plutôt définies uniquement par une situation relationnelle d’ensemble. « Les propensions poppériennes impliquent, dans leur définition, une situation d’ensemble; elles sont les propensions d’une situation de relation plutôt que des entités entre lesquelles s’établit une relation; elles ne prennent tout leur sens que de l’intérieur de cette relation » (Popper, 1995, op.cit. Bitbol, 1998a, p.261). En effet, même si l’aspect intégralement relationnel des propensions n’implique pas de dépendance vis-à-vis l’être humain, elles demeureraient tributaires de leurs conditions d’actualisation dans le sens où elles ne sont pas objectivables, « projetables devant » ou détachables.

Comme il a été énoncé, les éléments fondateurs de la philosophie relationnelle reposent sur la notion de vacuité favorisant la coémergence des phénomènes de notre monde. Cette notion est fondamentale puisqu’elle implique que la nature de notre esprit et de notre monde serait identique. Cette notion de vacuité dite Shunyata dans la Voie du milieu (Madhyamaka), proposée par Bitbol, renvoie donc à la coémergence relative c’est-à-dire la coémergence dépendante de l’ensemble des causes et conditions (et non d’une seule cause commune).

Nous avons proposé dans la section 1.9, une brève introduction au philosophe indien renommé Nagarjuna (II siècle) qui, à la suite du bouddha Shakyamuni va mettre par écrit une tradition d’enseignements oraux sur la Voie du milieu. Cette tradition orale des enseignements bouddhistes semble avoir des points communs à la philosophie grecque antique de Socrate mise en écriture par Platon. Peu importe que la philosophie bouddhiste ait été créée de façon contemporaine de la philosophie grecque classique ou qu’elle ait été transmise des Indes jusqu’à la Grèce de l’époque classique, certaines similitudes peuvent être relevées entre les deux types d’enseignement. Entre autres, le bouddha Shakyamuni et Socrate enseignaient tous deux de façon orale, tout en mendiant, une philosophie non dogmatique dont la sagesse était présente a priori en chaque être. Socrate mettait à jour cette sagesse individuelle à travers la maïeutique tout comme le bouddha enseignait de connaître son propre esprit de sagesse par la méditation.

Cependant, la philosophie grecque, particulièrement à travers Aristote, va prendre une position en faveur de l’être comme générateur d’unité au-delà de la multitude des concepts relatifs. (Voir chapitre I, section 1.9). Or Bitbol va replonger dans ces sources anciennes, mais toujours bien vivantes puisqu’encore largement enseignées par les maîtres bouddhistes, et nous proposer la vacuité comme nature de notre esprit. À cet égard, de larges chapitres de son œuvre De l’intérieur du monde porte sur la philosophie Madhyamaka. Il appert donc fondamental de traiter prioritairement de ce sujet puisqu’il est un des éléments fondateurs de la vision antiréaliste du philosophe français. « Ce qui surgit de façon dépendante, écrit Nagarjuna, c’est ce que nous engendrons par vacuité […] Quelque chose qui n’a pas surgi de façon dépendante n’existe pas. Par conséquent une chose non vide n’existe pas » (Nagarjuna, 1995, p.304, op.cit Bitbol, 1998a, p.271). Cette réplique du philosophe indien Nagarjuna consiste à dénoncer l’assimilation de la vacuité à l’inexistence et à récuser l’argument du nihilisme. Cet argument nihiliste soutiendrait que si tout est vide, la parole qui l’affirme est également vide du contenu déterminé qui permet de dénigrer l’être-propre de tous les êtres. Mais si la vacuité n’équivaut pas à l’inexistence ou au néant, qu’est-elle?

Une facette de la réponse pourrait être ceci :

L’être dépendant des êtres, cela est appelé vacuité. Être « vide », c’est être dénué d’être-propre (d’essence, de détermination intrinsèque). Or, être dénué d’être-propre ne signifie pas être privé d’être tout cout, ne pas exister. Cela veut dire « être-dépendant », être un terme provisoire du réseau de flux des phénomènes interconnectés (Bitbol, 2010, p.264-265).

Cependant, selon Bitbol, l’utilisation d’une logique outrancière de l’argument de l’auto-réfutation a souvent étayée la démarche des philosophes voulant nier la thèse du relativisme. Or, l’affirmation qu’une proposition est vraie relativement à un groupe peut être cohérente avec le système conceptuel du groupe. Ainsi, le but ultime des enseignements de la Voie du milieu n’est pas de démontrer une vérité, mais bien de faire éclater cette analyse conceptuelle au profit d’une attitude de relation envers tous les êtres de l’univers. La sagesse et la connaissance émergent spontanément lorsque l’esprit conceptuel se tait, le fruit de ses efforts étant reconnu dans sa vraie nature. Or, cette notion particulière du vide a rarement engendré une tentation de réification.

En tous cas, ceux qui ont cédé à la tentation étaient sans excuses, car il leur était explicitement affirmé dès le départ que le vide dont il était question ne s’y prêtait pas. [...] Ce vide-là, n’a en somme aucune prétention à un statut ontologique. Il vise bien au contraire à remplir une fonction thérapeutique face aux scléroses existentielles qui tendent à s’installer dans le sillage des pétrifications ontologiques (Bitbol, 1998a, p.271).

Selon les Madhyamikas, la vérité logique à laquelle aboutissent les efforts de la raison est négligeable en regard de la connaissance de la vraie nature de l’esprit. Cette connaissance devient accessible à partir du moment où nous découvrons l’illusion transcendantale qui est le prix à payer pour l’aptitude de la raison à « fixer à la volonté le but suprême de tous ses efforts » (Kant, 2001, Introduction note 1, op.cit Bitbol, 2010, p.195).

Au fil des Stances ( Nagarjuna) tout se passe comme si la « vérité d’enveloppement », « la vérité de surface », ou la « vérité conventionnelle », à laquelle aboutit la raison dans son effort de structuration de l’expérience et de l’action, n’avait qu’un intérêt négligeable; comme si elle ne représentait que la part intérimaire de succès d’un itinéraire d’égarement existentiel. La perspective de fonder une connaissance objective et efficace apparaît ici comme la parente pauvre d’une œuvre de dégrisement de la faculté de connaître (Bitbol, 2010, p.197).

3.1.2 Sujet et objet

Ayant exposé les éléments fondateurs de la philosophie relationnelle, nous allons maintenant aborder l’aspect épistémologique de la philosophie relationnelle. Ce processus de connaissance serait dynamique et impliquerait les trois éléments inextricables objet-relation-sujet. Dans la perspective du débat réaliste-antiréaliste, M. Bitbol va introduire le processus de connaissance dynamique d’abord en questionnant les motivations profondes qui poussent les chercheurs à élaborer des visions plus ou moins réalistes.

Il apparaît clair que Bitbol propose à travers la notion de vacuité, un moyen efficace d’éviter le conflit entre les contemplations méditatives et les états d’activités cognitives. Ainsi, de manière cohérente avec son approche néo-kantienne, Bitbol va faire un rapprochement entre Nagarjuna et le philosophe E. Kant dont il s’inspire pour son interprétation antiréaliste de notre monde. Kant et Nagarjuna partageraient en commun cette reconnaissance de la nature relationnelle et phénoménale de notre esprit. En effet, le relationnisme internaliste kantien sous-tendrait que la connaissance est le produit d’une relation entre le sujet et l’objet, la relation étant l’expression du processus même de la connaissance. Le sujet désigne primitivement ce dont il est affirmé quelque chose, ce dont on prédique un attribut. Kant dénonce dans ses Paralogismes le danger de la substantialisation du sujet.

De même que la proposition : Je suis une substance ne signifierait rien de plus que la catégorie pure, dont je ne peux in concreto faire aucun usage (empirique), de même il m’est aussi permis de dire : Je suis une substance simple, c’est-à-dire une substance dont la représentation ne contient jamais une synthèse du divers; mais ce concept, voire cette proposition, ne nous apporte pas le moindre enseignement vis-à-vis de moi-même comme objet de l’expérience, parce que le concept de la substance n’est lui-même utilisé que comme fonction de la synthèse, sans qu’aucune intuition ne lui soit subsumée, par conséquent sans objet, et qu’il n’a de valeur que relativement à la condition de notre connaissance, mais non par rapport à un quelconque objet que l’on puisse indiquer (Kant, 2006, Livre II, A356, p.369).

Kant fait toutefois une distinction entre le sujet empirique et le sujet transcendantal. Ce dernier opèrerait comme présupposition d’unité pour le contenu des expériences tandis que le sujet empirique serait l’équivalent du témoin de notre acte réflexif. Cet aspect auto-conscient de notre esprit serait utile au départ pour observer les manœuvres de notre pensée, mais il se dissout ultimement dans le sujet transcendantal. La non-dualité de la pensée serait donc conséquente avec une vision non dualiste du monde phénoménal.

Or, Bitbol va établir une relation avec la notion de sujet et d’objet dans la philosophie Madhyamaka. Dans son sens traditionnel, l’objet désigne ce qui est posé devant l’intelligence ou une faculté perceptive. L’objet porte donc historiquement une visée intentionnelle au sens husserlien (Husserl, 1992). Mais, selon la vue Madhyamaka, le sujet et l’objet ne peuvent pas être séparés de la relation, c’est-à-dire de l’acte de connaissance lui-même. En effet, en dehors de la relation, le sujet et l’objet n’auraient pas d’existence propre (ni de non-existence). Ainsi, selon Nagarjuna, trois termes sanskrits définissent l’ensemble épistémologique pramatr, pramana et prameya. Ces termes peuvent se traduire par « sujet connaissant », « moyens de connaissance droite » et « objet de connaissance ». Nous devons, selon Bitbol, invoquer le principe de charité qui permet d’accueillir certaines différences culturelles d’interprétation. Ces trois termes dérivent de la racine verbale sanskrite « Ma » dont le sens principal est mesurer, mais aussi séparer, distinguer, construire ou infliger. Nagarjuna distingue aussi quatre pramana ou moyens de connaissance: la perception, l’inférence, la comparaison et le témoignage. Selon la logique en tétralemme de Nagarjuna (voir section 1.9) les pramana ne sont établis ni par eux-mêmes, ni l’un par l’autre, ni par d’autres pramana, ni par les prameya. Le pramatr peut donc être interprété comme l’agent qui mesure ou le cadre de mise en forme et le prameya comme « ce qui est à mesurer ».

Une interprétation indienne de l’action de connaître serait que « le proformateur applique par avance ses cadres performants à ce qui est à proformer ». Ceci est assez distinct de l’interprétation occidentale qui serait plutôt : le sujet connaît l’objet par des moyens de connaissance. L’interprétation madhyamika souligne ainsi le caractère actif du geste de connaître et amène implicitement le lien d’interdépendance des trois composantes. Cette vue incite moins à une réification des trois éléments de la relation de connaissance. « Toutes opérations qui peuvent être valorisées en tant qu’essentielles à la maîtrise de la nature, mais considérées à l’inverse comme autant d’obstacles, dans la perspective d’une libération à l’égard des conditionnements séparateurs et d’une ouverture sans pré-jugé à ce qui arrive » (Bitbol, 2010, p.201).

Or, nous avons vu que chez Kant (section 1.5), l’entendement est une fonction dynamique de liaison qui s’applique aux divers du sensible de façon discursive, et ce, sans correspondre à un sujet unique substantiel. Le sujet transcendantal kantien est la combinaison d’un cadre formel et d’une activité de gestion de l’expérience par sa capacité d’anticipation sans pour autant être un objet de connaissance. De même, chez le philosophe indien, les six facultés de la vision, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, du toucher et du pouvoir mental ne possèdent pas de propriétaire. S’il existait un être-substrat antérieur à ces six facultés, nous n’aurions pas le moyen de le connaître. Selon Nagarjuna, si ces facultés étaient strictement identiques, cela serait non conforme à la proposition « il existe un être-substrat qui préexiste aux facultés » puisqu’elles seraient indiscernables; si elles sont strictement distinctes, les facultés peuvent exister sans leur substrat et c’est précisément ce que veulent éviter les substantialistes quand ils proposent un être-substrat. Cet argument dialectique de Nagarjuna peut être expliqué d’une autre façon. Ce qui nous laisse croire à un sujet pensant antérieur à ses facultés cognitives est probablement cette faculté commune de pouvoir contempler les jeux de notre esprit. Sans cet acte, aucune épistémologie kantienne ou aristotélicienne n’aurait vu le jour. En effet, les enseignements bouddhistes reposent sur cette capacité intrinsèque et commune à tous les êtres de pouvoir observer leur esprit et ultimement dissoudre l’observateur lui-même. Or, ce sentiment du témoin de l’activité de notre esprit doit tôt ou tard être dissous dans le sujet transcendantal puisqu’il implique un espace dual et un temps, ce qui contrevient à l’affirmation de la vraie nature de l’esprit qui est sans dualité.

Or, selon Bitbol, il en va de même pour le problème de la dépendance des résultats quantiques aux instruments de mesure qui peut être questionné sous la forme suivante : si les objets à proformer sont établis par des instruments de mesure, comment ceux-ci sont-ils eux-mêmes établis? Selon les penseurs madhyamikas, les cadres performants n’ont aucune signification fonctionnelle. Le statut transcendantal du cadre n’est pas affirmé, mais le statut non transcendantal, soit son existence indépendante des choses à cadrer, n’est pas affirmé comme vérité (Nagarjuna, 2002).

Chez Kant et Nagarjuna, il appert donc que la coémergence des phénomènes à l’acte même de connaissance nécessite que la notion sujet soit morcelée en divers en instruments cognitifs spécialisés qui permettent l’expression du mode transcendantal relationnel. Chez Kant, les facultés de pouvoir-faire agissent sans recourir à un sujet substantiel et sont de nature relationnelle étant soumises à un projet de coordination. Les formes a priori kantiennes ne sont pas innées même si elles sont imposées par la spontanéité du sujet. « L’attribution d’une nature essentielle à « ce qui établit » autant qu’à « ce qui est à établir », rend difficile l’échange des essences. Il est alors évident que demander à ce qui est à « établir » d’établir en retour ce qui établit revient à exiger l’impossible, à savoir un échange d’essences » (Bitbol, 2010, p.228).

Cependant, dans la vision de Bitbol, une compréhension incomplète de la Voie du milieu, ou une dominance de la pensée aristotélicienne, aurait mené la pensée occidentale à considérer l’approche relationnelle comme une antithèse à la science objective. Toutefois, Kant et Nagarjuna ne fournissent pas la même réponse à l’objection classique de l’autoréfutation qui est portée aux théories de la connaissance relativiste. Le courant ancien de pensée associant le mobilisme d’Héraclite et le relativisme de Protagoras fut, aux dires de Bitbol, réfuté par Platon dans son Théétète. Par la suite, Aristote et leurs commentateurs médiévaux vont remettre l’être comme source d’unité des phénomènes relatifs. Le drame de cette bifurcation culturelle se jouerait entre le Théétète de Platon, et le livre Γ de la Métaphysique d’Aristote. Ainsi, Socrate, dans le Théétète, en expose la thèse : « Rien n’existe en soi et par soi, mais tout se produit par un entrecroisement de relations; […] Il n’y a rien qui soit individuellement lui-même et en lui-même, mais tout devient constamment pour un corrélatif, et, de toute façon, le mot « être est à éliminer ». Ceci sera contredit par Aristote qui va déclarer que l’origine de la thèse combattue est l’incapacité d’apercevoir une unité d’être au-delà de la pluralité des points de vue, et quelque chose (de permanent) au-delà de la fugacité du sensible (Bitbol, 2010, p.235).

En réponse à l’objection de l’argument d’autoréfutation, Kant, dans sa première Critique, s’appuie à la fois sur la seule certitude que l’idéaliste reconnaît, la conscience de soi, et, sur son doute de l’existence des objets extérieurs. Il démontre que la conscience de soi présuppose une authentique expérience des choses. Les choses deviennent la condition de possibilité de la détermination de la conscience dans le temps. Kant insiste bien cependant que de défendre la perception des choses n’implique pas de sortir de la conscience de soi-même. Dans la seconde Critique, Kant affirme que la disponibilité du matériau sensible est nécessaire pour l’application d’une connaissance objective. La marque de l’extériorité demeure donc interne et ne s’applique pas à l’événement ou à la perception isolée, mais à un ensemble de relations.

Mais sous cette présentation violente, sacrificielle, de la scène originaire de la connaissance, se dissimule une simple décision d’opportunité, à la fois révisable et plastique, moins théâtrale et plus pacifique : une décision à prendre temporairement, entre : la tension vers l’idéal régulateur universaliste et l’immersion dans la singularité sans cesse renouvelée de la situation. Au réalisme dogmatique sera substituée une palette d’attitudes issues de l’éthique de la communication, parmi lesquelles l’attitude strictement constative qui conforte l’interprétation réaliste n’est qu’un cas particulier. Et à l’exténuation aphasique de Cratyle sera substituée la parole incarnée, fluctuante, réceptive à l’opportunité, de Nagarjuna et d’autres sages-penseurs (Bitbol, 2010, p.248).

L’utilisation d’une logique « ouverte » qui se contente d’énumérer une variété d’attitudes propositionnelles peut adoucir les contradictions, mais demeure tributaire d’une recherche de vérité. Cependant, l’abandon de la recherche de vérité prôné par l’école Madhyamaka ne signifie pas de renoncer à une certaine objectivité faible qui régit les relations entre les phénomènes. La pensée madhyamaka met seulement plus d’emphase sur l’instant présent et la sagesse selon un code d’éthique de la relation. Toute recherche de bonheur dans l’extériorité est vouée tôt ou tard à l’échec puisque l’extérieur n’existe pas vraiment et rien ne doit détourner la compassion à chaque instant, pas même la plus habile des pensées conceptuelles. « Au lieu de discriminer, de séparer, de mettre à l’écart, le sage reste disponible, dans une écoute spacieuse et sans exclusive» (Bitbol, 2010, p.261).

Toujours dans la perspective de Bitbol, une analyse de S. Blackburn évoque que le réaliste tenterait d’expliquer un simple accord intersubjectif qui n’est même pas toujours établi avec les choses dites naturelles et applique entre les phénomènes et la chose en soi, une relation causale qui, selon Kant ne s’applique qu’entre les phénomènes (Blackburn, 1993). Comme le formule Hume : « le philosophe réaliste projette les traits de l’immanence et les hypostasie dans un jeu d’ombre transcendant. Il projette les procédés régulateurs de l’attestation dans son concept de la vérité-correspondance; il projette la perspective d’un accord intersubjectif futur en l’incarnant dans l’unicité présente d’un monde extérieur; […] » (Bitbol, 1998a, p.168).

Par ailleurs, du point de vue réaliste, les antiréalistes sont accusés de déficit éthique, c’est-à-dire de ne pas prendre au sérieux la dimension de reconnaissance sincère que le réaliste démontre avec sa proposition et aussi de manquer de respect envers le sentiment sacré, tel ce que reprochait Einstein à un positivisme dénué de sens (Einstein, Born, 1972). Cependant, la suspension du jugement de vérité quant à l’existence ou la non-existence des phénomènes se serait pas une attitude d’opposition à la vision réaliste, mais bien une forme d’indifférence à la vérité absolue de ces extrêmes. « Car l’attitude véritablement conséquente d’un antiréaliste face à l’affirmation d’existence d’un monde réel extérieur devrait être non pas le refus ou l’acceptation, mais l’indifférence» (Bitbol, 1998a, p.171).

L’accusation que le penseur antiréaliste ne prend pas au sérieux ses interlocuteurs en ramenant une proposition à un simple énoncé expérientiel est probablement aussi une allusion au fait que la vie possède un sens plus élevé qu’un simple accord fonctionnel. Or, nous verrons que de la philosophie relationnelle réhabilite cet aspect puisque la proposition de la présence de formes symboliques modulant la perception conceptuelle serait à l’origine des mythes et de l’art selon le philosophe E. Cassirer.

3.2 Dualisme de l’existence ou de la non-existence des phénomènes

Un philosophe peut aussi porter son attention sur l’existence ou la non-existence d’une réalité dont l’existence précède la connaissance tel le fait d’Espagnat. Cependant, dans la perspective de Bitbol, la nature même de nos observations devrait nous empêcher d’hypostasier ces connaissances en vérité à objectivité forte puisqu’elles ne seront toujours que des points de vue d’un instant présent. Tel l’avait énoncé Kant, s’il existe vraiment une chose en soi hors de notre entendement, elle nous est absolument inaccessible.

Nous savons néanmoins que cette incertitude peut être transformée en une certaine indifférence en ce qui concerne l’existence ou la non-existence des choses et du monde. Ce changement d’intentionnalité permet à la quête scientifique d’être sous-déterminée par la valeur d’une entente intersubjective pour la réalisation d’un objectif plus axé sur la sagesse. À ces égards, Bitbol s’interroge à savoir que si par une

[…] profonde assimilation de la révolution kantienne [on est devenu] pleinement conscient de la vanité de l’espoir naïf que de quelque manière, asymptotiquement, par approximations successives, l’esprit humain pourrait approcher d’une connaissance « absolue » de la réalité « telle qu’elle est en soi », alors on est en droit de s’interroger sur la signification qu’on peut attribuer au progrès des sciences (Mugur-Schächter, 1992 op.cit. Bitbol, 1998a, p.322).

Bitbol pose ici le fait que le discours et les pratiques de l’activité scientifique sont motivés par un projet qui les excède et que l’isolement de ce projet de connaître véritablement le monde réel pourrait avoir des conséquences majeures sur l’efficacité de la recherche scientifique. Cet argument dénote aussi un respect pour l’activité scientifique et les chercheurs qui la pratiquent, souvent avec passion et abnégation, et ce, dans des conditions parfois difficiles. Toutefois, il note avec pertinence que le désir des chercheurs scientifiques d’atteindre une certaine objectivité ne doit pas être confondu avec la saisie de l’objet qui motive la connaissance. Bitbol souligne qu’attribuer une détermination catégorique à quelque chose est, selon le sens grec du mot, procéder à une accusation.

Cette accusation met face à face un accusateur, le sujet connaissant, et un accusé, l’objet connu. […] La détermination catégorique synthétise de ce fait deux moments : l’affirmation d’une actualité, et la localisation de cette actualité sur une échelle binaire fixée par les principes logiques de non-contradiction et du tiers exclu. […] La détermination catégorique parvient ainsi à s’affranchir de l’immédiateté actuelle, grâce à une méthode consistant à détacher de l’actualité une marque formelle dichotomique, puis à l’attribuer à un objet (Bitbol, 1998a, p.246).

Une détermination pourrait aussi s’appliquer à de supposées potentialités qui seraient contenues dans le vide énergétique d’où coémergent les phénomènes. Dans une perspective ontologique, il est possible d’attribuer aux propensions un substrat global et affirmer que les propriétés déterminantes sont d’ordre propensives plutôt que catégoriques. Une détermination dispositionnelle ou propensive conduit toutefois à un phénomène univoque plutôt qu’à une probabilité. « Il s’agirait à la limite d’affirmer que les propriétés ultimes du monde sont d’ordre propensif plutôt que d’ordre catégorique » (Ibid., p.262). Cette opération de la pensée est équivalente à étendre les concepts de l’entendement au-delà des limites de l’expérience. Il en résulte les antinomies kantiennes issues des conflits entre affirmations dogmatiques antithétiques; la thèse est : les déterminations ultimes du monde sont catégoriques et toutes déterminations propensives reflètent une analyse incomplète; et l’antithèse est : les déterminations du monde sont propensives et reflètent la relation entre le fond et les instruments d’activation (Ibid., p.262). Or les déterminations catégoriques exigent une disposition de la chose à se réactualiser si l’on veut la communiquer puisqu’elle n’est plus dans le schéma dichotomique de son actualité originelle.

L’argument contre l’antithèse selon W. V.O. Quine est « que s’il n’y a pas de possibilité de distinguer entre les dispositions d’une chose à agir d’une certaine façon dans certaines circonstances et le simple fait qu’elle agit ainsi dans ces circonstances, alors tout ce que fait la chose peut être assigné à une disposition » (Quine, 1990, p.5, op.cit. Bitbol, 1998a, p.263-264). Le concept de disposition perd donc son sens précis.

L’activité scientifique se distinguerait donc, selon Bitbol, par un grand pouvoir de clarification comme le prouvent les théories scientifiques et leurs applications pratiques. Les sciences exactes, malgré le dévoilement de leur aspect herméneutique, ne sont pas des sciences humaines parmi d’autres et si le chercheur réaliste plonge souvent dans l’illusion transcendantale, son activité est féconde. Toutefois, bien que porter son attention sur un élément précis contribue largement à l’actualisation de données efficientes pour l’ensemble d’une société, il est possible qu’un élargissement de la perspective philosophique qui entoure cette saisie de précision accentue encore plus la portée féconde du travail scientifique. En effet, l’action de déterminer peut aussi entraîner une certaine paralysie du progrès en créant une séparation artificielle entre les concepts de vérité ou de non-vérité et ultimement entre l’observateur et son accès potentiel à la connaissance de son esprit. Pourrait-on dire que toute forme de séparation conduit à une perte de connaissance de la relation continue qui nous unit tous?

Le philosophe idéaliste pourrait par exemple emprunter ses mots à Rainer Maria Rilke, commenté par Roger Munier. Il accuserait alors l’homme de la rue, et le philosophe réaliste qui cautionne démagogiquement ses formes de vie en les hypostasiant, de ne plus savoir voir parce qu’ils ne parviennent qu’à regarder. Il leur reprocherait d’avoir oublié comment on habite l’ Ouvert qui est notre condition, tant ils demeurent absorbés par les occurrences et les états de choses limités du monde (Bitbol, 2000, p.148).

3.3 Unité du monde, unité de l’être

Ayant exposé les éléments fondateurs de la philosophie relationnelle et le processus dynamique de l’acte de connaissance dynamique exprimé par les trois éléments inextricables objet-relation-sujet, dans la perspective du débat réaliste-antiréaliste, M. Bitbol va questionner les motivations profondes qui poussent les chercheurs à élaborer des visions plus ou moins réalistes. Selon M. Bitbol, la quête de l’unité jouerait le rôle de norme dans l’élaboration des sciences. Cette norme tantôt opérante tantôt idéalisée définirait des strates successives de l’acquisition des connaissances. Que ce soit la recherche de principe d’unification des théories scientifiques ou la mise en rapport de certains groupes de phénomènes, entre autres par des théories mathématisées, la quête d’unité serait à l’œuvre dans l’acte pré-conceptuel et pré-théorique de la perception. « Car percevoir, c’est pro-poser une unité signifiante qui articule les formes et qualités sensibles actuellement présentées avec quantité de formes et de qualités sensibles anticipées. Percevoir quelque chose, c’est unifier la présentation actuelle avec de possibles présentations futures de la même chose » (Bitbol, 2005, p.19).

Or, le débat perdure à savoir si cette quête d’unité est un simple travail de reconnaissance d’une unité qui appartient aux choses en soi de toute éternité ou si le sujet actif constitue l’unité par rapport à un flux héraclitéen. Les deux positions antinomiques ont du avouer leurs faiblesses et leur difficulté à convaincre leurs opposants. De leur côté, les réalistes ne disposent d’aucune preuve concluante de leur hypothèse. En effet, comment peut-on assurer que l’objet est vraiment indépendant des procédures de recherche?

Par ailleurs, la seconde faiblesse de la vision réaliste serait l’autocircularité des indices à savoir que la croyance en l’unité de la nature influence l’évaluation des résultats qui sont par la suite, utilisés comme attestation de vérité de cette unité. De leur côté, les réalistes peuvent s’interroger, en ce qui concerne les thèses constructivistes, sur la provenance du principe qui donnerait une cohérence aux flux chaotiques. En effet, selon les constructivistes, l’unité proviendrait du sujet connaissant qui assimile la variété des stimuli environnementaux à sa propre unité opérationnelle ou, de conscience. Cependant, Bitbol souligne que ce point de vue constructiviste ne fait que déplacer le problème, puisqu’il est toujours possible de poser la question à savoir si l’unité du connaissant est préexistante ou si elle est constituée. Selon Bitbol, choisir la première option, conduit à une forme de réalisme de connivence avec un en-soi de l’intérieur. Par contre, la seconde option apporte une cohérence dans l’approche constructiviste puisque ses limites nous mènent à une philosophie critique, dans laquelle le « je » n’est pas substantiel, mais s’identifie à la fonction même d’unification des représentations. À cet égard, le thème récurrent de la synthèse chez Kant se déploie comme une phase préliminaire de l’unification des perceptions dans le jugement.

Kant s’en approche à plusieurs reprises de très près, en particulier dans ses paralogismes de la raison pure où il précise que le Je est le sujet purement logique du penser et non pas son sujet substantiel. Selon lui, le Je s’identifie à la fonction même d’unification des représentations; et seule notre tendance irrépressible à la réification conduit à le prendre pour une substance simple sous le nom d’Âme ou de Moi (Bitbol, 2005, p.23).

Bitbol s’interroge alors sur la source du projet d’unification qui s’exerce autant sur le sujet que l’objet de la connaissance. Selon lui, il est possible d’invoquer la volonté schopenhaurienne co-extensive à nos vies de concentrer la diversité du monde en des dimensions maîtrisables.

Par ailleurs, l’idée kantienne d’une intuition empirique encore indéterminée quant au temps en tant que formes a priori de la sensibilité, est une autre voie. En effet, selon Kant, avant l’introduction de la forme temporelle, l’unité de ce qui se présente est parfaite. Unité symbolique, il va de soi puisqu’aucune unité conceptuelle n’est possible hors de la formes a priori du temps.

Ce que nous avançons enseigne donc la réalité empirique du temps, c’est-à-dire sa validité objective vis-à-vis de tous les objets qui ne peuvent jamais être donnés à nos sens. Et puisque notre intuition est toujours sensible, jamais dans l’expérience ne peut nous être un objet qui ne s’inscrive sous la condition du temps. En revanche, nous contestons au temps toute prétention à une réalité absolue, qui ferait que, même sans que soit prise en compte la (A36) forme de notre intuition sensible, il s’attacherait purement et simplement aux choses comme s’il en était une condition ou une propriété (Kant, 2006, p.129-130).

En complément de la vision de Bitbol pour cette quête d’unité, L. Wittgenstein propose une expérience mystique afin de surmonter la fragmentation de l’unité originelle. Dans sa première philosophie, Wittgenstein énonce que « le monde est la totalité des faits » (Wittgenstein, 1993, 1.1). Tout ce qui est éthique ou esthétique serait donc rejeté en dehors de ces limites. Ce serait l’opération logique de la connaissance conceptuelle qui nous donnerait cette impression de fragmentation dans l’espace et dans le temps. « Il est à noter, toutefois, que le monde ne se décompose en une multitude de faits que sous l’opération logique de la pensée, qui conceptualise et divise; sous le regard du sujet transcendantal, le monde forme plutôt un tout délimité qui peut prendre de l’expansion ou se rétrécir » (Lambert, 2010, p.17). Nous retrouvons ici une certaine conception de l’unité hors des cadres conceptuels donc, hors des schémas a priori kantiens. Selon Wittgenstein, le sujet transcendantal voit le monde comme un tout, un tout délimité par la notion de limite à l’infini, car on ne peut rien dire de ce qu’il y a en dehors du monde. Il est important de spécifier que chez Wittgenstein, les expériences mystique (Gefühl) et esthétique font référence à la même expérience de transcendance au sens de la grâce et requièrent une vision intérieure.

On pourrait dire que l’éthique consiste à contempler le monde comme une œuvre d’art, l’esthétique a contemplé l’œuvre d’art comme un monde, car l’œuvre d’art est précisément « l’objet vu sub specie aeternitatis » [C, 07/10/16, 154]. Les remarques de Wittgenstein sur l’art évoquent l’idée schopenhauerienne de la contemplation esthétique par laquelle on peut échapper à l’emprise de la volonté, parce que l’esprit du sujet est alors absorbé par une seule image, un monde unique, ce qui relie la perspective esthétique au solipsisme : en observant l’objet ou le monde sub specie aeternitatis, le sujet se l’approprie et le fait sien (Lambert, 2010, p.17).

Il n’est pas étonnant que le mathématicien et logicien G. Frege n’ait pas trouvé claires les propositions du Tractatus de Wittgenstein, qu’il ait eu du mal à les comprendre et qu’il ait demandé des démonstrations. Et pourtant, ce que Wittgenstein semble considérer essentiel est justement ce sur quoi l’on doit se taire à cause de l’impossibilité logique d’en faire une démonstration.

En fait, le projet de Wittgenstein est tellement éloigné des préoccupations de Frege que celui-ci n’aurait rien compris au Tractatus. […] N’est-ce pas parce que la compréhension du Tractatus n’exige pas seulement des capacités intellectuelles, mais une réelle communauté d’esprit avec son auteur, soit d’avoir vécu l’expérience de la transcendance qui fonde la perspective adéquate sur le monde? En effet, toute la métaphysique du Tractatus procède du sentiment mystique du monde comme unité ou « totalité bornée », ce qui implique une autre expérience du monde que celle de l’intellectuel limité par les conceptions forgées par la raison (Lambert, 2010, p.10).

À propos de Wittgenstein, Bitbol indique que la thèse initiale de Wittgenstein proposait que « tout ce qui apparaît est la perception, le souvenir, et la projection vers le futur, contenus dans le présent de l’expérience; l’apparaître présent contient donc le temps, plutôt qu’il n’ est dans le temps » (Bitbol, 2010, p.525). Selon Bitbol, Wittgenstein va renoncer plus ou moins à cette première philosophie à cause de la difficulté d’exprimer l’instant présent. Toutefois, Wittgenstein ne serait pas revenu pour autant dans les sentiers battus du positivisme restreint comme on pourrait le proclamer trop hâtivement. Dans la perspective de Bitbol, la thèse première de Wittgenstein se serait silencieusement radicalisée, car même si l’instant-présent ne peut s’autoproclamer vainqueur, il peut laisser la place à « l’art de vivre ».

Puisque le présent ne s’oppose à rien, et ne dispose d’aucune ressource lexicale pour s’autoproclamer, il reste à laisser se déployer la richesse entière de la présence telle que l’exprime la grammaire; puisque l’expérience située ne fait contraste avec rien, il reste à expérimenter sur/dans les formes de vie. Puisque cette singularité que l’on vit, ce monde comme on le trouve, ne peut décidément pas se dire en empruntant les mots de sa fragmentation, alors il reste à l’habiter, à en épouser les méandres, à se nourrir de son énergie différenciatrice, à s’étonner discrètement de chacun de ses traits « d’évidence » en les exposant comme si on les découvrait pour la première fois, à faire voir les lignes de fracture du langage en les faisant ressortir par de brèves remarques au ton faussement détaché (Bitbol, 2010, p.527).

3.4 Le couple intérieur-extérieur

« Si le vrai est ce qui est fondé, alors le fondement n’est pas vrai, ni faux non plus » (Wittgenstein, 1976, p.68, op.cit. Bitbol, 2010, p.56). Suite à cette proposition privée de valeur de vérité, Bitbol nous suggère de nous poser la question à savoir quelle est la légitimité d’avancer des propositions sans les démontrer. À cet égard, Wittgenstein considère cet acte comme crucial pour la philosophie.

Concentrer l’attention sur les « certitudes » informulées, comme le fait Wittgenstein, c’est indiquer que la philosophie est la discipline des confins (du langage, du schème, du cadre de présuppositions, etc.) En détourner l‘attention, comme le fait Davidson, c’est au contraire vouloir installer la philosophie parmi les autres disciplines, et en particulier parmi les disciplines scientifiques dans leur régime « normal », non révolutionnaire. Cela revient à chercher à faire de la philosophie aussi un mode d’exploration se déployant à l’intérieur des limites admises. La philosophie cesse d’être l’aventure à jamais inachevée de la problématisation, et prétend devenir une technique de résolution de problèmes scientifiques (Bitbol, 2010, p.58).

Toutefois, nous croyons que l’abandon du critère de vérité exclusive ne signifie pas le rejet de toutes formes de règles sur la fonctionnalité de nos lois scientifiques ou de nos activités sociales. Il est toujours possible d’invoquer un critère de vérité issu de la cohérence du tout, telle l’information transmise par un symbole, un ensemble dynamique.

La justification point par point des éléments d’un raisonnement logique peut être utile dans la démarche strictement scientifique, mais l’application exclusive de cette méthode à la démarche philosophique réduit la portée créative de celle-ci. En effet, la vie ne peut être réduite à des affirmations conceptuelles logiques sans étouffer sa capacité à s’autoproclamer vivante à chaque instant présent. Nous avons vu à quel point la philosophie de Wittgenstein fut mal reçue et incomprise par le logicien Frege. Malheureusement, les œuvres faisant appel à une compréhension plus intuitive, métaphorique comme celles de L. Wittgenstein, E. Cassirer ou E. Panofsky sur l’analyse iconographique et, à la limite, une partie de l’œuvre de Bitbol, sont rapidement qualifiées de mystiques, leur compréhension demeurant obscure au lecteur exigeant la démonstration scientifique.

Goodman revendique ainsi le droit d’avancer certaines propositions sans argumenter. Car remarque-t-il […], il est vain d’argumenter en faveur d’un système de catégorisations qui préconditionne l’argumentation. Les propositions « non argumentées » pointées d’un doigt accusateur ne sont ni des thèses ni des croyances, mais des « suggestions de catégorisations et de schèmes organisateurs » […]. Elles n’ont pas de valeur descriptive, mais déclarative : les énoncer revient non pas à décrire un état de fait sous la présupposition d’un cadre structurant, mais à déclarer dans quel cadre vont se déployer descriptions et argumentations (Bitbol, 2010, p.58).

Aux dires de Bitbol, lorsque nous arrivons aux certitudes wittgensteiniennes, dans ces expressions ne relevant pas des règles, mais d’un non-usage, il n’y a plus d’arrière-plan formel à faire ressortir et, même l’élargissement du principe de charité devient, à ce point, désuet. Or, à défaut de rejeter complètement ces affirmations non démontrées, il serait toujours possible d’essayer de saisir la cohérence de l’expression. Cette seconde approche apparait plus cohérente avec une approche philosophique. Bitbol donne l’exemple de la compréhension du mot sanskrit dharma qu’on peut traduire par « élément ». Pour l’école bouddhiste, ce mot correspond à une liste d’éléments fondamentaux nécessaires à la compréhension de notre esprit. Le dharma exprime entre autres cinq éléments fondamentaux nommés skandha qui se résument en forme réceptrice, sensations premières, la perception comme telle, les formations mentales ou concepts et, finalement, la conscience du moi qui nous fait entrer dans la dualité sujet/monde extérieur. Bitbol note avec pertinence que le mélange des éléments d’existence physiques et mentaux de la liste peut rendre difficile la compréhension logique de ces agrégats. Il nous serait donc difficiles de conférer un sens au mot dharma puisqu’il recouvre « un groupement de concepts et de régions ontologiques hétéroclites » (Bitbol, 2010, p.67). Cela devient encore plus incompréhensible pour la pensée occidentale si l’on ajoute que skandha peut désigner l’ensemble de l’univers. Bitbol suggère de décharger ces expressions de toute fonction théorique et ontologique et de leur attribuer une « fonction d’auto-analyse thérapeutique afin de saisir ce qui se présente et ainsi, d’éviter le piège de la solidification du « moi substantiel » et du « monde extérieur » (Bitbol, 2010, p.68).

On pourrait traduire dharma par « cristallisation temporaire » : cristallisations fugaces de ce qui est vécu, germes de concrétions ontologiques et conceptuelles dont il s’agit de s’affranchir. Cela est d’autant plus vraisemblable que les écoles bouddhiques insistent chacune à leur manière, à un degré plus ou moins fort, sur l’instantanéité, l’impermanence, la fugacité, pour ne pas dire le caractère de fulguration des éléments […] (Bitbol, 2010, p.69).

À l’inverse, les penseurs indiens peuvent utiliser les termes idéalistes, phénoméniste, réaliste, sujet et objet dans leur système métalinguistique. Pour eux les notions de moi et d’événements sont le déploiement des jeux de la conscience à certains stades de transformation. Ce que nous considérons comme le nec plus ultra de la connaissance est pour eux une « illusion majeure: la non-reconnaissance de l’identité de soi avec ce qui est […] » (Bitbol 2010, p.70). En d’autres termes, nous cristalliserions en étants de toutes sortes des phénomènes qui sont spontanés et temporaires. Cette illusion métaphysique peut être rapprochée de la croyance en un moi substantiel et du nécessairement monde extérieur au sujet. Cependant, en levant le voile de l’illusion métaphysique, la croyance en un moi substantiel peut se dissoudre et les phénomènes pourraient être perçus comme moins solides, indépendants et permanents. Dans ce processus de désubstantialisation, il devient alors possible d’arriver à la conclusion, qu’il n’y a pas de limite entre ce que nous croyons être le sujet et les phénomènes dits extérieurs. Le couple intérieur-extérieur est rompu.

Intérieur et extérieur![…] Le cœur de cette phrase isolée écrite par Wittgenstein réside dans son point d’exclamation. Ce qui s’y lit est un étonnement intense, presque muet, devant la grande dualité communément nommée et pourtant insaisissable (Bitbol, 2010, p.76).

Ainsi, selon Bitbol, dans un sens transcendantal élargi, les schèmes deviennent immanents au champ qu’ils structurent et ils ne doivent pas « être considérés comme extrinsèques (au matériau qu’ils informent), ni fixés une fois pour toutes » (Bitbol, 2010, p.76). Bitbol fait ici, un rapprochement entre le couple intérieur-extérieur et le couple schème-contenu. Nous avons vu que le terme extérieur ne ferait référence qu’à « un point focal virtuel dans un jeu d’échange entre expériences situées, un foyer qui émerge et se stabilise par la dynamique du jeu » (Bitbol, 2010, p.79). Le terme contenu évoquerait donc un Urstoff, un donné informe offert à l’empreinte du schème. Mais il signifierait aussi un modèle structuré, étant le corrélat invariant d’un jeu de structurations. Ce contenu serait toutefois fuyant, sa structuration ne pouvant jamais être considérée comme achevée. Bitbol donne l’exemple de la « trajectoire circulaire d’électrons dans la chambre à bulles qui a été détectée » qui peut être considérée comme un « fait » dans la vision de la mécanique classique, mais qui en réalité n’existe même pas en mécanique quantique.

Un grand moment dans l’histoire du paradigme quantique fut la prise de conscience par Werner Heisenberg, en février 1927, que la trajectoire « observée » dans une chambre à brouillard de Wilson ne pouvait plus être tenue pour un « fait ». […] Heisenberg préconisa alors un repli du « fait » en deçà de la ligne des concepts classiques, un recul du contenu vers davantage de « pureté ». Ce qu’on observe dans la chambre à brouillard, remarque-t-il, « ce sont simplement des « gouttelettes d’eau […]» en grappes approximativement alignées, et non pas un parcours précis et continu (Bitbol, 2010, p.80).

Bitbol commente qu’il y aurait eu plusieurs tentatives de purification de l’expression même « gouttelettes d’eau », mais celles-ci se seraient heurtées à définir ce qui préexiste au concept lui-même. Le terme contenu est tout aussi difficile à solidifier que celui d’extérieur puisque les deux termes nous ramènent toujours à la limite de l’indicible et de l’infiniment petit traduisant l’insaisissable.

De son côté, le couple intérieur-schème se confronterait à un débat similaire. Selon Bitbol, si l’on qualifie une expression de débat intérieur, cela restreint l’expression à celui qui l’énonce, tout comme, rapporter une proposition à un schème spécifique, restreint sa portée à la valeur du dit schème. La proposition devient alors hors d’atteinte d’une discussion qui ne respecterait pas les cadres du schème. Le philosophe contemporain R. Carnap aurait fait une distinction similaire entre les questions internes à un schème et les questions qui portent sur la validité totale du schème. Selon Carnap, une question interne serait un problème formulé dans les termes imposés par un schème et la question n’aurait de sens que dans ce contexte. De plus, les questions théoriques sur l’existence des classes d’entités définissant le schème ne seraient que des questions pratiques sur l’opportunité d’utiliser le schème ou non. Le repérage des limites du schème reposerait donc sur les propositions qui en sont constitutivement exclues. « Plus concrètement, les frontières du schème se manifestent à ceux qui emploient des propositions transgressives par le silence réprobateur, les haussements d’épaules, ou le retour rapide vers leurs formes d’expression standard, des locuteurs qui en sont les habitants » (Bitbol, 2010, p.82).

Bitbol insiste que dans les notes de Carnap, quant à la manière de passer d’un schème à l’autre, il n’argumente pas sur l’existence ou la non-existence des classes de cadres linguistiques. Il s’interroge seulement sur l’opportunité de les prendre comme bases de développement d’une épistémologie. « Cette reconnaissance du statut purement fonctionnel des cadres (schèmes) et du matériau (du contenu) désamorce d’emblée, en dissolvant leur motif ontologique, les doutes concernant leur existence indépendante» (Bitbol, 2010, p.83).

Finalement, Bitbol suggère de donner de l’espace aux possibilités « de circonscrire des régions multiples d’organisation des connaissances », « d’y repérer des zones indiscutées », « de dégager des invariants transrégionaux faisant fonction de contenus » et « de rapporter les propositions d’un langage historiquement stratifié à une multiplicité d’arrière-plans structurants ayant prévalu à des époques successives ». Il devient alors possible de « donner un sens à l’idée d’une pluralité possible de relations cognitives, sans avoir à en prendre la représentation imagée et extériorisée au sérieux » (Bitbol, 2010, p.84).

3.5 Kant et la philosophie de la relation

Bitbol va faire un rapprochement non identitaire entre la méthode d’analyse interne de la relationnalité cognitive et le principe d’une épistémologie transcendantale. Ces dernières demeurent mal comprises et Bitbol va tenter de mettre en évidence que déjà chez Kant, « et pas seulement dans sa descendance néo-kantienne, la figure externaliste de la relation entre sujet et chose en soi ne joue plus qu’un rôle d’appui imagé, rendu inévitable par la tension de la raison vers le prolongement idéal vers ses propres visées » (Bitbol, 2010, p.170). Bitbol va utiliser la théorie intégralement relationnelle de la connaissance promue par Nagarjuna et va démontrer la convergence de cette approche avec l’épistémologie transcendantale.

Selon Bitbol, la valeur universelle du travail de reformulation de l’original kantien serait ainsi mise en valeur par ce rapprochement entre deux philosophies de provenance différente. En effet, il existerait une version transcendantale de deux critères internes de la philosophie relationnelle. En premier lieu, l’inférence vers la relativité comme explication optimale de certains aspects de la connaissance prendrait deux formes distinctes chez Kant. Le trait de finitude apparaîtrait de façon récurrente dans l’œuvre de Kant. En effet, ce dernier nous informerait que quelque chose est donné passivement par les sens dont le contenu est imprévisible, contingent. L’impossibilité de pouvoir contrôler cette matière pose déjà de sérieuses limites et seule la raison nous permettra de « remonter, si cela se peut, du monde sensible qui ne « consiste que dans la relation à nos sens […]» vers l’inconditionné est l’affaire de la raison» (Bitbol, 2010, p.171). Bitbol précise que la raison du Kant précédant la Critique de la raison pure permettait aux pensées intellectuelles de représenter les choses « telles qu’elles sont », mais par la suite, la raison kantienne ne pourra qu’extrapoler à partir de l’expérience. L’inconditionné devient alors un point de fuite dans la perspective de la saisie rationnelle.

C’est ce qui a conduit Alain Renaut 2 à remarquer que Kant a renversé le rapport de la finitude de l’absolu : au lieu que notre finitude anthropologique soit conçue comme limitation au regard d’un absolu, c’est l’absolu qui est reconduit à notre finitude, comme son ombre portée aux dimensions fantastiques. Dès lors, le caractère situé de notre condition n’admet aucun espace plus vaste dans lequel inscrire ses coordonnées. Si relativité de la connaissance il y a en épistémologie transcendantale, c’est une relativité purement « interne », conçue sur la foi de traces et d’indications obliques, non gagée sur une relation « externe » à quelque absolu que ce soit (Bitbol, 2010, p.172, 2 Renaut, 1997, p.191).

Ce serait cette relativité cognitive qui permettrait aux lois des sciences physiques et mathématiques de prétendre à une validité universelle nécessaire. En effet, cette universalité ne pourrait être basée uniquement sur la régularité empirique, car ce constat implique l’évaluation lacunaire du passé et d’un futur incertain. La nécessité appartiendrait donc à des règles a priori. De plus, si les règles définissaient des choses telles qu’elles sont, la nature et la possibilité de cette liaison demeurent difficilement démontrables comme nous l’avons vu dans la section concernant le réel voilé proposé par B. d’Espagnat. Par contre, si les lois s’inscrivent dans le cadre qui a servi à les constituer, l’accord devient possible entre la loi et l’objet. Il appert cependant que ce statut de connaissance ne s’applique qu’aux phénomènes.

Bitbol précise aussi qu’un autre critère de la relationnalité cognitive reposerait à la fois sur le constat de la pluralité des contenus et des domaines de connaissance et le fait que la connaissance est ordonnée d’une certaine manière afin d’être rapportée à une certaine unité. Cependant, l’unité de l’objet ou du monde ne devrait pas être assimilée à une cause externe. « C’est seulement à condition que l’unité du foyer visé par les domaines de connaissance se distingue de celle, hypothétique, du fondement transcendant des phénomènes, que la question de la relationnalité peut être considérée comme décidée à l’intérieur de l’immanence du processus cognitif» (Bitbol, 2010, p.174). Or ces critères seraient tous satisfaits dans l’œuvre de Kant. En effet, sous le thème de la synthèse récurrent dans l’œuvre de Kant, l’intuition rassemblerait les sensations plurielles dans son continuum préalable. De plus, elles seraient organisées en concepts par le biais des schèmes réglant leurs rapports dans le temps. Kant n’attribue toutefois pas ce processus de réunification « à ce qui est censé affecté la sensibilité. C’est au contraire dans la faculté de connaître qu’est reconnu le principe de synthèse des perceptions. […] La confrontation kantienne de la diversité des apparences et de l’unité des foyers visés offre bien un critère interne de relationnalité des connaissances» (Ibid., p.175).

Nous voyons donc que chez Kant, l’objet est maintenu à l’horizon de la relation cognitive et qu’il relègue le pôle sujet à l’arrière-plan en dehors de toute figuration spatiale puisque l’espace est lui-même une forme a priori de la sensibilité. Bitbol note cependant que la difficulté d’assimiler l’épistémologie transcendantale à la philosophie relationnelle est le questionnement à propos de la chose en soi qui affecte les sens. Or, la solution se trouverait dans le caractère purement fonctionnel des deux pôles du rapport sujet/objet qui peut être résorbé dans le milieu d’une simple contextualité. La chose en soi « est ce qu’on ne peut pas éviter de penser, et qui pourtant, par définition, ne saurait être connue » (Bitbol, 2010, p.182). Il appert que chez Kant, selon l’interprétation de Bitbol, cette chose en soi désigne les limites de la raison puisque nous manquons de l’instrument conceptuel qui permettrait de concevoir cette chose en soi.

La chose en soi, écrit Kant, ne peut pas être conformée aux catégories qui s’appliquent aux contenus d’expérience. Dès lors sa « représentation » reste « vide » 3; elle n’a d’autre fonction que de signifier à la connaissance la vanité de sa tentation spéculative, et l’ouverture vertigineuse de son champ (Bitbol, 2010, p.183, 3 Kant, I., Critique de la raison pure, op. cit. B345).

Le sujet ne se laisse donc pas substantialiser chez Kant et cette critique bidirectionnelle sur l’objet en soi et le sujet substantialisé mettrait, selon Bitbol, un terme au discours dualiste. La connaissance reprendrait donc ses droits face à la productivité, voire à la créativité, en instaurant une symétrie entre les moments objectifs et subjectifs de la représentation au fil de l’acte de synthèse des perceptions. Nous verrons dans la discussion que cette tendance naturelle à réifier le sujet et l’objet pourrait provenir de formes symboliques communes à tous les esprits qui permettraient de s’entendre sur la fonctionnalité des lois régissant les phénomènes.

3.6 Une ontologie des relations est-elle possible?

En réponse à cette question fondamentale à savoir si une ontologie des relations pourrait exister, Bitbol nous propose une vaste et fructueuse réflexion historique sur l’ontologie possible de la relation. Bitbol souligne d’entrée de jeu que, la réduction monadologique des relations par Leibniz a conduit à la réduction « moniste » des relations. Or, il semble qu’il soit difficile de maintenir l’équilibre de point de vue entre l’excès de fragmentation leibnizien et l’excès fusionnel de la philosophie de Spinoza. Cet équilibre fragile du juste milieu pourrait cependant se maintenir en focalisant sur le rapport entre la philosophie relationnelle et l’activité constitutive de la connaissance. De plus, cette vue aurait permis de contrer les arguments des défenseurs d’une ontologie des relations. Bitbol donne l’exemple de D. W. Mertz, un héritier de B. Russell, dans sa critique de la thèse que les relations puissent se réduire aux prédicats monadiques. Mertz souligne que même si certains traits de relation asymétrique pouvaient être des candidats plausibles au statut d’entité autonome, ces relations devraient répondre au critère de puissance d’agir tel qu’énoncé par Platon […] (Bitbol, 2010, p.410). Ce critère serait déposé dans des complexes émergents du jeu des relations lui-même selon le type et le nombre et l’ordre des éléments particuliers connectés. Ceci composerait un « fait individuel d’être ensemble » selon A. N. Whitehead. Cette relata serait ordonnée selon une cause devenant elle-même un exemplaire de relation. Bitbol critique néanmoins Mertz à propos de son indifférence de cette possible régression à l’infini des sous-ensembles. En effet, contrairement à une régression symbolique qu’on peut extrapoler jusqu’à un infini symbolique, la régression d’entités autonomes serait vouée à la finitude. Ce serait à la science d’identifier les entités atomiques du monde de ce système ouvert de réseaux. Mertz amorcerait cependant une nouvelle modalité de connaissance permettant une investigation scientifique plus large que la physique classique (Mertz, 2002).

Toujours dans la perspective de Bitbol, le projet d’une ontologie relationnelle comporterait le défi de substituer les relations à leurs termes afin que ces derniers soient définis par leur position relationnelle dans le réseau. Cependant, cette démarche demeurerait périlleuse puisqu’il est difficile de manipuler des bare particular ne possédant aucune caractéristique. Bitbol cite R. Carnap qui, dans sa Construction logique du monde, caractérise les objets d’un domaine par leur seule situation topologique dans un graphe. Ainsi, il serait possible de donner des caractéristiques identitaires aux relations uniquement si les nœuds demeurent topologiquement indiscernables, ce qui est peu probable compte tenu des natures de réseaux possibles. Cette thèse de Carnap a été reprise par R. Dipert qui va augmenter la ferveur d’une lecture structuraliste des théories physiques. Cependant, Bitbol précise que Dipert souligne le manque de quelque chose de précieux à son univers-graphe, ce quelque chose étant « l’expérience », les actes mentaux conscients. Cependant, l’excès inverse serait de caractériser le graphe comme entièrement fait de conscience. Carnap propose donc de partir des vécus afin de déployer le processus d’objectivité, mais de maintenir ces faits vécus à un stade primitif en déclarant que la base de la constitution est relativement indifférente. Cependant,

[…] l’accroissement indéfini de la désubjectivisation n’équivaut nullement à une volatilisation de la « base » subjective. […] On a envie d’employer, à propos de la tentation d’escamoter la « base » subjective au profit de sa production objective, la même métaphore que Kant à propos du projet (métaphysique) qu’a la raison de s’affranchir de l’expérience. L’oiseau constate qu’il vole mieux lorsqu’il monte et que l’atmosphère se raréfie; qu’on se demande s’il volerait encore dans le vide. […] L’effort que fait l’activité de connaissance pour s’auto-escamoter aboutit paradoxalement à la révéler » (Bitbol, 2010, p.417-418).

De plus, selon Bitbol, la référence que fait Carnap à E. Cassirer à propos de son œuvre Substance et fonction appuierait son interprétation non ontologique dans son œuvre la Construction logique du monde. En effet, le philosophe Ernst Cassirer remplace la catégorie de substance au profit de celle de fonction et des éléments au profit du réseau relationnel par exigence de la méthode de connaissance. Dans l’œuvre La philosophie des formes symboliques élaborée dans les années 1920, E. Cassirer tente d’unifier les modes de pensée scientifique et culturelle dans une même vision philosophique par les formes symboliques, sortes d'invariants de la culture humaine, tels les cultes anciens, les rituels, les mythes, la magie et l'art. Les symboles, les mythes et le langage naturel seraient, selon E. Cassirer, à l’origine de la religion, de l’art et de la pensée scientifique, cette dernière étant le mode supérieur de connaissance. De plus, selon le philosophe d’origine juive allemande, les concepts utilisés en mathématiques et en physique ne seraient pas des concepts désignant une chose en soi. Notre connaissance de la réalité correspondrait plutôt à la mise en évidence des structures d’un tissu de relations (Cassirer, 1977, 1972b).

Dans la continuité de l’analyse kantienne des représentations, Cassirer s’appuie sur l’idéalisme transcendantal afin d’établir le mode et la validité des représentations de l’entendement. Il tente cependant d’élargir le modèle des catégories comme fondement de la représentation en introduisant de possibles composantes symboliques objectives. Ces symboles joueraient le rôle d’éléments régulateurs pour l’esprit rationnel et seraient accessibles à travers l'expérience morale, la recherche mathématique et les productions culturelles. La forme symbolique des rapports du tissu relationnel entre humains favoriserait un accord intersubjectif cohérent. L’analyse cassirienne du langage, du mythe, de la religion et de la science en termes de grandes catégories de la culture, tenterait donc d'élargir la philosophie transcendantale kantienne à la vie de l'esprit. Cependant, l'espace et le temps ne sont plus des a priori, mais deviennent des perceptions originaires. Chez Cassirer, l’ a priori n’est plus une catégorie transcendantale, mais devient un invariant logique (Cassirer, 1977).

Par ailleurs, Cassirer tente de déterminer les conditions transcendantales de la physique post-einsteinienne en distinguant le paradigme aristotélicien, dans lequel la science manipule des concepts génériques dérivés de genres naturels, et le paradigme galiléen de type structural. Les concepts scientifiques réintégrés dans une totalité cohérente deviennent les piliers des relations composant le réel. Selon le philosophe, la relativité d’Einstein est concevable dans la philosophie critique kantienne moyennant l’aménagement mathématique de groupes de transformations. Cassirer demeure cependant fidèle à la distinction kantienne entre le monde du fait et de la légalité décrite à partir de la position transcendantale.

Chaque direction originelle qu'adopte la connaissance, chaque interprétation à laquelle elle soumet les phénomènes afin de les rassembler sous l'unité théorique ou sous celle d'un sens déterminé, renferme en elle une façon particulière d'appréhender et de former le concept de réalité effective. Il en résulte ici non seulement des différences de signification caractéristiques entre les objets scientifiques eux-mêmes. […] Mais ici encore viennent s'opposer à la totalité de la connaissance théorético-scientifique d'autres donations de sens et de forme qui possèdent un type indépendant et une légalité indépendante - comme c'est le cas de la « forme » éthique et de la « forme » esthétique. […] Quant à la totalité des formes qui se présentent à nous ici, c'est seulement si nous résistons à la tentation de les comprimer sous une unité métaphysique ultime, sous l'unité et la simplicité d'un « fondement du monde » absolu et de vouloir les déduire à partir de ce dernier, que leur véritable teneur et leur plénitude concrète s'ouvrent à nous » (Cassirer, 2000, p.128-129).

Cette forme d'objectivation ne permet pas cependant de considérer l’existence de choses indépendantes.

Le « donné » de l'objet se transforme alors en « tâche » de l'objectivité. Tâche à laquelle, comme on peut le montrer, la connaissance théorique n'est pas seule à participer, car toute l'énergie de l'esprit y prend part à sa manière. Désormais, le langage et l'art, eux aussi, se voient assigner leur signification « objective » originale, non pas parce qu'ils reproduisent une réalité existant en soi, mais parce qu'ils la préfigurent et sont des modes et des directions de l'objectivation (Cassirer, 1972a, p.108).

Dans la période de création de Substance et fonction, le processus d’adéquation entre le concept mathématique et l’objet semblait permettre une donation de la totalité de sens. Dans la Logique des sciences de la culture, Cassirer dérivera vers une objectivité construite interprétée comme « déjà là », mais sur le mode de l'essence encore abstraite (Cassirer, 1972a, 1977).

La définition du concept chez Cassirer est basée sur les fonctions de variables. En effet, une fonction mathématique représenterait une loi universelle qui, grâce aux valeurs successives prises par la variable, peut sous-tendre tous les cas particuliers. Cette nouvelle méthode de conceptualisation basée sur la fonction traduit bien l’aspect relationnel de la réalité. La fonction, tout en décrivant une relation générale, rassemble sans les effacer toute une suite de relations particulières. La validation se fait par l’expérimentation, mais le principe relationnel est fondé par la théorie. De même, le symbole, pour confirmer sa validité opérationnelle, doit se tourner vers la loi qui définit l’enchaînement de ses différents éléments. La réalité phénoménale de Cassirer est donc fondée sur une structure relationnelle de concepts unifiés par la science qui ne proviennent pas des seules perceptions sensibles (Cassirer, 1972b). Dans le cas précis de la géométrie, c’est seulement en prenant conscience de la règle de construction qu’il est possible d’appréhender l’ensemble des relations inscrites dans la figure donnée. Cette procédure passe de l’unité de la procédure géométrique aux cas particuliers d’application. Cassirer note que la tentative de réduire les relations mathématiques et logiques à des énoncés concernant la coexistence empirique de contenus représentatifs pris dans leur singularité est vouée à l’échec. « Ces relations ne nous apprennent rien sur l’existence ou la fréquence des contenus d’expérience dans l’espace et dans le temps; elles établissent entre modèles idéaux un enchaînement dont la valeur est nécessairement indépendante de tous les changements intervenant dans le monde des objets dotés d’une expérience sensible» (Cassirer, 1977, p.273).

D’autre part, Cassirer juge la distinction entre le « général » et le « particulier » inadéquate et artificielle puisqu’elle disjoint les modalités de la démarche intérieure de la connaissance qui lui est fondamentalement indispensable.

Aussi, depuis qu’elle s’est engagée dans la « voie sûre d’une science », la science empirique de la nature a-t-elle cessé de prendre une part active au conflit qu’entretiennent les clans philosophiques sur les droits respectifs de l’induction et de la déduction. Une fois assurée de sa procédure propre, elle ne pouvait manquer de s’apercevoir qu’il s’agit là d’une distinction fausse et artificielle disjoignait des modalités et des démarches intérieures à la connaissance et qui lui sont, l’une et l’autre également indispensable, dès les tous premiers essais qu’elle fait pour prendre l’exacte mesure de ses possibilités (Cassirer, 1977, p.269).

Ainsi, durée et changement, être et devenir, unité et pluralité ne seraient que les modalités fondamentales de la connaissance. La valeur de vérité d’un jugement devrait être restreinte à l’instant présent où le jugement est porté, ce qui détermine la limite naturelle du concept. Dès que nous spéculons sur une impression issue d’un moment antérieur, nous sommes sortis du donné pour nous ouvrir au non donné. C’est donc l’anatomie psychologique de l’acte même du jugement qui forme le jugement, ce dernier ne pouvant pas surplomber la totalité infinie des cas possibles. Dans la perspective de Cassirer, le jugement de perception kantien n’est qu’un compte-rendu portant sur un vécu momentané et individualisé et, s’il combine sujet et prédicat, ce n’est pas à cause d’un rapport de conditionnement réciproque, mais par des règles subjectives. Le jugement de perception kantien n’entraînerait donc pas une disjonction radicale des jugements eux-mêmes, ni leur distribution en deux classes hétérogènes. Il ne représenterait finalement qu’un cas limite destiné à souligner la nouveauté du concept d’objectivité scientifique. Ce serait donc l’intégration d’une situation dans l’ensemble du processus lui-même qui formerait le but véritable de l’induction. Le mystère de l’induction serait déjà contenu dans chaque cas particulier et la seule accumulation d’éléments ne modifierait pas la signification de leur concept.

Pris dans sa durée empirique et avec l’ensemble des propriétés empiriques constantes, l’objet visé n’est jamais que l’intégrale des propriétés momentanées dont l’expérience, de par sa singularité même, nous informe. Mais l’intégration et son processus logique ne seraient pas possibles si l’élément n’impliquait déjà la relation à l’ensemble, c’est-à-dire si le contenu changeant de l’expérience, malgré toutes les apparences de la dispersion et de l’émiettement, ne persistait à évoquer la légalité et l’invariance qui informent toute expérience (Cassirer, 1977, p.280).

Il serait donc absolument essentiel, selon Cassirer, de considérer tous éléments du processus ainsi que leurs relations afin que l’expression du processus global et de la règle qui le sous-tend stimule chaque raisonnement inductif. Pour Cassirer, l’ensemble est plus grand que la somme de ses parties à cause de la relation entre ses parties. Un élément singulier ne peut donc être appréhendé qu’en interdépendance avec les autres éléments. La nécessité d’un invariant et de variations se commanderait réciproquement puisque c’est par rapport aux variations possibles qu’il est possible d’exprimer les interdépendances invariantes propres aux idées logiques.

L’objectivité ne viendrait donc pas de la chose en soi, mais de la fonction de relation entre les éléments. L’objectivité est donc en quelque sorte subjective, c’est-à-dire un produit des forces créatrices symboliques et de l’aspect conceptuel de l’esprit. Pour Cassirer, l’universalité du concept serait donc le fruit de l’union des relations et de l’expérimentation, permettant de constater quels sont les systèmes d’interdépendances réalisés dans l’expérience. Ces deux approches s’entremêleraient continuellement. « La règle est, au cœur d’elle-même, animée par la tendance à s’élever en forme de loi; inversement, la perfection conceptuelle réalisée par la loi n’atteint qu’une stabilité toute provisoire, dans la mesure où elle ne cesse de donner vie au moment de l’hypothèse » (Cassirer, 1977, p.293). L’expérience sensible n’aurait pas non plus de permanence puisqu’elle ne serait qu’un « conglomérat d’impressions non reproductibles » de manière identique. Toutefois, l’agencement des règles logiques procure une certaine cohérence libre de toute considération métaphysique. « Par science, nous entendons alors, non pas l’approche d’une réalité existante et stable, mais l’équivalent d’une illusion toujours renouvelée, une phantasmagorie où, de moment en moment, une image nouvelle repousse toutes les images anciennes pour disparaître et s’effacer bientôt devant une nouvelle image » (Cassirer, 1977, p.301). Cassirer soutient donc, avec pertinence, que la caractéristique principale de la métaphysique est, non pas d’outrepasser la plan de la connaissance, mais d’y intervenir et de disjoindre des points de vue opposés , particulièrement dans le rapport entre la pensée et l’être, entre le sujet et l’objet de la connaissance. De cette « empressante opposition » entre les notions de choses et de l’esprit découlerait malheureusement la supposition de l’existence de deux mondes distincts interne et externe. « Aucune continuité dialectique ne saurait jamais obturer ni compenser vraiment les ruptures déjà consommées à la racine même des notions les plus fondamentales; l’histoire de la métaphysique oscille entre ces deux extrêmes sans pouvoir parvenir à dériver l’un de l’autre ni à réduire l’un à l’autre » (Ibid., p.307). Ainsi, l’opposition entre le subjectif et l’objectif devient totalement étrangère à l’expérience immédiate inconditionnée.

Il n’y a pour elle [l’expérience immédiate] qu’un seul niveau « d’existence » qui inclut uniformément et sans distinction tous les contenus. Ce que la conscience appréhende hic et nunc « existe » du même coup et dans la forme exacte sous laquelle il s’offre à l’expérience directe. En particulier, entre les expériences qui se rapportent au corps propre de l’individu et celles qui concernent les choses « extérieures », il n’existe aucune espèce de coupure franche (Ibid., p.308).

Selon Cassirer, la multiplicité des contenus s’ordonnerait sur un même plan dans une sorte d’équanimité. En effet, plutôt que d’un jeu d’opposition entre subjectif et objectif au sens métaphorique pour caractériser le niveau, il faudrait y voir une objectivité omniprésente « […], car à ce niveau, les contenus présentent encore cette passivité, cette immédiateté muette et indubitable qui pour nous sont liées normalement à l’idée de chose » (Cassirer, 1977, p.308).

Dans la perspective de Cassirer, ce serait un excès de l’entendement qui atténuerait cette impression d’égalité en discriminant selon des modalités supposément invariantes au fil des expériences répétitives. Cette division de l’être en monde interne et monde externe induirait donc en erreur puisqu’elle substitue à la relation dynamique et féconde entre objectivité et subjectivité d’un contenu d’expérience une division irrévocable. Ainsi, à partir des fragments de la perception directe, l’exigence outrancière de la logique ferait surgir des choses. En réalité, ces choses ne seraient que de simples expressions métaphoriques qui désignent la légalité cassirienne des phénomènes, c’est-à-dire la fonctionnalité de nos lois scientifiques et sociales. Ainsi, au lieu de mesurer les représentations « à l’aune des objets absolus », Cassirer suggère plutôt de contempler la signification de l’ensemble du système puisque ce serait elle qui déterminerait son objectivité, c’est-à-dire « ce qu’elle vaut » par rapport aux autres expériences. Ainsi, dans l’oeuvre Substance et fonction, le concept de réalité physique est décrit par une sorte de transcendance à partir de la différenciation logique des contenus d’expérience et de leur ordre dans un système de dépendances. De cette manière, l’impression particulière peut devenir le symbole de la construction systématique. « Ce n’est pas la vitalité sensible de l’impression, c’est sa fécondité relationnelle qui lui confère signe distinctif de l’objectivité véritable. Si les « choses » de la physique se rangent sur les choses données à la sensibilité et revendiquent une « réalité » d’un type original, elles le doivent à la richesse des consécutions qu’elles engendrent » (Cassirer, 1977, p.318).

Le concept cassirien reçoit donc un sens nouveau contrairement au sens donné par les doctrines métaphysiques, dans lesquelles la représentation (Vorstellung) assigne l’objet situé derrière elle. Dans ces doctrines métaphysiques, il est affirmé que l’objet dans son être absolu est déjà connu ailleurs, puisque nous pouvons déchiffrer sa configuration particulière dans la représentation même. Cependant cette métaphysique pose des objections. D’abord, la théorie des signes ne dit pas comment le concept se produit lui-même. En admettant même que les choses délèguent une partie d’elles-mêmes, il serait difficile de voir dans cette partie, une expression de l’ensemble. En effet, si des choses en soi laissaient des traces d’elles-mêmes dans la connaissance, cela n’expliquerait pas pourquoi il est possible de voir dans cette partie, l’expression de l’ensemble. C’est plutôt dans l’acte même de la représentation que nous connaissons les rapports entre les choses représentées et ceci ne révèlerait rien de la substance première des choses en soi. Ainsi, si le concept de connaissance est impuissant à dériver l’existence d’un être extérieur à celui-ci, il traduit l’exigence de la liaison des éléments par rapport à l’ensemble. «Le contenu de l’expérience prend pour nous une valeur « objective » sitôt admise l’idée que chacun de ses éléments a un rapport étroit avec l’ensemble. Voudrait-on qualifier d’illusion cet ensemble que cela resterait un pur jeu de mots : car la distinction ici présupposée, entre réalité et apparence n’est elle-même disponible que dans le système de l’expérience et sous les conditions qu’il impose » (Ibid., p.322).

Nous verrons plus en profondeur dans la discussion que l’œuvre de Cassirer joue un rôle fondamental dans la philosophie relationnelle, d’abord par sa description de la réalité comme une relation entre diverses composantes et l’introduction des formes symboliques, sorte d’invariants communs à tous les humains et porteuses d’une certaine objectivité relative. En effet, l’aspect critique du concept cassirien permet d’extraire une loi de relation, une fonction, qui transformerait les impressions en rapports ordonnés et ultimement en lois scientifiques. Le concept aurait pour fonction d’impliquer une loi de relation produisant un enchaînement nouveau et original du divers. Dans l’esprit de Cassirer, la forme de connexion des expériences se définit comme une fonction qui transforme les impressions changeantes en objet contant. Or, une certaine fonction qui, en mathématique, fait référence à « l’image de », telle la fonction donne l’image de « x en y », pourrait ordonner naturellement le jugement vers certaines relations plutôt que d’autres. Nous proposerons dans la discussion que cette modulation puisse provenir de formes symboliques propres à tous les esprits, qui moduleraient ainsi les perceptions conceptuelles. En d’autres termes, la fonction unificatrice de la forme symbolique serait reflétée dans l’organisation des phénomènes coémergents lors de la pensée préconceptuelle (perception directe). À cet égard, Cassirer parle d’un mouvement de la pensée qui n’est pas une simple valse de représentation, mais qui serait une activité autonome. Or, cet acte producteur qui discerne une légalité ou fonctionnalité dans les relations pourrait être issu de cette fonction particulière reliée aux formes symboliques qui moduleraient notre projection conceptuelle et tridimensionnelle des phénomènes de notre monde.

Ainsi, la présence des formes symboliques à travers la spontanéité de la pensée issue de l’expérience directe jouerait le rôle d’opérateurs en aiguillant nos organisations conceptuelles à tendre vers une objectivité faible pour nos règles constitutives. Nous devons spécifier que ces formes symboliques n’ont pas de substrat et qu’elles partagent la caractéristique de spontanéité lors de l’acte de perception directe. Nous proposerons dans la discussion que le partage de formes symboliques communes en plus d’une structure neurobiologique similaire entre les êtres humains puisse être des facteurs essentiels du consensus quant à une entente sur la fonctionnalité de nos lois scientifiques et de nos règles sociales. Les animaux ou toutes espèces différentes de nous percevraient probablement le monde d’une manière légèrement différente de notre perception commune. Toutefois la perception commune des humains aurait une limite puisque même un simple arc-en-ciel serait perçu différemment par chaque observateur dépendamment de sa position dans l’espace-temps.

Toujours dans la perspective d’une possible ontologisation de la relation, Bitbol insiste sur le fait que l’organisation des relations légales et fonctionnelles ne suppose pas que les relations génèrent des entités ontologiques par leur action de relier. L’acte d’avancer des relations légales engendrerait plutôt des pôles d’invariance qui n’ont pas d’existence intrinsèque, non seulement en dehors de la relation, mais aussi à l’intérieur de la relation. Le processus dynamique ne peut être réifié puisqu’il perdrait sa qualité de processus de connaissance.

Ces réflexions critiques ouvrent la voie à une philosophie des relations qui ne se confonde pas avec une ontologie relationnelle, et qui évite donc les lacunes et ses paradoxes. […] Les relations (légales, fonctionnelles) s’y voient certes assigner la priorité sur les substances ou objets connectés. Mais s’il en va ainsi, c’est parce que des pôles d’invariance opérant comme relata dans l’apparaître se trouvent constitués par l’acte d’avancer les relations légales, et non pas parce que ces relations seraient ontologiquement génératrices des entités qu’elles relient (Bitbol, 2010, p. 419-420).

À propos des théories structuralistes, Bitbol mentionne que les lectures structuralistes des théories physiques contemporaines se distinguent du réseau de relations en évacuant la mention de la catégorie d’objet à laquelle elles s’appliquent et le contenu du sens (Bitbol, 2010, p.422, Carnap, 2002 p.69). Selon Bitbol, au début du vingtième siècle, le structuralisme était fondé sur les aptitudes et les limites de la science à l’époque. Le structuralisme posséderait l’aptitude à prévoir les corrélations et extraire les invariants structuraux, mais démontrerait une limite quant à son incapacité à incorporer la base subjective. Or, les nouvelles formes de structuralisme rejetteraient totalement ou en partie « la conception langagière et syntaxique des théories physiques », le « fondamentalisme des énoncés d’observation » et la « neutralité au sujet du contenu représentatif des modèles » (Bitbol, 2010, p.424). L’empirisme constructif de B. van Fraassen va toutefois conserver le dernier aspect mentionné. Un fait devient un modèle de données, une structure qui articule les phénomènes observables. « Une théorie consiste en un ensemble de modèles caractérisés par leurs structures (généralement mathématiques) au sein desquelles on identifie des sous-structures communes susceptibles d’interprétation empirique » (Bitbol, 2010, p.425).

Dans un second temps, L. Laudan formulera l’argument de la « méta-induction pessimiste », la plus connue étant d’extrapoler l’échec définitif des ontologies scientifiques (Bitbol, 2010, p.425). La réplique la plus incisive serait venue de la thèse du réalisme structural défendue par W. Quine : « […] il n’y a aucune preuve en faveur d’une ontologie contre une autre, aussi longtemps que nous pouvons exprimer une corrélation terme à terme entre elles. Sauvez la structure et vous sauvez tout » (Quine, 1992, p.5-9, Bitbol, 2010, p.427).

Selon Bitbol, le contenu sensible de la connaissance peut difficilement se prévaloir du thème de la connaissance bien qu’il soit nécessaire pour combler l’intention de créer une théorie scientifique. En effet, lors de l’anticipation théorique scientifique et de son contenu expérimental, ce que Bitbol nomme le « remplissement » de la théorie, ne se ferait pas uniquement par le contenu sensible, mais aussi au moyen de leur structure. L’aspect d’universalité de la prévision théorique serait donc donné par la structure commune à tous les sujets du contenu sensible, sinon la théorie ne pourrait se prévaloir de son statut universel. « L’omniprésence des structures aux deux moments du geste anticipateur (visée intentionnelle et remplissement) rend plus inévitable que jamais la reconnaissance de leur statut « interfacial », sur la crête qui sépare les versants sujet et objet » (Bitbol, 2010, p.469). Les structures de la connaissance seraient énactées au sens de F. Varela. « Ni naturelles ni mentales, les structures de la connaissance sont « énactées » au sens de Francisco Varela » (Varela, Thompson, Rosh, 1993, op.cit. Bitbol, 2010, p.469).

Dans la perspective de M. Bitbol, les structures de la connaissance se retrouveraient sur le tranchant de l’épée, à l’interface de la polarité sujet-objet. Ce serait la tentative d’immobiliser le processus de la connaissance qui masquerait volontairement, ou involontairement, la double allégeance subjective-objective de la structure, soit son processus essentiellement dynamique et créateur. La structure qui interviendrait dans les sciences ne serait donc pas une figure de relations entre des objets, mais un projet de mise en forme, la structure permettant d’agir comme un opérateur de transfert lors du passage d’un domaine à un autre. Cette conception fonctionnelle et formatrice de la structure s’offrirait aussi comme une solution pour les relations sans relata puisque ces dernières peuvent être considérées comme fixés par les relations dans la même mesure où les relations s’établissent entre des relata.

C’est en effet, selon elle (conception dynamique des structures), un réseau d’oppositions mutuelles entre actions qui sert à différencier les objets- relata. Et ce sont les objets- relata, une fois stabilisés, qui servent à confirmer la relation de démarcation entre les actions qui se les donnent pour buts. […] Ainsi s’est dissoute l’énigme des relations sans relata fondateurs, un sourire sans chat pour le porter. Elle a disparu un peu à la manière de celle de l’œuf et de la poule : dans le déroulement coévolutif des étapes d’un processus, qui vient se substituer à l’incompréhensible jeu de miroir fixe de la production mutuelle (Bitbol, 2010, p.484).

Bitbol va finalement suggérer un retour à la voie Madhyamaka afin de surmonter l’inconfort engendré par les relations sans relata prédéfinis et les corrélations sans cause. D’emblée, il précise que la conception de la Voie du milieu fut tout aussi difficile à accepter pour les intellectuels hindous de l’époque de sa conception (I-II siècle apr. J.-C.) qu’elle peut l’être aujourd’hui par les philosophes occidentaux. « Plusieurs exclamations voisines témoignent de la perception qu’avait Nagarjuna du caractère quasi scandaleux de sa parole. Elles expriment une demande latente que Nietzsche aurait sans doute formulée ainsi : « Quelle dose de vérité relationnelle les êtres humains sont-ils capables de supporter 1 ? ». (Bitbol, 2010, p.488. 1 Zweig, 1993, p.73). Bitbol précise que la tendance naturelle de reconduire aux oubliettes ce genre de propositions difficiles à admettre, et ce, au point que les enseignements sur la vacuité pouvaient engendrer une attaque du cœur lorsqu’ils étaient entendus pour la première fois, viendrait essentiellement de deux aspects. Le premier point est que ces enseignements mènent directement à une responsabilisation des aléas de notre esprit et le second aspect dérive du caractère essentiellement expérientiel nécessaire à leur acceptation. En effet, l’essentiel de la pensée bouddhiste propose que, tout ce qui surgit dans la vie soit un ensemble de causes et conditions et non une seule cause. La cessation de la souffrance implique de reconnaître, à chaque instant-présent, la nature essentiellement phénoménique et temporaire de cet ensemble de causes et conditions. Bitbol note avec pertinence que le schéma causal oriente l’intelligence vers la prise de conscience des douze enchaînements successifs de la coproduction conditionnée (nidana)

[…] qui va d’une vie ignorante d’elle-même à la mort, en passant par la perception des formes, le contact sensible, le désir la saisie du désirable […]. Descendre le cours de ces égrènements permet d’expliquer les aspects choquants et douloureux de notre condition, comme la vieillesse, la souffrance et la mort. Remonter à l’inverse ce cours permet de préciser la cascade d’évènements qui nous pousse impitoyablement (mais avec notre participation involontaire) vers cette fin; et surtout d’identifier la source unique qui n’est autre, on vient de le suggérer, que l’ignorance (a-vidya) (Bitbol, 2010, p.490-491).

Bitbol pose ensuite la question à savoir « d’où vient cette ignorance presque métaphysique ». La réponse la plus directe serait celle-ci : elle vient de l’attachement. Attachement à son « soi », attachement aux personnes et aux choses que l’on croit uniques et indépendantes. Or, il souligne qu’il n’est pas facile de se prémunir contre cette ignorance, puisque nos vies sont biologiquement et cognitivement conditionnées par cette capacité à réifier ce que l’on observe. Nous verrons que ce processus naturel et légitime de réification pourrait être juste le résultat d’une manifestation commune issue de formes symboliques qui nous fait tendre à percevoir sensiblement tous la même chose et à s’entendre sur la légalité de nos lois. Malheureusement, le consensus social auquel nous arrivons outrepasserait ses visées régulatrices et se transformerait en une croyance en la permanence et en l’identité des personnes et des choses que nous percevons. Pourrait-on dire à la suite de Kant : un trop grand effort afin de rapporter le fruit de ses efforts à sa volonté? Or Bitbol va suggérer, dans la lignée de l’école Madhyamaka, qu’un surcroît d’analyse fragmentatrice peut s’avérer une méthode efficace pour lever le voile de l’ignorance. En effet, en poussant les raisonnements logiques dans leurs confins les plus reculés, l’esprit conceptuel se saborderait lui-même et reviendrait à un état de fraîcheur, un état non-né, un état de « non-sens » wittgensteinien. Bitbol retrace le fil historique de cette procédure abrasive.

[…] la caractérisation de la causalité la plus précoce dans l’histoire du bouddhisme repose sur le simple balancement des phénomènes antécédents et conséquents. Sa formule, souvent répétée, est élégante et sobre; de cette sobriété de qui, n’ayant plus à faire effort au-delà, pose délicatement son regard là. […] « Ceci apparaissant, cela apparaît. Ceci n’étant plus, cela n’est pas. Ceci cessant, cela cesse 2 » (Bitbol, 2010, p.493. 2 Nagarjuna, 2002, p.50).

Il est important d’insister sur la notion d’ensemble de causes et conditions, puisque la notion d’ensemble ne désigne pas ici un lien causal d’une cause engendrant un effet particulier. La causalité classique insiste abondamment sur l’objet « x » qui engendre un effet « y », ce type de relation causale étant largement répertorié par la mécanique classique. Dans la Voie du milieu, l’aspect ensembliste des causes et conditions évoque plutôt une « une totale interrelation de tous les éléments de l’univers» plutôt qu’un énoncé linéaire. On reconnait ici l’aspect symbolique de cet ensemble de causes et conditions.

D’autre part, la visée sotériologique de la pensée bouddhiste, c’est-à-dire que l’accomplissement ultime de la philosophie devrait mener à la pleine conscience, fait en sorte que les enseignements sont transmis sous forme de points instants fulgurants et éphémères afin d’éviter la cristallisation de l’esprit sur un évènement particulier. L’exemple le plus probant est sûrement l’expression des nombreux points instants ressentis au moment de l’agonie, chaque instant présent étant un amalgame de sensations physiques et psychiques ainsi que des relations vécues par rapport à l’ensemble du monde. Ces enseignements très précieux du bardo représentent l’apogée de la fulgurance et du caractère éphémère de nos moments de vie et de la rapidité de leur enchaînement (Ponlop Dzogchen, 2009).

Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que l’image la plus vive de l’interdépendance des douze facteurs (nidana) qu’offrent les textes bouddhistes anciens soit aux antipodes de la relation unidirectionnelle de causalité : « C’est comme si se dressaient deux gerbes de roseaux penchées l’une contre l’autre […] si je tirais vers moi l’une de ces gerbes de roseaux, l’autre tomberait; si l’on tirait vers moi l’autre gerbe, c’est la première qui tomberait. […] » On ne saurait exprimer plus poétiquement la substitution d’un rapport symétrique de codétermination à un rapport asymétrique de production (Bitbol, 2010, p.501-502).

Cependant, l’ignorance qui engendre la souffrance peut disparaître puisque toutes causes et conditions peuvent disparaître si cet ensemble n’est plus réuni. Le principe d’identité n’est donc vérifié pour aucun phénomène, car si les causes et conditions de l’apparition du phénomène ne sont plus présentes, le phénomène n’est plus présent.

La Voie du milieu dit que ceci est parce que cela est, ceci apparaît parce que cela apparaît […] Parce que l’ignorance existe, les formations mentales existent; parce que les formations mentales existent, la conscience existe; parce que la conscience existe, les phénomènes physiques et mentaux existent; parce que les phénomènes physiques et mentaux existent, les six sens existent; parce que les six sens existent, le contact existe; parce que le contact existe, les sensations existent; parce que les sensations existent, le désir existe, la saisie existe; parce que la saisie existe, le devenir existe et la naissance existe; parce que la naissance existe, la vieillesse et la mort existent. Voilà comment cette masse entière de souffrance se manifeste. Mais avec l’extinction de l’ignorance, les formations mentales cessent […] et finalement vieillesse et mort vont cesser. Voilà comment cette masse entière de souffrance s’éteint (Thich Nhat Hanh, 2007).

Dans un second temps, avec l’introduction de la voie Mahayana (voie du grand véhicule de la compassion), la coproduction conditionnée est poussée à son extrême limite, soit à sa nature première, la vacuité (shunyata). « Le fond est atteint, et il n’y a pas de fond » (Bitbol, 2010, p.503). Or, Nagarjuna, philosophe du bouddhisme et fondateur de l’école Madhyamaka, va porter à son sommet la « rigueur déconstructrice » de cette version de l’interdépendance. En effet, Nagarjuna contribue de façon essentielle à la logique des quatre extrêmes par l'usage du tétralemme. Dans l’ouvrage Stances du milieu par excellence, il contourne les affirmations de vérité quant à l'existence et la non-existence, les deux à la fois et finalement, ni un, ni l’autre. C’est pourquoi on nomme, Voie du milieu, cette position entre les extrêmes de l'existence de la réalité et du nihilisme (Nagarjuna, 2002). Cette philosophie met ainsi en exergue les deux aspects intrinsèquement liés de la nature des choses que sont la vacuité (shunyata) et la production codépendante des phénomènes. Ainsi, la Voie du milieu décortique la nature de la réalité par une suite de démonstrations par l'absurde en utilisant le principe de contradiction et en donnant un sens particulier au principe du tiers exclu. Comme nous l’avons vu à la section 1.9, le principe, formulé pour la première fois par le philosophe grec Aristote dans sa Métaphysique, implique que, de deux propositions contradictoires, l'une est nécessairement vraie, l'autre nécessairement fausse. Autrement dit, elles ne peuvent être vraies toutes les deux à la fois, ni fausses toutes les deux à la fois, sinon, de l’affirmation et de la négation, aucune des deux propositions ne pourrait triompher. Selon Aristote, il est clair que la discussion avec un adversaire qui nierait le principe de contradiction serait sans objet (Aristote, 2008). Inversement, Nagarjuna ne se croit pas obligé d’accepter la contradictoire de l'hypothèse réfutée et, après avoir montré l'inconsistance logique de l'énoncé, il garde le silence. Ainsi, en adoucissant le principe du tiers exclu et en faisant usage de la logique du tétralemme, une proposition « x » et son contraire « non-x » peuvent être toutes les deux vraies et toutes les deux fausses en même temps. Platon lui-même utilisa la logique du tétralemme dans la conclusion de son Parménide (Platon, 1993a).

L’application rigoureuse de la logique du tétralemme à « l’être », conduit à quatre propositions qui sont toutes également fausses, puisque cette logique n’implique pas la véracité de ses propositions. Les propositions ne sont « ni être », « ni non-être », « ni être et non-être » et finalement, « ni (ni être) et ni (ni non-être) ». Pour l’école Madhyamaka, la Voie du milieu se situerait au milieu de ces quatre extrêmes, plus précisément, « au-delà » des quatre extrêmes puisque cette proposition est « au-delà » de la pensée conceptuelle. Cette philosophie ne se prononce donc pas sur une d’existence ou de non-existence des choses, ni sur « l’existence et la non-existence en même temps » et ni sur « ni l’existence et ni la non-existence en même temps » puisqu’il n’y a jamais aucune affirmation de vérité de l’un de ces quatre extrêmes Nagarjuna emploie donc le tétralemme pour distraire les raisonnements logiques de ses interlocuteurs, et il joue avec le principe dynamique créateur du raisonnement, en ne tombant pas dans le piège de l’affirmation exclusive. Nagarjuna doute qu’un être en soi vienne à l’existence puisqu’un tel être serait un « être composé » étant donné qu’un être en soi est non construit et ne dépend que de lui-même. Le philosophe n’affirme cependant pas le contraire c’est-à-dire que les êtres n’existent pas.

C’est la danse des apparences. Dans la prairie des sens, l’esprit danse avec les phénomènes […] D’après les enseignements, les apparences sont de deux sortes : pures et impures. Le terme « apparence pure » désigne la perception des êtres réalisés, ceux qui ont pleinement reconnu que la nature de l’esprit est vacuité lumineuse et claire. Quand de tels êtres regardent le monde, ce qu’ils y voient, ce ne sont pas des phénomènes qui ont une existence solide et sont séparés de la nature de l’esprit. Ce qu’ils voient et apprécient c’est la danse des apparences […] (Dzogchen Ponlop, 2006, p.57).

De même, dans son S utra du diamant, le Bouddha questionne Subhuti à savoir si le Bouddha est parvenu au sublime et parfait esprit d’éveil? Et Subhuti de répondre « il n’est aucun objet mental existant de façon indépendante appelé sublime et parfait esprit d’éveil. L’enseignement du Bouddha n’est ni existant ni non existant en soi parce les nobles maîtres ne se distinguent des autres que sur le plan de l’inconditionné » (Thich Nhat Hanh, 2007).

Il appert donc que le but ultime de la logique du tétralemme est de faire voler en éclat le cadre des préjugés de toutes thèses positives et négatives et de mettre en exergue que ces éléments ne sont pas des essences, mais des fonctions, tout comme la relation de paternité confère les rôles de père et de fils. Ces rôles ne réfèrent pas à un objet indépendant, unique et permanent, mais établissent simplement une interdépendance corrélative entre sujet et objet. Le but ultime de la déconstruction de la pensée conceptuelle chez le philosophe indien est de révéler, dévoiler la vraie nature des phénomènes qui est, selon la Voie du milieu, celle de la vacuité et des phénomènes coémergents à cette vacuité. La Voie du milieu implique donc de pouvoir accepter l’inconfort de l’absence de vérité de l’un de ces quatre extrêmes et de reposer son esprit dans le milieu de ces quatre extrêmes. « Dire « il y a » c'est prendre les choses comme éternelles, dire « il n'y a pas » c'est ne voir que leur anéantissement. C'est pourquoi l'homme clairvoyant ne s'attachera ni à l'idée d'être ni à l'idée de non-être » (Nagarjuna, 2002, 15,10).

Dans cette perspective de l’école Madhyamaka, l’instant présent est exempt de dualité, et ses caractéristiques sont celles de l’instantanéité et de la spontanéité. Cette présence spontanée des phénomènes est aussi empreinte de simultanéité par rapport à ses relations avec les autres phénomènes. Cette manifestation des phénomènes naîtrait donc d’un ensemble de causes et conditions hors des cadres spatio-temporels classiques. Les maîtres Madhyamika proposent aussi que la réalité et la nature de notre esprit soient équivalentes à la vacuité et sa coémergence de phénomènes à chaque instant présent. Par ailleurs, une association de la vacuité à la notion physique de vide est trompeuse puisque la vacuité selon l’école Madhyamaka est équivalente aux phénomènes spontanés qui surgissent de façon éphémère. La vacuité fusionnée aux phénomènes pourrait être mise en analogie avec la relation énergie-matière d’Einstein. Il n’y aurait donc pas de séparation entre l’esprit et la matière. Cependant, Nagarjuna n’affirme aucune vérité quant à cette hypothèse de la nature de l’esprit, ainsi que sur l’existence ou de la non-existence de la vacuité. En effet, affirmer la vérité de l’hypothèse de la Voie du milieu serait un piège puisque cette affirmation deviendrait à son tour une vérité absolue. La voie du milieu qui est équivalente à la vacuité, elle-même équivalente à la coproduction conditionnée, est elle aussi soumise à la logique des quatre extrêmes. « En fait, c'est la coproduction conditionnée que nous entendons sous le nom de vacuité. C'est là une désignation métaphorique, ce n'est rien d'autre que la voie du milieu, le Madhyamika » (Nagarjuna, 2002, 24,18).

Dans cette perspective, la coproduction conditionnée est porteuse de relations puisque tous les phénomènes associés à la vacuité sont interdépendants. Les phénomènes ne seraient que des apparences impermanentes découpées dans un jeu infini de relations (Nagarjuna, 2002). Les phénomènes associés à la coproduction conditionnée apparaissent en fonction de la conscience qui leur établit un statut dans le jeu des règles fonctionnelles quotidiennes ou scientifiques. La coproduction conditionnée ne doit cependant pas être confondue avec un enchaînement de causes à effet classique. Nagarjuna insiste sur le fait que l’on ne doit pas confondre la coproduction conditionnée avec la production d’un objet à partir d’un autre selon le principe de causalité traditionnel. La dialectique qui réfute la production causale classique des phénomènes porte le nom de démonstration des éclats de diamants en référence au sutra de diamant du bouddha Shakyamuni. « Jamais, nulle part, rien qui surgisse, ni de soi-même, ni d'autre chose, ni des deux à la fois, ni sans cause » (Nagarjuna, 2002, 1,1). Chandrakirti reprend cette démonstration dans L'entrée au milieu (Chandrakirti, 1985). Cette démonstration des éclats de diamants analyse le principe de causalité en appliquant le dispositif logique du tétralemme sur la coproduction conditionnée elle-même. Selon cette démonstration, la création d’un phénomène ne peut provenir 1) soit que de lui-même, 2) soit à partir d’un ou plusieurs autres phénomènes, 3) soit à partir d’une combinaison de lui-même et d’autres phénomènes ou, 4) soit spontanément à partir de rien. La réfutation de l’engendrement par soi-même stipule qu’au moment temporel où il est produit, ou bien le phénomène existe déjà, ou bien il n'existe pas encore. « Or, s'il existe déjà, parler de production est absurde. Par conséquent, puisqu'un phénomène ne peut se précéder lui-même, il ne peut pas être sa propre cause, laquelle, par hypothèse, est antérieure à son effet. Cette réfutation élimine la troisième hypothèse d’emblée puisque la production par lui-même y est incluse (Bugault, 2002).

La production à partir de rien, qui réfère ici au néant et non pas à la vacuité, outre le fait qu’elle serait incompatible avec l’harmonie du monde, est réfutée par la proposition suivante : chaque phénomène ne pouvant occuper qu’un instant, deux phénomènes ne peuvent être que simultanés ou successifs. 1) Si la cause et l’effet étaient simultanés, alors la cause de la cause le serait aussi et l’effet de l’effet le serait aussi et tout l’univers serait écrasé en un instant. La cause et l’effet doivent donc être successifs. 2) Si la cause existe au même moment que l’effet, la cause est contemporaine de l’effet ce qui est une impossibilité démontrée par la réfutation précédente. 3) Si la cause n’existe plus parce qu’elle est antérieure à l’effet, elle ne peut donc produire son effet peu importe si la cause a cessé depuis peu ou depuis longtemps, le néant étant égal dans les deux cas.

Il s’avère donc que la création d’un objet par le principe traditionnel de la cause à effet est réfutée par cette démonstration. Pour l’école Madhyamaka, l’efficience de la cause est donc remise en question dans la production d’un objet puisque selon cette théorie, les phénomènes interdépendants sont coémergents à la vacuité. Toutefois, l’aspect relationnel de la coproduction conditionnée demeure difficilement accessible au raisonnement purement logique, particulièrement si le principe du tiers exclu est tenu pour compte. La majorité des philosophes bouddhistes souligneraient que la compréhension de la coproduction conditionnée vient de l’expérience contemplative et que cette connaissance est difficilement transmise à quelqu’un qui n’a jamais fait l’expérience de la pensée non conceptuelle. Ce simple point explique la difficulté d’acceptation de cette théorie par les philosophes occidentaux qui concluent précipitamment que cette approche est nihiliste.

En conclusion, Bitbol pose la question à savoir « à quoi peut bien aboutir une mise en difficulté à ce point systématique, infatigable, inachevable, non seulement de l’activité de délimitation conceptuelle, mais aussi de celle, proto-conceptuelle, de désignation d’entités ayant une individualité, un début et une fin » (Bitbol, 2010, p.514-515). Or, le seul remède possible aurait une parenté avec celui proposé dans l’œuvre du dernier Wittgenstein qui recommande « d’exercer la médecine plutôt que de philosopher » afin d’extraire les esprits du cadre de catégorisation de la philosophie.

3.7 Philosophie de la relation et mécanique quantique

Dans la Voie du milieu, la causalité classique de cause à effet est remplacée par la coproduction conditionnée dans laquelle un effet est le fruit d’un ensemble de causes et conditions de l’ordre de l’instantanéité et dont la nature est au-delà des quatre extrêmes. Or, dans la perspective de Bitbol, tout comme dans le formalisme quantique, la relation qui unit les antécédents opératoires et la distribution statistique pourrait être comparée avec le point de vue d’un observateur en relation avec les autres points de vue du reste de l’univers. Chaque point de vue individuel de l’enchevêtrement de toutes les relations pourrait être analogue au point de vue du centre de l’univers de chaque coordonnée. L’observation individuelle du résultat serait difficilement communicable à cause de la nature même de l’instant présent, qui s’apparente à un ici-maintenant hors espace-temps. La définition logique de cet instant-présent fut ardue pour Wittgenstein et elle demande une compréhension non conceptuelle.

À l’égard de la perception des phénomènes de notre monde, il pourrait en être ainsi : si nous plaçons notre attention dans telle perspective, le résultat global de la somme des connaissances de tous les instants présents de l’univers de notre esprit possède une probabilité statistique « x » de donner telle perception. Cette perception n’est pas hors de nous, elle est coémergente avec l’acte de « porter notre attention à » quelque chose, c’est-à-dire d’être présent à notre instant présent. Cet aspect n’exclut toutefois pas la possibilité de savoir que les autres points de vue de la relation globale ont aussi une connaissance de leur instant présent et que la somme de tous ces instants présents procure une certaine forme d’omniscience dans un contexte hors des cadres spatio-temporels classiques.

Et de même qu’on lève les paradoxes bien connus des temps grammaticaux en admettant que la connexion entre maintenant et chaque énoncé comprenant un verbe infléchi est purement indexicale, c’est-à-dire varie en fonction du contexte d’énonciation, on peut lever les difficultés liées au problème de la mécanique quantique en admettant que la connexion entre un résultat tenu pour actuel et le déploiement de possibilités montré par le formalisme pour une expérience donnée est lui aussi de nature indexicale (Bitbol, 1998a, p.295).

Bitbol souligne avec pertinence que l’un des problèmes d’interprétation de la mécanique quantique reposerait sur ses deux niveaux de réciprocité, soit celui de l’interrelation entre les différents éléments nécessaires à la mesure (éléments quantiques en relation avec les appareils de mesure macroscopiques) et celui des résultats particuliers obtenus avec chaque appareillage particulier. H. Everett s’est intéressé à la pluralité des phénomènes rendus possibles par chaque configuration expérimentale en dérivant les observables et leurs bases de vecteurs propres, à partir uniquement du formalisme de vecteurs d’état, sans tenir compte des contraintes pragmatiques de relation imposées par les appareils macroscopiques (Everett, 1957, p.454-462). Or Bitbol propose, afin de résoudre l’interprétation des deux niveaux de réciprocité, d’élargir la base d’Everett à une « base d’interprétation appropriée » (plutôt qu’une base préférée). Dans ce sens, l’interprétation des mondes multiples qui correspondent à une liste des états relatifs devrait être laissée de côté, puisque le concept de monde a peu de place ici. Cependant, Everett laisserait transparaître que la physique quantique ne permet pas d’attribuer à un objet une détermination propre, mais une détermination relative aux appareillages expérimentaux, puisque ceux-ci peuvent être considérés comme les relations externes (entre appareillages particuliers) tout autant qu’internes (entre les divers éléments quantiques et macroscopiques de la même expérience).

Or, Bitbol aborde le problème du double niveau de réciprocité de la mécanique quantique, sous l’angle de la référence indexicale qui serait transférable par le biais des quasi-indicateurs, ce qui nous permettrait de formuler les énoncés indexicaux d’autres personnes en tant qu’indexicaux, sans les prendre à son compte. En d’autres termes, même si un être omniscient ne sait pas, pour tous les « maintenant », quelle heure il est maintenant, il peut savoir qu’à l’instant « t », X sait qu’il est « alors » t. Ainsi, tout comme chaque expérimentateur n’est pas censé savoir pour tous les résultats rendus disponibles dans un résultat de mesure, que tel résultat a été obtenu dans l’absolu, il peut savoir que relativement à une communauté scientifique, le résultat « x » a été obtenu. Si l’expérimentateur ne peut savoir quel est le résultat de chaque interaction entre l’élément quantique mesuré et les appareils de mesure, il peut néanmoins assumer que le résultat obtenu est la continuité d’une redéfinition à chaque instant présent de chaque infime interaction entre les éléments quantiques et les appareils de mesure.

Ainsi, dans une certaine perspective, la mécanique quantique en tant qu’expression d’un ensemble de causes et conditions, pourrait constituer un système d’échange et de réciprocité. La position de réciprocité entre l’auteur et le lecteur pourrait remplacer l’unification du texte par l’histoire. La physique quantique, tout comme la philosophie, évoquerait un processus d’interprétation plus général.

CHAPITRE IV : DISCUSSION

4.1 Introduction

Dans le chapitre III, nous avons présenté les éléments fondateurs d’une philosophie de la relation, et ce, principalement à partir de plusieurs travaux et ouvrages clés du philosophe des sciences français Michel Bitbol. De façon concise, nous pourrions dire que le terrain de la philosophie relationnelle repose sur la notion de vacuité ou, ensemble de causes et conditions interreliées, associée à la coémergence des phénomènes de notre monde inhérente à la nature de notre esprit. Le processus de connaissance sous-jacent à la philosophie de la relation, c’est-à-dire l’aspect épistémologique, a été présenté comme un ensemble dynamique exprimé par trois composantes inextricables sujet-relation-objet dont aucune ne serait sujette à la réification. Dans le présent chapitre, nous allons aborder le troisième aspect de la logique en trois points qui est celui de l’apport de la philosophie de la relation aux débats réalistes-antiréalistes et, dans une moindre part, nous explorerons quels énoncés d’une philosophie de la relation pourraient être communs avec les points de vue scientifiques actuels. En effet, il appert que la saveur antiréaliste de la philosophie de la relation nécessite de positionner cette dernière dans le débat réaliste-antiréaliste.

Ainsi, nous avons sommairement présenté au chapitre I, les principaux philosophes qui marquèrent le cheminement historique de l’approche antiréaliste et ultimement d’une philosophie de la relation.

Dans une perspective de discussion sur l’apport de la philosophie relationnelle dans les débats réalistes-antiréalistes actuels, nous avons concentré notre attention sur le dialogue que M. Bitbol a entretenu de vive voix, ou dans ses livres, avec le philosophe et homme de science B. d’Espagnat décédé en 2015. Ce choix repose sur deux arguments à savoir que le dialogue avec B. d’Espagnat semble avoir été productif pour la pensée de M. Bitbol entre autres parce que d’Espagnat a largement étayé sa proposition du réalisme ouvert. De plus, le réalisme ouvert de d’Espagnat est probablement la proposition la plus antiréaliste des positions réalistes actuelles. En effet, comme nous l’avons souligné dans la section 2.2, d’Espagnat et Bitbol se sont entendus sur la faible objectivité démontrée par les phénomènes quantiques et ont tissé une plage de convergence entre la philosophie relationnelle et le réalisme ouvert. La section 4.2 de ce présent chapitre sera donc consacrée à la position de la philosophie relationnelle par rapport au réalisme moderne défendu par d’Espagnat et quelques autres philosophes contemporains. Cette section soulignera les apports particuliers de la philosophie de la relation dans la résolution de ce débat, d’abord en soulignant la concordance de la philosophie relationnelle avec l’objectivité faible du formalisme quantique et aussi en présentant son aspect rassembleur, facilitateur, quant aux ententes sur la fonctionnalité de nos règles scientifiques et sociales.

Dans les sections 4.3 et 4.4, nous aborderons plus en profondeur l’aspect relationnel de cette philosophie. À cet égard, il appert que l’influence du philosophe E. Cassirer, en tant que philosophe néo-kantien, mais aussi en tant que concepteur des formes symboliques, joue un rôle majeur dans l’approfondissement de la philosophie de la relation décrite comme une manifestation des phénomènes coémergents à la vacuité lors d’un processus de connaissance créatif. Cassirer, non seulement entrevoit l’aspect dynamique de ce processus cognitif, mais perçoit aussi l’aspect préconceptuel symbolique de ce type de connaissance. Nous traiterons donc dans la section 4.3, de la philosophie de la relation et des formes symboliques chez Cassirer et de leurs rôles, que nous pourrions qualifier de façon allégorique, d’opérateurs de la légalité des formes dans le processus de connaissance de la philosophie de la relation. En effet, il sera proposé que la présence, de ces formes symboliques communes à tous les esprits, faciliterait le processus de reconnaissance des formes légales et des règles scientifiques ou autres, dans nos ententes collectives. De plus, bien que Cassirer n’ait pas abordé directement la notion de vacuité comme le fait Bitbol, l’influence du philosophe allemand s’avèrera fondamentale pour les penseurs de la lignée des néo-kantiens dans laquelle M. Bitbol pourrait s’inscrire. Finalement, la section 4.4 abordera plus en profondeur le caractère convergent de la philosophie de la relation avec la faible objectivité de la mécanique quantique.

En résumé, nous avons mis en évidence dans le chapitre III, non seulement les différences, mais aussi les points de convergence entre le réalisme dit ouvert de B. d’Espagnat et la philosophie de la relation. Toutefois, Bitbol critique la supposition d’existence du réel voilé de d’Espagnat et, après avoir présenté les arguments antiréalistes traditionnels d’ordre néo-kantiens, il propose la vacuité comme fondement de la nature de notre esprit. Il est clair que peu de philosophes occidentaux ont pensé à mettre de l’avant le concept de vacuité assimilé à une ancienne tradition orientale. Toutefois, les enseignements des éléments de l’école Madhyamaka sont encore très vivants et actuels puisqu’ils sont encore transmis par les maîtres bouddhistes contemporains. Il est néanmoins compréhensible que ces enseignements de la Voie du milieu soient rébarbatifs pour les penseurs occidentaux. Cependant, ils offrent l’avantage d’être compatibles, de manière analogique, avec les données de la physique contemporaine. Cette dernière nous ouvre une nouvelle vision de la nature de notre monde et il serait dommage de se priver de la cohérence qu’apporte l’éclairage des philosophes orientaux dans cette quête de la nature d’un monde peut-être plus « virtuel » que l’on aurait pu croire a priori. En effet, nous verrons dans cette discussion, particulièrement la section 4.4, que la limite entre le monde dit virtuel et la réalité s’amenuise de plus en plus et que nous pourrions même arriver à une piste de réflexion que la nature des relations quantiques pourrait se comparer, de façon analogique, à un ensemble de causes et conditions de l’ordre de l’instantanéité. Toutefois, il peut nous sembler hasardeux d’arriver à une vision du monde si particulière d’où toute l’importance de réitérer que la philosophie de la relation se déploie dans une perspective sotériologique. Contrairement à la vérité exclusive qui mène trop souvent à la division et à la répression, une vérité collective serait peut-être plus rassembleuse.

Toutefois, les polémiques qui font référence à une divergence d’opinions philosophiques sur la nature de notre monde et aussi, sur la possibilité d’existence d’objets ou d’être indépendant hors de notre perception sont historiques et légitimes. Ainsi, suite à l‘analyse des travaux de M. Bitbol et de différents auteurs, nous proposons qu’il soit préférable de ne prendre aucune position de vérité exclusive quant à l’existence ou la non-existence d’une réalité indépendante. À l’exemple de l’école Madhyamaka, la nature de la réalité serait au-delà des extrêmes d’existence ou de non-existence, et plus proche de l’image d’un tissu de relations. En effet, du point de vue de la philosophie relationnelle, l’ensemble dynamique sujet-relation-objets serait équivalent à l’acte de connaissance et, autant le sujet que l’objet, ne posséderaient pas de substrat substantiel ni par conséquent d’essence (ce qui définit la substance) en terme philosophique. Dans la philosophie de la relation, les phénomènes sont considérés coémergents à la vacuité telle que proposée par l’école Madhyamaka. Toutefois, cette proposition n’est pas affirmée comme une vérité exclusive, au même titre qu’aucune vérité n’est affirmée quant à l’existence ou la non-existence des choses en soi peu importe qu’on leur donne l’attribution de sujet ou d’objet. À cet égard nous avons relevé que l’affirmation de l’existence ou de la non-existence de la réalité mène inévitablement à des antinomies. Cependant, les objections des défenseurs réalistes sur la nécessité d’un ordre régularisant nos perceptions des phénomènes, quelque chose qui dit « non » et qui éviterait l’anarchie de la totale subjectivité et le solipsisme collectif, sont retenues et examinées. En réponse à l’argument qu’une réalité indépendante soit porteuse d’une explication quant à la légalité de nos lois scientifiques et d’une possible harmonie de l’ordre naturel du monde, il appert que l’existence d’êtres indépendants ne serait pas nécessaire pour justifier la légalité des phénomènes. En effet, la régularité des lois scientifiques pourrait tout simplement être la conséquence de la présence de formes symboliques dans l’acte de connaissance directe. La présence commune à tous les esprits de formes symboliques inspirées du philosophe E. Cassirer, permettrait aux humains de s’entendre de façon objectivement faible sur les lois scientifiques et de reconnaître la nécessité de certaines manifestations artistiques ou sacrées. La facilitation de l’entente collective par la présence de formes symboliques permettrait d’éviter l’anarchie de la subjectivité prise dans un sens absolu et d’éviter le solipsisme collectif.

Sur le plan épistémologique, nous proposons que la connaissance de notre esprit soit possible contrairement à un être préexistant à la connaissance. En effet, toute personne ayant observé les fonctions de son esprit, c’est-à-dire ayant exercé la méditation avec attention, arriverait probablement au même constat de la nature de son esprit, puisque cette dernière serait la même pour tous. Or, puisque cette compréhension de la nature de notre esprit vient d’une expérience personnelle, elle permet à chaque individu de connaître les bases communes d’une entente collective subséquente.

4.2 Critique du réalisme ouvert

4.2.1 L’être voilé

Il va sans dire que la plage d’entente qui se dégage dans le dialogue « Bitbol d’Espagnat » met en relief les points de compatibilité entre une vision réaliste dite ouverte et la philosophie de la relation. En effet, le physicien B. d’Espagnat partage grosso modo les points de vue de la philosophie de la relation sur la nature phénoméniste des observations de la mécanique quantique et la faible objectivité de ses observations. Ainsi, d’Espagnat (2002, p.494) souligne avec pertinence que les objections philosophiques au réalisme renvoient à son caractère descriptif et que l’atomisme, comme mode de penser, ne serait qu’une description de la réalité empirique, voire épistémologique qui correspond à un découpage du réel par la pensée afin de transmettre l’expérience de l’observateur. La philosophie relationnelle s’éloigne cependant de la position à caractère ontologique du réel voilé et de l’épistémologie de B. d’Espagnat lorsqu’il défend l’existence d’un étant, nommé réel voilé, antérieur à la séparation esprit-matière dont on pourrait avoir certain reflet dans notre monde.

Dans le vif de ce débat réaliste-antiréaliste, M. Bitbol s’interroge à savoir quelles sont les valeurs semblables « aux intuitions premières qui incitent le chercheur à poursuivre sa quête de clarification et de justification », qui, à l’aide d’arguments « ampliatifs », entraînent la vision philosophique au-delà de l’empirisme. Le matérialisme pourrait être identifié à une de ces valeurs « […] un état d’esprit fait de réalisme ontologique, d’une foi robuste en l’intelligibilité de ce qui est, et d’un rejet qu’on pourrait qualifier de viscéral à l’égard de ce qui est qualifié de rêveries spirituelles » (Bitbol, 1998a, p.309). En réponse à cette proposition d’arguments ampliatifs suggérée par Bitbol, d’Espagnat répond qu’il s’agit de se former une vision du monde et qu’il serait difficile de la forger exclusivement « par raison démonstrative à partir de faits scientifiquement établis » (D’Espagnat, 2002, p.436).

D’autres auteurs abordent aussi la doctrine réaliste de façon critique à l’exemple d’A. Comte-Sponville. Cet auteur contemporain remet en question le scientisme, une philosophie pour qui les sciences suffisent. Cependant, sa philosophie néo-matérialiste dite réalisme gnoséologique, propose que la structure de la matière puisse être de nature idéelle ou de nature physique, la matière n’étant ni inconnaissable, ni réductible à la connaissance que nous en avons. Cet auteur propose aussi, tout comme d’Espagnat, que la notion d’existence soit première par rapport à la connaissance (Comte-Sponville 1999, Comte-Sponville, Ferry, 1998).

La plupart des adeptes du matérialisme pensent être seuls détenteurs de la rationalité et, partant, de la vérité. Ils jugent en général que les autres conceptions sont des rêveries soit des aberrations intellectuelles. […] le matérialiste Comte-Sponville reconnaît et proclame que, tout au contraire, le matérialisme est une option. […]. Je pense avoir montré qu’il y a une troisième possibilité, à savoir celle d’un réalisme ouvert admettant un « réel » soit inconnaissable soit, au mieux voilé et (a-temporellement) « antérieur » à la scission matière-esprit. Et je dis que si l’on veut conserver l’idée-que nous partageons Comte-Sponville et moi-que la notion d’existence est première par rapport à celle de connaissance, ce réalisme-là est aujourd’hui -vu en particulier, la non-séparabilité- la seule conjoncture admissible (D’Espagnat, 2002, p.314-315).

D’autre part, d’Espagnat estime que le non-dit entourant sa proposition d’un réel voilé indépendant écarterait l’interprétation ontologique de cet être. Or, il appert que cette proposition de l’existence d’un être-voilé, non démontrable dont l’existence précède la matière, puisse être rapprochée d’une interprétation d’un Dieu chrétien. Il est intéressant de voir que le non-dit entourant le réel voilé est ici utilisé comme un élément de distinction de la proposition piège du réalisme de Compte-Sponville à savoir le dualisme corps et esprit. D’Espagnat se défend de tomber dans ce dualisme en entourant son réel voilé de non-qualifications. Dans une certaine mesure, il se heurte, tout comme D. Bohm, à énoncer des propositions à variables cachées indécidables sur leur nature ontologique. Or, même si d’Espagnat ne souscrit pas aux théories à variables cachées à cause de la faible objectivité des phénomènes de notre monde, il ne fait que déplacer le problème vers un être inqualifiable. Certes, la proposition que l’existence de cet être voilé apporte un sens à la vie humaine est tout à fait justifiable. Mais cela demeure de l’ordre de la croyance. Dire, qu’on ne peut rien dire de précis, sur l’existence de cette réalité voilée n’évacue pas le problème de connaissance qu’elle pose. Si nous avons un bref aperçu de ce réel voilé, nous avons nécessairement une forme de relation avec cet être d’un autre ordre révélant ainsi une contradiction sur l’indépendance de cet être. Ce type de propositions ne peut que demeurer relatif à l’individu qui le propose, c’est-à-dire qu’il apporte un bien-être moral à la personne qui croit en ce genre de propositions. Toutefois, ce type d’hypothèse présente une impasse quant à leur valeur universelle. En effet, ces propositions sont stériles puisqu’il est impossible de faire la démonstration d’une croyance personnelle à ceux qui n’ont pas la possibilité de vérifier expérimentalement les tenants et aboutissants de cette croyance individuelle. À l’inverse, la proposition que tous les humains partageraient la présence de formes symboliques dans l’acte de connaissance directe peut s’avérer une proposition universelle puisque chaque individu peut en faire l’expérience lors de pratiques intenses de la méditation. Contrairement à la présupposition d’étants indémontrables ou d’argumentaires rationnels affirmant une vérité plus ou moins dogmatique telles différentes logiques ou religions, la possibilité d’expérimenter individuellement la nature de notre esprit ne conduirait pas à l’affirmation d’une vérité exclusive. En effet, la nature de l’esprit étant commune à tous les êtres selon l’école Madhyamaka, l’individuation de l’expérience de connaissance se traduirait plus facilement en une meilleure entente collective c’est-à-dire une plus grande ouverture envers les diverses théories sociales et religieuses. À l’inverse, l’affirmation des religions ou des théories sociales à vérités exclusives semble parfois produire une certaine discorde sociale et une intolérance envers ceux qui n’y adhèrent pas.

La démarche de d’Espagnat présente toutefois un intérêt certain. En effet, d’Espagnat s’approche malgré lui, de la position de la philosophie relationnelle qui soutient que l’on ne peut rien affirmer sur l’existence ou la non-existence des choses en soi ou d’une réalité fortement voilée. En effet, d’Espagnat spécifie qu’il n’a rien à dire de positif sur l’existence du réel voilé. D’Espagnat franchit toutefois les interdictions kantiennes sur la nature d’un lien de causalité qui s’applique normalement aux phénomènes en tentant d’établir un lien de causalité élargie extraphénoménale entre le réel voilé et nous.

Par ailleurs, d’Espagnat soutient que les conclusions de H. Putnam et de B. van Fraassen ne sont pas un refus radical quant à leurs objections à la notion d’existence de réalités indépendantes. Dans la vision de d’Espagnat, l’hypothèse de Putnam propose que les données de l’esprit proviennent exclusivement des sens et que la spécification des concepts n’est que des descriptions. Cependant Putnam ferait une concession à son hypothèse en soulignant que Kant aurait raison en considérant qu’il y aurait une sorte de substrat indépendant de l’esprit. Toujours selon d’Espagnat, l’empirisme constructif de B. van Fraassen ne nierait pas l’utilité d’évoquer des structures non directement accessibles à l’observation, bien qu’il n’affirme rien de positif de leur réalité en soi (van Fraassen, 1991). D’Espagnat reconnait cependant que Putnam et van Fraassen estiment que le substrat en question n’est pas accessible à la connaissance. En effet, Bitbol précise aussi que van Fraassen n’affirme pas, de par son orientation antiréaliste et son insistance sur la sous-détermination des théories par l’expérience, que la « régularité des phénomènes, mise en évidence dans le cadre d’un certain projet de recherche, traduise une structure naturelle » (Bitbol, 1998a, p.48)

D’Espagnat émet aussi des réserves sur l’empirisme constructif par l’intermédiaire d’A. Shimony. Ce dernier arguerait que la philosophie empiriste repose sur la notion du sujet connaissant qui ne serait pas un élément interne de la théorie qu’il juge. Ceci poserait un paradoxe dans le sens où, si l’observateur de la théorie n’est pas un sujet à la première personne, cela met l’épistémologie première par rapport à la science. Inversement, si l’observateur est bien identifié au sujet à la première personne, cette entité « existe de façon imminente et sûre » (Shimony, 1993, D’Espagnat, 2002, p.354).

4.2.2 Cause et causalité élargie

Il appert donc que d’Espagnat tente de situer le débat ontologique au-delà de la problématique philosophique matière-pensée. Il insiste sur le fait que le réel voilé serait premier à toutes descriptions conceptuelles possibles. Cette prise de position ramène cependant à la notion de cause première donc à la notion même de cause. Pour les scientifiques classiques, la notion de cause serait celle de conditions initiales à l’application d’une loi. Cependant, les travaux d’H. Poincaré sur les systèmes à trois corps ont révélé que ceux-ci ne possèdent pas la stabilité correspondante (Poincaré, 1898). En effet, Poincaré n’adhérait pas au réalisme objectiviste, ni au déterminisme puisque, selon lui, le propos de la physique n’est pas de dévoiler le réel en soi, mais uniquement de dévoiler les rapports entre phénomènes (Poincaré, 1968). Les théories ultérieures du chaos vont aussi violer le déterminisme physique traditionnel puisqu’il est impossible de reproduire exactement les mêmes circonstances ce qui induit un élément de non-prédictibilité à long terme (Ruelle, 1991). Selon d’Espagnat, le déterminisme tel que défini par le « démon de Laplace » pour qui rien n’est incertain, l’avenir et le passé étant présents à ses yeux (hasard subjectif ou d’ignorance), s’inscrirait dans le cadre du réalisme objectiviste, mais il serait toujours possible de remplacer les êtres par des résultats d’observations non perturbatrices et de rendre ce déterminisme à objectivité faible.

L’apparition de l’indéterminisme quantique va donc transformer l’expression causalité renvoyant celle-ci à l’idée que toute influence va du passé vers l’avenir et qu’aucune influence ne se propagerait plus vite que la lumière dans nos cadres de mesure. L’indéterminisme de la mécanique quantique est relativement consensuel dans la communauté scientifique. Le consensus quant à l’objectivité faible des résultats de cette dernière semble acquis en majorité puisque le formalisme quantique ne décrit pas le comportement d’un système individuel, mais celui d’ensembles statistiques de systèmes. En effet, les probabilités fourniraient les fréquences relatives avec lesquelles tel ou tel résultat est obtenu lors de la mesure effectuée séparément sur chaque élément de l’ensemble. On peut comprendre que les probabilités quantiques ne sont pas des probabilités d’ignorance comme en mécanique classique ni de probabilité intrinsèque de propensité, mais pourraient être des probabilités intrinsèques d’apparition au contexte. La physique quantique fournit donc, malgré son aspect indéterministe, une certaine dose de fiabilité par son approche d’ensembles statistiques à objectivité faible.

Par ailleurs, les expériences d’Aspect ne semblent pas conciliables avec la notion de cause classique puisque l’ordre temporel (qui distingue la cause et l’effet dans la notion de cause) dépend, dans ce type d’expériences, du référentiel dans lequel nous choisissons de nous placer par la pensée. Nous devons donc parler de relations causales plutôt que de cause. À cet égard, les lois quantiques n’étant pas explicatives, mais simplement prédictives d’observations mènent aussi à l’abandon de l’idée d’explication par des causes d’un réel objectif. Selon l’approche de la philosophie relationnelle, la relation causale est comprise comme la coproduction conditionnée qui est un ensemble relationnel instantané et provisoire de causes et conditions. Selon d’Espagnat, la notion de principe de causalité classique qui semble guider notre monde serait tout aussi illusoire que l’espace-temps dans lequel sont cadrés les phénomènes. Les représentations seraient une manifestation particulière ordinaire de notre perception. Nous devons simplement nous entendre sur une certaine réalité ordinaire et cela ne semble possible qu’en oubliant que nous utilisons un vocabulaire abstrait.

L’abstraction ici utilisée est, au moins en principe, d’une nature bien différente puisque les détails qu’elle nous conduit à « oublier » empêcheraient, s’ils étaient conservés, l’argumentation d’aboutir […] Dans le cadre d’une physique quantique conçue comme une théorie universelle, la vision des choses est toute différente. Aucune des deux boules (objets) n’existe au sens fort du terme, en tant que telle, puisqu’elles sont toutes deux enchevêtrées dans le reste de l’univers. C’est nous qui par une opération purement mentale, les séparons de ce dernier (D’Espagnat, 2002, p.396-397).

Cependant, d’Espagnat tente d’expliquer les lois quantiques par leur isomorphisme partiel avec le réel voilé en introduisant la notion de causalité élargie qui sans être une relation de cause à effet comme entre les phénomènes, permettrait au réel pré-structuré d’influencer nos lois scientifiques et nos expressions artistiques.

Comme on le voit, ma conception est, en définitive, celle d’un réel, structuré certes, et sur lequel je n’exclus pas que poésie, arts ou mystiques puissent nous donner quelques lueurs, mais qui n’en est pas moins fondamentalement non conceptualisable par l’être humain [...] Au reste, si l’idée que l’on peut avoir des lueurs relatives au non conceptualisable par l’homme apparaît comme discutable au jugement de certains esprits elle ne choquera pas le poète. Je conjoncture qu’en la matière c’est au bout du compte, le poète qui a raison (D’Espagnat, 2002, p.519-520).

Toutefois, bien que nous puissions être d’accord avec l’ineffable de la poésie, la notion de causalité élargie soulève un questionnement à savoir comment la causalité élargie peut-elle faire le lien entre une réalité d’un ordre différent des phénomènes qu’elle influencerait? Selon l’interprétation de L. Soler, la notion de causalité élargie de d’Espagnat devrait logiquement précéder celle de réalité indépendante (Soler, 2006). D’un autre point de vue, si la causalité élargie permet à la réalité voilée d’un autre ordre d’influencer les phénomènes, elle doit être de nature différente de la réalité indépendante, sinon les deux seraient identiques. Alors quelle serait la nature d’une casualité élargie qui relie deux ordres d’éléments différents? De plus, si la réalité pré-structurée préexiste à la division esprit-matière et si elle est hors des cadres spatio-temporels classiques comment la causalité élargie peut-elle précéder la réalité indépendante? De plus, selon Bitbol, le réel voilé présenté chez d’Espagnat réfère au schéma dualiste puisque le réel voilé est considéré comme l’un des deux termes d’une relation causale, cette dernière étant d’ordre extra phénoménal donc, non soumise aux catégories de l’entendement pur.

[…] le concept de réalité indépendante est présenté d’emblée comme l’un des deux termes d’une relation causale, redonnant consistance au schéma dualiste de la théorie de la connaissance, de plus, son intervention impose d’élargir la relation causale à un domaine extraphénoménal, défiant ainsi en apparence l’injonction kantienne de n’appliquer les catégories de l’entendement pur (comme celui de la causalité) qu’à la mise en forme du contenu de l’intuition sensible (Bitbol, 1998a, p.128).

Dans son Traité de physique et philosophie, d’Espagnat reproche à Bitbol de maintenir « le point de départ dualiste » dans sa critique du réel voilé (p.433). Cependant, il apparaît assez clair pour Bitbol que d’Espagnat déplace temporellement le problème de la dualité. Bien que le physicien ne considère pas la dualité classique qui oppose la matière solide et l’esprit, il retourne subtilement l’origine de ce dernier à quelque chose de préstructuré. Or, cet être pré-structuré est nécessairement, par définition, de nature différente de la conscience et des phénomènes puisqu’il précéderait la coupure matière esprit. S’il était semblable, il serait indiscernable et ne pourrait le précéder selon la logique de Nagarjuna. D’Espagnat se défend en précisant que le réel voilé est hors espace-temps, hors des cadres classiques de la connaissance kantienne et que l’on ne peut rien dire de précis sur cet être voilé. Cependant, la connaissance si minime soit-elle du réel voilé transgresse l’interdiction kantienne de la connaissance du noumène. De plus, la proposition de causalité élargie permettant la relation entre cet être et les phénomènes de notre monde, non seulement est impossible à qualifier puisqu’elle serait d’ordre extraphénoménal, mais pose le problème de la limite entre cet être et nous. En effet il est impossible de dire où s’arrête la limite entre les phénomènes de notre monde, notre conscience et ce réel voilé. Or, puisque cette limite est impossible à définir, le réel voilé ne peut être que de la même nature que la conscience et ses phénomènes.

D’autre part, d’Espagnat croit que l’objet transcendantal kantien « comme cause purement intelligible des phénomènes en général » pourrait être rapprochée de la notion de causalité élargie qui permettrait au réel voilé d’agir sur les phénomènes. Or, Kant précise pourtant bien que la cause sensible de ces représentations nous est totalement inconnue et que les phénomènes ne sont pas donnés en soi conformément à cet objet transcendantal.

La cause non sensible de ces représentations nous est totalement inconnue et c’est pourquoi nous ne pouvons l’intuitionner comme objet; car il faudrait qu’un tel objet ne soit représenté ni dans l’espace ni dans le temps (en tant que ces derniers sont simplement conditions de la représentation sensible) – conditions sans lesquelles nous sommes incapables de penser la moindre intuition. Nous pouvons toutefois (AK, III, 341) appeler objet transcendantal la cause simplement intelligible des phénomènes en général, mais uniquement pour que nous disposions de quelque chose qui correspond à la sensibilité envisagée comme une réceptivité. À cet objet transcendantal nous pouvons assigner toute l’étendue […], mais les phénomènes ne sont pas donnés en soi conformément à lui : […] (Kant, 2006, p.472).

Kant avait, aussi, une vision globale de l’analyse des phénomènes et de l’entendement comme l’illustrent bien ses deux autres Critiques sur la morale et l’esthétique, mais ces dernières se cantonnent dans des mises en garde et des recommandations quant à notre expérience par rapport à l’ordre moral, esthétique et social (voir chapitre 1.5) (Kant, 2003, 2008). Or, l’idée de « légalité » que M. Bitbol substitue à la recherche d’ontologie, c’est-à-dire la recherche de l’ordre légal des phénomènes, semble plus proche de l’aspect régulateur de la pensée métaphysique kantienne qui se veut toujours « protégée des spéculations ontologiques » par sa nature phénoménale (Bitbol, 1998a, p.128).

Toujours dans la tentative d’étayer l’existence d’un réel à partir de considérations philosophiques antérieures, d’Espagnat analyse l’œuvre scientifique et philosophique de H. Poincaré qui est, à maints égards, avant-gardiste par son approche relationnelle. Cet auteur, décédé au début du XXe siècle, a découvert simultanément les équations mathématiques dites transformations de Lorentz qu’Albert Einstein publiera pour sa théorie de la relativité restreinte. Sa pensée philosophique, influencée par l’idéalisme ambiant, est basée, non sur l’existence d’objets en soi, mais sur des choix. « Notre choix, parmi toutes les conventions possibles, est guidé par des faits expérimentaux; mais il reste libre et n’est limité que par la nécessité d’éviter toute contradiction […] Une géométrie ne peut pas être plus vraie qu’une autre, elle peut seulement être plus commode » (Poincaré, 1968).

Poincaré insiste sur le fait que les théories ne sont pas des descriptions d’une réalité indépendante, mais plutôt des images permettant d’exprimer des résultats de mesure de la manière la plus commode possible. Poincaré ouvre même la porte à l’intersubjectivité lorsqu’il rapporte la notion de valeur objective au fait que ces rapports sont les mêmes pour tous. Or, d’Espagnat soulignant le fait que Poincaré attribuait au non-hasard la commodité des théories pour le futur, estime que « ce quelque chose » ne serait pas de l’ordre des phénomènes. Il note aussi que Poincaré parle « d’objets réels que la nature nous cachera éternellement » et que les rapports véritables entre ces objets réels seraient la seule réalité que nous puissions atteindre. Ces propos de Poincaré sont toutefois tenus dans le cadre d’une discussion sur le changement des images exprimant les rapports vrais, à savoir qu’il est possible d’exprimer le même rapport en géométrie euclidienne ou riemannienne. La supposition de rapports utiles, vrais par leur commodité est, cependant, très distincte de la supposition d’existence d’un être voilé. La théorie, nommée conventionnalisme, de Poincaré s’adresse plus aux relations entre les objets qu’aux objets en soi. De plus, même si la structure des théories reflétait des aspects de la chose en soi, les termes de l’hypothèse n’impliquent pas l’existence d’objets en soi. Tout comme Kant, Poincaré ne soutient pas que la connaissance, même partielle de ces objets en soi, soit possible. Quant à l’existence de la structure elle-même, Poincaré n’élabore pas de théorie spécifique sur ce point.

Il apparaît donc que la recherche de continuité historique ou d’une sacralité par l’existence d’une réalité indépendante cause des contradictions et n’apporte pas plus d’explication cohérente à toutes les questions laissées ouvertes par l’approche réaliste. Or, nous verrons dans la section suivante que la proposition de formes symboliques communes à tous les esprits en vertu du postulat de la nature commune de l’esprit de Nagarjuna, agirait comme opérateurs de légalité dans la projection des phénomènes. Ce partage commun à tous les humains permettrait de réconcilier les dialectiques d’un monde fonctionnel dénudé de sens d’une part et le symbolisme du monde sacré d’autre part. Cette approche permet aussi d’éviter l’épineux problème de relier deux ordres d’éléments différents.

4.2.3 Conscience de soi

Selon la philosophie de la relation, le phénomène, si prédictible soit-il, ne serait pas un objet extérieur à nous, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de limite définie entre le sujet et l’objet tous deux non substantiels. Ce serait en grande partie l’illusion transcendantale qui nous inciterait à croire à l’existence d’un « moi » en voulant rattacher le fruit de nos efforts à notre volonté. Dans son traité de philosophie, d’Espagnat mentionne que les sensations et la conscience humaine ne seraient pas réductibles à une structure purement matérielle de neurones et, même si toutes les fonctions mentales ou neurophysiologiques étaient expliquées, il demeurerait un véritable gouffre conceptuel. Le réductionnisme pour lui n’a pas sa place puisque la définition de vérité d’un énoncé par rapport à son adéquation à la réalité empirique n’est manifeste que pour une conscience du vérificateur. Ainsi, les objets qui sont censés expliquer la conscience ont une existence relative à la conscience. Autrement dit, si la notion de conscience est acquise au préalable, il serait incohérent de prétendre faire appel à elle pour définir l’idée même de prise de conscience.

D’autre part, la théorie de l’identité qui affirme que l’esprit se réduit à la matière serait à rejeter selon d’Espagnat. La théorie de l’identité ne pourrait être conservée qu’au titre de simple croyance puisqu’elle n’est pas exprimable en termes d’objectivité faible. La persistance à maintenir la théorie de l’identité se ferait au prix des variables cachées tel le modèle de Broglie-Bohm (voir section 2.2) qui est descriptif par essence. Ce dernier implique selon d’Espagnat, la difficile démonstration que les états de conscience des êtres sentant seraient de petits points particuliers dans une certaine région d’un espace de configuration s’étendant à tout l’univers à cause de la non-séparabilité.

Il serait aussi possible que la composante sui generis de la sensation, c’est à dire la prise de conscience, soit le produit de l’activité neuronale, sans être une essence comme le prétend la théorie de l’identité. La notion d’enchevêtrement quantique pourrait refléter les états complexes du système neuronal. Toutefois, si la pensée peut être comparée à la physique quantique, il est nécessaire de rappeler que cette dernière n’est exprimable qu’en termes d’observations indexées, c’est-à-dire relative (vraie à l’observateur, mais cet état de conscience doit être traité par un autre observateur comme n’étant pas un tel état) ce qui exclut la théorie de l’identité puisque celle-ci s’exprime en termes descriptifs non indexés. Plusieurs auteurs dont Shimony stipulent aussi que les notions d’ordre structurelles de la mécanique quantique et leurs manifestations, ne se réduiraient pas aux systèmes matériels (Shimony, 1993).

D’Espagnat conclut que la pensée aurait plutôt un certain rapport profond avec les grandes structures du réel voilé. D’Espagnat se défend cependant de proposer une philosophie dualiste « qui fait de la matière et de l’esprit deux réalités totalement distinctes et toutes deux fondamentales » (D’Espagnat, 2002, p.431). Il argue que la matière étudiée au laboratoire n’est qu’une réalité empirique, non fondamentale et que la conscience émergerait a-temporellement d’un certain quelque chose qui accompagne la réalité empirique, soit de cette réalité indépendante antérieure à la scission matière-esprit. Cette approche est donc différente de la coproduction conditionnée ou ensemble de causes et conditions qui sous-tend la philosophie relationnelle puisque les phénomènes sont coémergents à la vacuité de nature similaire. Or, la nature de ce réel voilé, étant d’un ordre différent du phénomène et inqualifiable, la rapproche de la chose en soi kantienne. En effet, malgré le fait qu’il serait possible selon d’Espagnat, de percevoir les reflets de cette réalité dans la régularité de nos lois scientifiques et dans certaines expressions artistiques à caractère sacré par la causalité élargie extraphénoménale, cette relation implique la transgression des limites de l’entendement pur. Même dans l’idéalisme transcendantal kantien qui permet une tension de l’entendement vers le sublime, l’ordre du noumène demeure inaccessible, le sublime restant à l’intérieur de l’esprit lui-même, la conscience étant toujours la mise en forme des données par l’entendement.

Contrairement à d’Espagnat, Bitbol propose un argument transcendantaliste dans lequel, le terme de coémergence exprimerait que nous participons à un processus « d’auto-qualification de quelque chose » qui ne possède aucune structure contingente c’est-à-dire comportant des objets en soi localisés dans l’espace et ayant des formes. La description de la coémergence de H. Zwirn serait assez proche de la description de Bitbol et impliquerait que, ni les choses, ni les états de conscience n’auraient de réalité absolue. La pensée serait coémergente à la totalité de ce qu’elle est capable d’appréhender, et ce, sans face à face entre la pensée et le monde (Zwirn, 2006).

D’autre part, les hypothèses neurophénoménologistes, particulièrement celle de F. Varela, stipuleraient que l’activité principale du cerveau serait de produire des changements et non de produire une représentation issue d’un monde extérieur puisque la cognition serait une action incarnée en laquelle l’esprit et le monde surgissent simultanément (Varela, Thompson, Rosh, 1993). À cet égard, d’Espagnat considère que les indications de Bitbol et de Varela qui jugent « inadéquates toutes les propositions descriptives non indexées, sont justes » (D’Espagnat, 2002, p.481).

4.2.4 L’indéterminisme quantique

Dans la perspective de Bitbol, E. Schrödinger, un des pères fondateurs de la mécanique quantique succédant aux initiateurs de la relativité, aurait abandonné l’atomisme pour une représentation du monde holistique dans laquelle les apparences seraient causées par des vibrations en modes stationnaires. Ce physicien et philosophe fut l’un des précurseurs et défenseurs de la théorie quantique des champs qui substitue, à la création et l’annihilation de particules, des niveaux d’excitation ou de changement d’état, d’un milieu vibrant unique. Dans ce modèle, les fonctions d’onde globales enchevêtrées ne concernent pas une réduction discontinue de la fonction d’onde, mais une transition entre le calcul des probabilités des structures ondulatoires et le calcul classique des probabilités, lorsque la fonction d’onde concerne des objets plus macroscopiques. Or, selon Bitbol, les vecteurs d’état ne seraient pas moins réels que les particules, ou même, que les objets macroscopiques. Ces derniers seraient, tout autant que les vecteurs d’état, des constructions intellectuelles destinées à articuler notre expérience autour d’un petit nombre d’invariants. Les chaises et les tables seraient des entités théoriques au même titre que les vecteurs d’état. À ceci près que la théorie dans laquelle s’insèrent les chaises et les tables est celle que nous avons dû modeler depuis notre petite enfance afin de survivre (Bitbol, 1998a, p.182). Par ailleurs, les symboles abstraits en tant que phénomènes pourraient exprimer une part de présence tout aussi importante que les apparences phénoménales empiriques. Schrödinger aurait considéré qu’on ne doit pas regarder une particule comme une entité permanente, mais plutôt comme un événement instantané qui parfois forme des chaînes qui donnent l’illusion d’objets permanents (Schrödinger, 1992).

Toutefois, Bitbol note que Schrödinger tiendrait parfois un langage contradictoire. Ainsi, selon le contexte de l’écriture, les revues à caractère philosophique seraient nettement à caractère antiréalistes tandis que les articles scientifiques du physicien utiliseraient un langage teinté de réalisme, peut-être à cause de la tradition d’utiliser ce vocabulaire réaliste malgré l’indéterminisme de la mécanique quantique. La vision de Schrödinger demeurerait cependant l’une des solutions les plus viables pour articuler le langage de la physique quantique sans le réifier, puisqu’il choisit des objets non spatiaux dont la ré-identification repose sur une forme au sens large et ce, contrairement à la théorie des variables cachées de Bohm (1952) qui utilise des objets dans l’espace possédant des déterminations propres et se déplaçant le long d’une trajectoire.

Or, d’Espagnat ne considère pas que l’hypothèse du réel voilé rejoigne l’idéalisme intégral qui aurait été le fondement de la pensée de Schrödinger. Il souligne néanmoins la parenté de vison sur le problème de consciences multiples qui « prennent part à l’émergence de la réalité empirique, notre lieu de rencontre à tous » (D’Espagnat, 2002, p.487). À cet égard, d’Espagnat choisit la possibilité d’existence d’un seul esprit puisqu’il croit que les états de conscience de divers observateurs sans relations directes seraient « non trivialement » corrélés. Toutefois, les états de conscience doivent malgré tout être conçus comme indexés ou relatifs à chacun. La thèse d’un seul esprit serait donc à relativiser elle aussi.

D’autre part, Bitbol et d’Espagnat soulignent à juste titre que la mécanique quantique n’implique pas nécessairement l’inexistence totale des objets empiriques pas plus qu’elle ne prouve leur existence. À cet égard, la philosophie relationnelle est en accord avec cette observation concernant la mécanique quantique. En effet, la supposition de l’existence d’une image virtuelle ne fait pas allusion à l’existence réelle d’une chose en soi, mais plutôt à une certaine présence. Toutefois, dans son analyse de la démarche de d’Espagnat sur l’accord intersubjectif, en référence aux lois prédictives d’observations de la mécanique quantique, Bitbol réfute en partie la proposition que ces lois soient le reflet d’une réalité indépendante pré-structurée. En ce sens, Bitbol suggère que d’Espagnat pourrait être le jouet d’une illusion, que les structures qu’il pense exister au sein de la réalité indépendante et qui seraient reflétées dans les lois quantiques ne seraient que relatives à notre contexte perceptif, c’est-à-dire qu’elles émaneraient de nous. À ceci, d’Espagnat répond qu’un contexte est aussi ou peu valable que le contexte d’une réalité indépendante pré-structurée. Cette remarque toutefois semble faire abstraction que, même si les deux points de vue semblent équivalents, le point de vue de d’Espagnat implique un type de relation extraphénoménale reliant deux ordres d’entités différentes, à l’intérieur du contexte relationnel donné.

Dans la perspective de l’antiréalisme, l’aspect prédictif du formalisme quantique conduit à perdre l’image de la réalité comme entité donnée par rapport à laquelle s’évalue la vérité des propositions. Cependant, le concept abstrait d’une réalité peut être perçu comme les limitations « […] du pouvoir déterminant de l’activité gestuelle et symbolique de l’expérimentateur […] » (Bitbol, 1998a, p.96). Cette approche rejoint les commentaires de Kant sur la chose en soi dans son Analytique transcendantale. En effet, Kant considère la chose en soi comme un concept limitatif et restreignant les prétentions de la sensibilité.

L’ Analytique transcendantale obtient donc cet important résultat : elle montre que l’entendement ne peut a priori rien faire de plus que d’anticiper la forme d’une expérience possible en général, et que, dans la mesure où ce qui n’est pas phénomène ne peut être un objet de l’expérience, l’entendement ne peut jamais outrepasser les limites de la sensibilité, à l’intérieur desquels seulement des objets nous sont (A 247) donnés. Ses principes sont simplement des principes de l’exposition des phénomènes, et le nom orgueilleux d’une ontologie, qui se fait fort, à propos des choses prises absolument, de fournir, dans une doctrine systématique, des connaissances synthétiques a priori (par exemple le principe de causalité), doit faire place au nom modeste d’une simple analytique de l’entendement pur (Kant, 2006, p.300).

Il appert donc que le concept limitatif kantien n’établit rien de positif en termes d’existence en dehors de son champ. « Or, d’Espagnat refuse justement de s’en tenir à ce degré extrême de métaphysique » (Bitbol, 1998a, p.97). Cependant, la discussion engendrée par le concept du réel voilé atténue les limites entre les approches herméneutique et analytique, créant ainsi des tensions enrichissantes pour la philosophie. En effet, d’Espagnat essaie de définir ce qu’il nomme le réel voilé par ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire que le réel voilé ne serait pas immergé dans l’espace-temps, qu’il ne serait pas pluriel, ni organisé en une multiplicité de substances individualisées et stables. « On se trouve ainsi ramené assez près du dénuement du concept limitatif en lequel consiste la chose-en-soi; une chose-en-soi inqualifiée placée en regard des formes a priori de la sensibilité que sont l’espace et le temps et des concepts purs de l’entendement que sont la catégorie de substance et les catégories relevantes de la quantité et de la qualité » (Bitbol, 1998a, p.98). De plus, les arguments du philosophe d’Espagnat en faveur du réel voilé, seraient une façon de contourner l’illusion transcendantale en postulant des variables cachées comme dans la théorie de Broglie-Bohm sur la mécanique quantique.

Le choix de d’Espagnat d’écarter la variante actuelle de l’illusion transcendantale au profit d’un réel voilé appartient selon Bitbol à la classe des critères « ampliatifs ». Ce choix dépasse donc largement les indications d’origine empiriques de la théorie quantique. Cependant, malgré que la chose en soi, comme entité transcendante affectant les sens, a été récusée par l’idéalisme allemand, d’Espagnat ne voit pas pourquoi on devrait abandonner une méta-représentation dualiste si rien ne la rend formellement inacceptable (D’Espagnat, 1994). Il est donc prévisible que la traduction des caractéristiques de la mécanique quantique dans un cadre de connaissance dualiste classique crée une tension. Selon d’Espagnat, il existerait une relation de concordance entre la science et le réel voilé puisqu’une théorie n’a pas besoin d’être une représentation du monde, mais seulement un inventaire méthodique des manières de s’y comporter. À ceci, Bitbol rétorque que ce monde doit toutefois être quelque peu pré-structuré, sinon même un inventaire ne peut donner de renseignement sur ce monde. « Nous voyons que l’hypothèse cruciale pour le maintien vaille que vaille du schéma dualiste de la théorie de la connaissance est celle de la préstructuration au moins partielle du monde exploré » (Bitbol, 1998a, p.102). Ainsi, selon Bitbol, la supposition de l’existence d’un monde réel si partiellement pré-structuré soit-il, réactive le schéma dualiste du sujet pensant et de la chose existant hors de l’activité cognitive.

Or, cette vue dualiste soulève le questionnement à savoir comment cette entité pré structurée peut-elle entrer en relation avec notre perception? En effet, nous avons vu que D’Espagnat suggère que le réel voilé se refléterait dans la régularité de nos lois par l’intermédiaire d’une causalité élargie. Cependant, il demeure délicat d’appliquer une catégorie de causalité normalement dévolue pour relier les phénomènes empiriques à une relation unissant deux ordres de chose différents comme les noumènes (chose en soi) et les phénomènes. En effet, la notion de causalité élargie à un domaine extraphénoménal défie l’interdiction kantienne de lier d’autres ordres que celui des phénomènes. De plus, la conception que, les phénomènes puissent donner un reflet de l’être pré structuré, va à l’encontre de la révolution copernicienne-kantienne qui dépouille la chose en soi de ses formes pour les attribuer au sujet transcendantal. Ainsi, la causalité élargie comme cause de la régularité de nos lois, située par d’Espagnat dans le domaine extraphénoménal, ne répond pas à une vision non dualiste de notre monde et à l’interprétation classique de la mécanique quantique. « D’Espagnat n’ignore pas les objections que soulève la transplantation d’une catégorie de causalité conçue pour opérer dans le plan des phénomènes vers l’intervalle censé séparer les phénomènes de la réalité indépendante. […]; Mais rien n’y fait, car la possibilité d’expliquer l’ordre des manifestations factuelles intersubjectivement reconnaissables lui semble être à ce prix » (Bitbol, 1998a, p.105).

D’Espagnat se justifie, en regard de ces reproches métaphysiques, en affirmant la primauté de l’existence par rapport à la connaissance à partir d’une approche non idéaliste du cogito. Il argue que, si connaissance il y a, la pensée doit nécessairement exister, voulant défendre ainsi une conception non dualiste d’un être antérieur à la scission sujet-objet. Ainsi, au sein de cette réalité indépendante, et seulement dans ce lieu, la conscience et la réalité empirique s’engendreraient l’une l’autre. Les deux extrêmes de la métaphysique du moi transcendantal et de la réalité indépendante se ressembleraient. Cependant, dans la perspective de Bitbol, d’Espagnat revendiquerait ainsi « le recours à une justification a posteriori des énoncés relatifs au concept limite du réel, plutôt que leur mise en œuvre a priori qu’il reproche à beaucoup de philosophes. Ce choix méthodologique s’associe chez lui à l’affirmation selon laquelle on ne peut lui attribuer aucune « extrapolation métaphysique », y compris « lorsqu’il introduit une idée comme celle de réalité indépendante » (Bitbol, 1998a, p.119). Cependant, la justification a posteriori de d’Espagnat n’écarte pas le nœud du différend à savoir, la question de l’existence d’une réalité pré structurée et de sa nature d’un ordre différent des phénomènes. D’Espagnat répond que si cette théorie du réel voilé était inconsistante, quelque chose qui n’est pas réductible à nous permettrait de « dire non ». Il s’élève ainsi contre les hypothèses de certains épistémologues contemporains qui auraient affaibli le faillibilisme. Cette option pour un faillibilisme-fort lui permettrait de soutenir l’existence de son réel indépendant et de s’opposer aux néo-kantiens.

Toutefois, signale-t-il, [d’Espagnat] il existe dans les théories acceptables un élément structural ou légal minimum qui n’est pas arbitraire. Ce défaut d’arbitraire justifie d’abord, selon lui, l’idée générale « que la notion de réalité indépendante a un sens ». Mais il tente aussi de lui faire dire quelque chose de plus : à savoir qu’à travers l’élément légal incorporé dans les théories empiriquement adéquates, nous avons peut-être!-quelques lueurs non trompeuses concernant la structure générale du « réel ». Cette proposition, couplée à la critique précédente du réalisme naïf, n’est autre que la thèse du réel voilé (Bitbol, 1998a, p.121).

Selon Bitbol, ce réalisme structural nous inciterait à poser la question « Dans quelle mesure le sujet peut appréhender indirectement, à travers son investigation d’un objet de la physique, les préconditions structurales de l’émergence conjointe de lui-même et de cet objet » (Ibid., p.121)? Ainsi, les caractérisations structurales du réel voilé reflétées par les règles scientifiques seraient légitimes seulement dans l’hypothèse métaphysique que la mécanique quantique puisse décrire la réalité et non seulement des phénomènes. Or, cette hypothèse est encore à ce jour, indécidable. La coexistence d’un réel indépendant et d’une possible connaissance de cet être par nos instruments de mesure, à travers la mécanique quantique, provoque un malentendu, voire une contradiction selon l’interprétation classique de la théorie quantique. De plus, « M. Mugur-Schächter fait porter la critique sur un point fondamental, lorsqu’elle fait ressortir le contraste entre (1) le concept d’une description qui, pour elle comme pour B. d’Espagnat, est toujours relative à un contexte perceptif, instrumental et intellectuel, et (2) le concept de réalité indépendante qui suppose justement l’ indépendance vis-à-vis de ce que nous sommes et de la façon dont nous l’explorons » (Bitbol, 1998a, p.123).

D’Espagnat répond à ses critiques que la mécanique quantique, sans décrire le réel, esquisserait de façon allégorique les grands traits de ce réel. (D’Espagnat, 1994). D’Espagnat suggère aussi que les invariants des théories ontologiques compatibles avec les résultats de la mécanique quantique pourraient refléter ce réel. Or, selon Bitbol, la caractérisation d’un invariant est une condition nécessaire, mais non suffisante pour être le reflet fidèle de cette réalité. En effet, l’invariant demeurerait relatif à son arrière-plan contextuel et plus précisément, à son groupe de transformation. La transformation des qualités négatives en qualités positives du réel voilé donnerait l’affirmation que cette réalité serait « une ». « La conversion (du négatif au positif) suppose en effet que le principe du tiers exclu soit applicable à la réalité indépendante : si elle n’est pas plurielle et séparable, alors, elle est de quelque manière une » (Ibid., p.136).

Or, les jugements qui incluent le tiers exclu sont normalement recouverts par les catégories rationnelles. Kant nous met en garde sur les difficultés à raisonner sur ce qui ne relève pas du jugement rationnel. Bitbol insiste aussi que l’Un ne peut se laisser définir que par l’absence de définition, par un pantè aporetum qui échappe à tout discours et qui ne comporte aucune détermination. Nous retrouvons un équivalent dans le sutra du Diamant, dont « ce que l’on nomme diamant, n’est pas en réalité un diamant, c’est pourquoi on le nomme diamant » (Thich Nhat Hanh, 2007). En d’autres termes, l’Un si il est Un ne peut pas se laisser quantifier sinon il n’est pas vraiment Un; ou, si l’Un existait, il serait quantifiable, or il ne l’est pas par nature, donc il n’existe pas vraiment; mais en même temps, il n’est pas inexistant puisqu’on le nomme Un.

Cette conversion de l’Un au pantè aporetum est justifié par Damascius dans la phrase suivante : « Peut-être Platon, par le moyen de l’Un, nous a-t-il élevé indiciblement jusqu’à cet indicible au-delà de l’Un, qui est maintenant notre objet, par la suppression même de l’Un ; tout comme, par la suppression des autres, il nous a retournés vers l’Un (Bitbol, 1998a, p.137).

Afin de résoudre les tensions et contradictions engendrées par la supposition de l’existence d’un réel indépendant et d’une possible connaissance de ce réel par nos instruments de mesure, Bitbol propose la notion « d’aveuglante proximité du réel » qui apporte « contre la fable qu’est le face-à-face entre le sujet et un monde déterminé à l’avance », la proposition que « nous sommes indissolublement associés à elle (réalité), […] » (Ibid., p.105). Dans cette perspective, l’accord sur les relations privilégiées régulant les théories s’expliquerait par l’entente d’une communauté sur l’identité des formes perçues et non, par une référence à un monde extérieur indépendant. Selon Bitbol, ces procédés régulateurs du consensus intersubjectif seraient projetés, par les philosophes réalistes, dans le concept de vérité de la chose en soi. À cet égard, une analyse de S. Blackburn évoque que le penseur réaliste tenterait d’expliquer un simple accord intersubjectif, qui n’est même pas toujours établi avec les choses dites naturelles, en appliquant entre les phénomènes et la chose en soi, une relation causale qui, selon Kant n’est légitime qu’entre les phénomènes (Blackburn, 1993).

D’Espagnat reproche toutefois aux empiristes de renoncer à toutes formes d’explications dans les sciences et d’être incapables d’expliquer pourquoi seulement certaines structures théoriques permettent de prédire des phénomènes. Or, entre la méthode par essais et erreurs des recettes empiristes et l’explication réaliste des théories, Bitbol propose une attitude intermédiaire qui considère les structures des théories comme hautement significatives. En effet, chez Kant, la philosophie transcendantale permet de considérer les trois lois de Newton comme l’expression de trois conditions de possibilité de la connaissance objective que sont les analogies de l’expérience. D’Espagnat récuse cette proposition transcendantale avec l’argument classique que les développements en science et en mathématique ont rendu caduques les formes a priori kantiennes. Or, comme nous le verrons, Cassirer propose une réhabilitation de la philosophie transcendantale kantienne. De plus, les créateurs de la mécanique quantique comme W. Heisenberg et N. Bohr ont eux-mêmes admis que les formes a priori kantiennes gardent leur pertinence dans l’expérience quotidienne. Or, Bitbol propose de substituer aux formes a priori kantiennes, un a priori fonctionnel, soit un ensemble de présuppositions fondamentales associé au mode d’activité. Cette relecture de la méthode transcendantale justifierait la structure de chaque théorie physique par sa simple capacité à recueillir les normes sous-jacentes aux activités expérimentales. Les invariants, n’étant plus l’expression d’une réalité, deviennent ainsi, la résultante du processus de codéfinition des activités et des formes sur lesquelles elles s’exercent. Ainsi, selon Bitbol, il serait possible de donner une nouvelle actualité à la philosophie transcendantale en physique moderne. « Or l’essentiel de la méthode transcendantale se ramène à la problématique de la constitution de l’objectivité, et au remplacement des principes descriptifs de « ce qui est » par des principes prescriptifs valant pour les phénomènes » (Bitbol, 1998a, p.149).

Il deviendrait donc possible de s’affranchir en partie des formes a priori originales de Kant sans abandonner la philosophie transcendantale. La redéfinition des activités expérimentales « au-delà de l’environnement quotidien » nécessiterait toutefois une modification de leurs présuppositions. Cette nouvelle approche pragmatico-transcendantale tiendrait aussi compte de la distinction entre théorie-cadre et théorie particulière proposée par d’Espagnat. À cet égard, la théorie-cadre recueillerait les normes requises par l’ensemble des activités expérimentales acceptables dans une situation paradigmatique donnée. Les théories particulières traduiraient les présuppositions associées à certains sous-ensembles d’opérations. Cependant, la possibilité de justifier la structure de toutes les théories particulières physiques sur le mode transcendantal demeure, pour d’Espagnat, une conjoncture indécidable. Entre deux conjonctures valables, il préfère celle que les théories physiques puissent refléter une réalité indépendante.

Or, Bitbol souligne que les traits attribués par d’Espagnat à la réalité indépendante pourraient être issus d’un invariant inscrit dans la théorie-cadre plutôt que d’une théorie particulière. « Dans le pays enchanté des projets mobilisateurs et des idéaux régulateurs, la décision ne saurait être emportée par un experimentum crucis, ou par une preuve formelle. Le critère du choix entre les programmes d’investigation épistémologiques repose plutôt sur une évaluation nécessairement imprécise, de leur fécondité à long terme » (Bitbol, 1998a, p.154).

Toutefois, malgré les divergences d’opinions, Bitbol reconnait l’importance du questionnement de B. d’Espagnat et sa recherche de concordance entre la mécanique quantique et la philosophie. « […] l’importance de l’œuvre de Bernard d’Espagnat réside dans sa capacité à fournir l’un des très rares énoncés contemporains sur l’idéal régulateur réaliste qui ait pris la pleine mesure des implications de la physique quantique » (Ibid., p.154).

En conclusion, il est intéressant de constater que la description proposée par d’Espagnat d’un équilibre entre le partage d’une certaine corrélation entre les individus et un libre-choix d’observation relative à leur niveau de conscience individuel, démontre une certaine compatibilité avec la proposition des formes symboliques. En effet, la présence des formes symboliques communes à tous les individus permettrait une certaine corrélation de la pensée de chaque individu avec celle du groupe universel, cette corrélation facilitant l’entente sur les observations empiriques. Autrement dit, il est, du point de vue relatif, très difficile que nous voyions tous la même chose puisque les phénomènes seraient la projection d’un esprit individuel selon la philosophie de la relation. Cependant, cette pensée individuelle serait corrélée avec le groupe par la présence des formes symboliques communes pour l’ensemble des individus du groupe.

Il est aussi entendu que les formes de l’espace et du temps relatives à un référentiel commun ou individuel, influenceraient la perception conceptuelle individuelle. Le cadre spatio-temporel de la connaissance conceptuelle serait relatif à l’individu malgré le partage des structures neuronales communes chez les humains.

4.3 Cassirer et la connaissance symbolique

4.3.1 Introduction

Nous proposons, dans une philosophie de la relation, que les phénomènes soient coémegents à la vacuité. De plus, les trois composantes inextricables sujet-relation-phénomène (objet) de l’acte de connaissance sont proposées comme ne possédant aucun substrat substantiel et par conséquent aucune essence (ce que les choses sont). Ainsi, dans l’approche relationnelle, les phénomènes sont donnés dans l’acte même de connaître. De même chez Cassirer, nous verrons que les perceptions sensibles (intuition sensible) n’ont pas d’existence par elles-mêmes et ne prennent leur sens que dans les relations qui les unissent.

Dans ce processus de connaissance, l’objectivité faible de nos lois scientifiques et les ententes collectives seraient facilitées par la présence de formes symboliques dans la perception directe qui moduleraient l’intuition sensible vers certains schémas d’organisation qui seraient réflétés dans la connaissance conceptuelle. Ces organisations relationnelles des phénomènes par les formes symboliques faciliteraient la reconnaissance des formes valables par l’ensemble de la communauté. En effet, ces formes symboliques étant communes à tous les esprits serviraient de base de départ d’une vision cohérente de notre monde. La vision individuelle trouvant ainsi une forme d’objectivité à l’intérieur même de sa subjectivité, éviterait le solipsisme collectif. De plus, la présence de formes symboliques dans l’acte de perception directe favoriserait des relations « optimales » des formes de notre monde entre tous les ensembles possibles de relations.

D’autre part, le partage de schémas neurophysiologiques propres aux humains (ainsi que le partage d’un référentiel de vitesse à peu près identique) permettraient de s’entendre, par la communication, sur les activités nécessaires à notre communauté. De plus, le contexte qui a conduit à la formation des agencements neuronaux chez les humains fait en sorte que, chez la grande majorité des êtres humains, cette projection des phénomènes par les cadres spatio-temporel-causal classiques engendre une vision tridimensionnelle et un certain rythme d’écoulement du temps. Ainsi, selon notre hypothèse de la projection « conceptuelle » humaine, nous voyons, normalement, en trois dimensions, le temps défile selon un rythme relativement commun pour tous et nous sommes portés à croire que tel effet engendre généralement telle cause. Ainsi, l’agencement neuronal de chaque individu engendrerait l’espace-temps dit classique lors de la pensée conceptuelle.

Nous avons vu aussi que la vacuité, ou coproduction conditionnée pouvait s’imager comme le tissu de relations d’un instant présent fulgurant et fugitif. La connaissance préconceptuelle (directe) que nous associons à la connaissance dite symbolique serait de l’ordre de l’instantanéité c’est-à-dire hors des cadres spatio-temporels et ce contrairement à la connaissance conceptuelle qui ellle, nécessite les cadres spatio-temporels lors de la projection des phénomènes par notre esprit.

L’art du symbole et de la connaissance symbolique a été étudié par les philosophes de l’art dont E. Panofsky particulièrement dans son Essai d’iconologie. Toutefois, afin de restreindre notre analyse à des propos de philosophie des sciences, nous avons pris la décision d’apporter l’éclairage du philosophe néo-kantien E. Cassirer en tant que concepteur des formes symboliques et aussi parce que ce philosophe juif allemand a étudié en profondeur l’aspect relationnel comme fondement de l’acte de connaissance.

Bitbol pourrait être situé dans la lignée de Cassirer en tant que philosophe néo-kantien malgré le fait que d’Espagnat tente d’interpréter certains écrits de Cassirer en faveur de son interprétation d’un réel voilé. Il semble toutefois peu probable que Cassirer ait manifesté une visée aussi réaliste dans ses analyses puisque le philosophe allemand est particulièrement associé au mouvement néokantien donc à l’idéalisme. Il apparait plus cohérent de voir dans les « nécessités logiques » de Cassirer une coémergence des principes régulateurs et des phénomènes qui façonnent l’esprit humain dans tout son ensemble plutôt que la proposition d’existence d’une réalité indépendante. À cet égard, Cassirer précise qu’il est difficile de postuler des choses absolues pour dégager ensuite les rapports de leurs actions réciproques. La connaissance émergerait plutôt d’enchaînements empiriques concentrés en jugements auxquels il est possible d’attribuer la valeur d’objet. « Mais vouloir obtenir de ces constantes plus que la dimension empirique des objets de l’expérience, en attendre une révélation sur leurs fondements absolus, cela est hors de question. Car la spécification d’une loi présuppose précisément cette loi elle-même et n’a de sens que dans cette relation [ ] » (Cassirer, 1977, p.351).

4.3.2 La connaissance symbolique

Pour Cassirer, le pur phénomène d’expression montre comment la conscience saisit une autre réalité phénoménale sans sortir de soi et qu’il est difficile de le dériver « de quelque chose qui lui serait transcendant » puisqu’il est le premier véhicule à nous conduire à toute espèce de transcendance. Bien que son essence soit celle de l’extériorisation, elle nous maintiendrait dans l’intériorité, la conscience passant de l’immédiateté de la vie, à la forme de l’esprit et à la création spirituelle spontanée. Le pur phénomène expressif offrirait donc un mode de compréhension qui n’est pas encore lié à l’interprétation conceptuelle.

Les fonctions symboliques de la représentation créeraient le seul accès à une expression objective de la réalité en termes de relations. Selon Cassirer, la coexistence des phénomènes d’expression avec la manifestation de l’immédiateté de la vie a malheureusement été scindée en un monde intérieur et un monde extérieur, le corps et les choses devenant des coquilles rigides (Cassirer, 1972). Or, chez Cassirer, la forme symbolique en tant qu’opérateur sémiotique joue le rôle de « centre qui est partout et la circonférence nulle part », selon le mot de Pascal, dans la mesure où elle fait partie à la fois de l'environnement et qu’elle est le moyen de porter un jugement sur cet environnement. Cassirer distingue trois expressions des formes symboliques, le langage, le mythe et la science qui découlent l’une de l’autre, le langage primaire engendrant naturellement le mythe et ce dernier, le langage scientifique. Chaque expression de ces formes symboliques permettrait un certain type d'accès au monde. Celle du langage posera la base d’une nouvelle perspective transcendantale kantienne puisque les conditions sémiotiques de cette construction sont collectives. À partir de l'expression langagière d’une communauté, la vision mythique serait créée, puisque le langage permet à la perception individuelle de s’exprimer sous une forme collective. « Il n'y a pas encore pour elle [l’expression] de « monde des faits » rigoureusement défini et distinct, car il lui manque encore ces unités constantes que toute connaissance théorique vise à obtenir en premier lieu » (Cassirer, 1977, p.120). À partir de cette origine mythique, plusieurs directions du sens se seraient développées telles les directions scientifique, esthétique et éthique, puisqu’il y aurait dans le mythe, une ébauche du processus d’objectivation. Il est important de noter que chez Cassirer la « science » n’est pas le but final de l'activité sémiotique, mais seulement une de ses virtualités possibles.

La définition du concept chez Cassirer est basée sur les fonctions de variables. En effet, une fonction mathématique représenterait une loi universelle qui, grâce aux valeurs successives prises par la variable, peut sous-tendre tous les cas particuliers. Cette nouvelle méthode de conceptualisation basée sur la fonction traduit bien l’aspect relationnel de la réalité. La fonction, tout en décrivant une relation générale, rassemble sans les effacer toute une suite de relations particulières. La validation se fait par l’expérimentation, mais le principe relationnel serait fondé par la théorie. De même, le symbole, afin de confirmer sa validité opérationnelle, doit se tourner vers la loi qui définit l’enchaînement de ses différents éléments. La réalité phénoménale de Cassirer est donc fondée sur une structure relationnelle de concepts unifiés par la science qui ne proviennent pas des seules perceptions sensibles. Par exemple, dans le cas précis de la géométrie, c’est seulement en prenant conscience de la règle de construction qu’il serait possible d’appréhender l’ensemble des relations inscrites dans la figure donnée. Cette procédure passe de l’unité de la procédure géométrique aux cas particuliers d’application.

Cassirer considère aussi que la distinction entre le « général » et le « particulier » est inadéquate et artificielle puisqu’elle disjoint les modalités de la démarche intérieure de la connaissance qui lui sont fondamentalement indispensables.

Aussi, depuis qu’elle s’est engagée dans la « voie sûre d’une science », la science empirique de la nature a-t-elle cessé de prendre une part active au conflit qu’entretiennent les clans philosophiques sur les droits respectifs de l’induction et de la déduction. Une fois assurée de sa procédure propre, elle ne pouvait manquer de s’apercevoir qu’il s’agit là d’une distinction fausse et artificielle qui disjoignait des modalités et des démarches intérieures à la connaissance et qui lui sont, l’une et l’autre également indispensable, dès les tous premiers essais qu’elle fait pour prendre l’exacte mesure de ses possibilités » (Cassirer, 1977, p.269).

Ainsi, durée et changement, être et devenir, unité et pluralité ne seraient que les modalités fondamentales de la connaissance. La valeur de vérité d’un jugement devrait être restreinte à l’instant présent où le jugement est porté, ce qui déterminerait la limite naturelle du concept. Dès que nous spéculons sur une impression issue d’un moment antérieur, nous serions sortis du donné pour s’ouvrir au non donné. C’est donc l’anatomie psychologique de l’acte même du jugement qui formerait le jugement, ce dernier ne pouvant pas surplomber la totalité infinie des cas possibles.

De même, chez Kant, le jugement de perception n’est qu’un compte-rendu portant sur un vécu momentané et individualisé et, s’il combine sujet et prédicat, ce n’est pas à cause d’un rapport de conditionnement réciproque, mais par des règles subjectives. Ainsi, le jugement de perception kantien n’entraînerait pas une disjonction radicale des jugements eux-mêmes, ni leur distribution en deux classes hétérogènes. Il ne représenterait finalement qu’un cas limite destiné à souligner la nouveauté du concept d’objectivité scientifique. Ce serait donc l’intégration d’une situation dans l’ensemble du processus lui-même qui donnerait le but véritable de l’induction. Ainsi, le mystère de l’induction serait déjà contenu dans chaque particulier et la seule accumulation d’éléments ne modifierait pas la signification de leur concept.

Pris dans sa durée empirique et avec l’ensemble des propriétés empiriques constantes, l’objet visé n’est jamais que l’intégrale des propriétés momentanées dont l’expérience, de par sa singularité même, nous informe. Mais l’intégration et son processus logique ne seraient pas possibles si l’élément n’impliquait déjà la relation à l’ensemble, c’est-à-dire si le contenu changeant de l’expérience, malgré toutes les apparences de la dispersion et de l’émiettement, ne persistait à évoquer la légalité et l’invariance qui informent toute expérience (Cassirer, 1977, p.280).

Selon Cassirer, il est donc absolument essentiel de considérer tous les éléments du processus ainsi que leurs relations afin que l’expression du processus global et de la règle qui le sous-tend stimule chaque raisonnement inductif. L’ensemble serait plus grand que la somme de ses parties à cause de la relation entre ses parties. Un élément singulier ne pourrait donc être appréhendé qu’en interdépendance avec les autres éléments. La nécessité d’un invariant et de variations se commanderait réciproquement puisque c’est par rapport aux variations possibles qu’il serait possible d’exprimer les interdépendances invariantes propres aux idées logiques.

D’autre part, l’objectivité ne viendrait pas de la chose en soi, mais de la fonction de relation entre les éléments. Pour Cassirer, tout comme dans l’hypothèse de la philosophie relationnelle, l’objectivité serait en quelque sorte subjective, c’est-à-dire un produit des forces créatrices symboliques et de l’aspect conceptuel de l’esprit. Par ailleurs, l’universalité du concept serait le fruit de l’union des relations et de l’expérimentation permettant de constater quels sont les systèmes d’interdépendances réalisés dans l’expérience. Ces deux approches s’entremêleraient continuellement. « La règle est, au cœur d’elle-même, animée par la tendance à s’élever en forme de loi; inversement, la perfection conceptuelle réalisée par la loi n’atteint qu’une stabilité toute provisoire, dans la mesure où elle ne cesse de donner vie au moment de l’hypothèse » (Cassirer, 1977, p.293). Il n’y aurait pas de permanence dans l’expérience sensible puisqu’elle ne serait qu’un « conglomérat d’impressions non reproductibles » de manière identique. Toutefois, l’agencement des règles logiques procurerait une certaine cohérence libre de toute considération métaphysique. « Par science, nous entendons alors, non pas l’approche d’une réalité existante et stable, mais l’équivalent d’une illusion toujours renouvelée, une phantasmagorie où, de moment en moment, une image nouvelle repousse toutes les images anciennes pour disparaître et s’effacer bientôt devant une nouvelle image » (Ibid., p.301). À cet égard, Cassirer souligne l’aspect « d’immédiateté » de la connaissance que nous proposons dans la philosophie relationnelle.

Cassirer soutient aussi que la caractéristique principale de la métaphysique serait, non pas d’outrepasser la plan de la connaissance, mais d’y intervenir et de disjoindre des points de vue opposés , particulièrement dans le rapport entre la pensée et l’être, entre le sujet et l’objet de la connaissance. De cette « empressante opposition » entre les notions de choses et de l’esprit découle malheureusement la supposition de l’existence de deux mondes distincts interne et externe. En ce sens, la perspective de Cassirer de la métaphysique est en accord avec celle de la philosophie relationnelle basée sur la vacuité de la Voie du milieu qui, justement, n’accorde pas d’importance aux extrêmes de l’être et de la pensée, du sujet et de l’objet. « Aucune continuité dialectique ne saurait jamais obturer ni compenser vraiment les ruptures déjà consommées à la racine même des notions les plus fondamentales; l’histoire de la métaphysique oscille entre ces deux extrêmes sans pouvoir parvenir à dériver l’un de l’autre ni à réduire l’un à l’autre » (Cassirer, 1977, p.307).

D’autre part, l’opposition entre le subjectif et l’objectif serait pour Cassirer, totalement étrangère à l’expérience immédiate inconditionnée. À cet égard notre proposition de la vacuité comme fondement métaphysique de la philosophie de la relation est aussi en accord avec les caractéristiques de l’expérience immédiate décrite par Cassirer.

Il n’y a pour elle [l’expérience immédiate] qu’un seul niveau « d’existence » qui inclut uniformément et sans distinction tous les contenus. Ce que la conscience appréhende hic et nunc « existe » du même coup et dans la forme exacte sous laquelle il s’offre à l’expérience directe. En particulier, entre les expériences qui se rapportent au corps propre de l’individu et celles qui concernent les choses « extérieures », il n’existe aucune espèce de coupure franche (I bid., p.308).

Selon Cassirer, la multiplicité des contenus s’ordonnerait sur un même plan dans une sorte d’équanimité et si l’on tient à jouer l’opposition entre subjectif et objectif au sens métaphorique pour caractériser le niveau, il faut parler d’objectivité omniprésente « […], car à ce niveau, les contenus présentent encore cette passivité, cette immédiateté muette et indubitable qui pour nous sont liées normalement à l’idée de « chose » (Ibid., p.308). Ce serait donc un excès de l’entendement qui atténuerait cette impression d’égalité en discriminant selon des modalités supposément invariantes au fil des expériences répétitives.

Ainsi, chez Cassirer, cette division de l’être en monde interne et monde externe nous induirait en erreur puisqu’elle substituerait, à la relation féconde et dynamique entre objectivité et subjectivité d’un contenu d’expérience, une division irrévocable. À partir des fragments de la perception directe, l’exigence outrancière de la logique fait surgir des « choses ». En réalité, ces choses ne seraient que de simples expressions métaphoriques qui désignent la légalité des phénomènes. Si nous ne mesurons pas les représentations « à l’aune des objets absolus », c’est plutôt la signification de l’ensemble du système qui détermine son objectivité, c’est-à-dire « ce qu’elle vaut » par rapport aux autres expériences. Il en va de même dans la philosophie de la relation, dans laquelle, le sujet et l’objet sans substrat substantiel, ne sont considérés que dans l’aspect épistémologique de l’acte de connaissance, soit la relation sujet-relation-phénomènes (objet). De plus, l’approche basée sur la Voie du milieu évite les extrêmes d’existence ou de non-existence des choses en soi et évoque plutôt des phénomènes comme formes reconnaissables par tous selon l’entente sociale pré-établie.

Toujours dans l’oeuvre principale de Cassirer, Substance et fonction, le concept de réalité physique est décrit par une sorte de transcendance à partir de la différenciation logique des contenus d’expérience et de leur ordre dans un système de dépendances. De cette manière, l’impression particulière peut devenir le symbole de la construction systématique. « Ce n’est pas la vitalité sensible de l’impression, c’est sa fécondité relationnelle qui lui confère le signe distinctif de l’objectivité véritable. Si les « choses » de la physique rangent sur les choses données à la sensibilité et revendiquent une « réalité » d’un type original, elles le doivent à la richesse des consécutions qu’elles engendrent (Cassirer, 1977, p.318).

Le concept reçoit alors un sens nouveau contrairement aux doctrines métaphysiques, dans lesquelles la représentation (Vorstellung) assigne l’objet situé derrière elle. Par conséquent, si l’objet dans son être absolu était déjà connu ailleurs, nous pourrions déchiffrer sa configuration particulière dans la représentation même. De même, une fois la présence assurée de deux grandes séries et de leur différence nous pourrions transférer les rapports d’une série à l’autre. Or, cette métaphysique pose des objections selon le philosophe Cassirer. D’abord, la théorie des signes ne dit pas comment le concept se produit lui-même. En admettant même que les « choses » délèguent une partie d’elles-mêmes, il est difficile de voir dans cette partie, une expression de l’ensemble. En effet, si des choses en soi laissaient des traces d’elles-mêmes dans la connaissance, cela n’expliquerait pas pourquoi il est possible de voir dans cette partie, l’expression de l’ensemble. C’est plutôt dans l’acte même de la représentation que nous connaissons les rapports entre les choses représentées et ceci ne révèlerait rien de la substance première des choses en soi. Ainsi, si le concept de connaissance est impuissant à dériver l’existence d’un être extérieur à celui-ci, il traduit l’exigence de la liaison des éléments par rapport à l’ensemble. « Le contenu de l’expérience prend pour nous une valeur « objective » sitôt admise l’idée que chacun de ses éléments a un rapport étroit avec l’ensemble. Voudrait-on qualifier d’illusion cet ensemble que cela resterait un pur jeu de mots : car la distinction ici présupposée, entre réalité et apparence n’est elle-même disponible que dans le système de l’expérience et sous les conditions qu’il impose » (Cassirer, 1977, p.322).

Ainsi, l’aspect critique du concept permettrait d’extraire une loi de relation, une fonction, qui transformerait les impressions en rapports ordonnés et ultimement, en lois scientifiques. Le concept aurait donc pour fonction d’impliquer une loi de relation produisant un enchaînement nouveau et original du divers. La forme de connexion des expériences se définirait ainsi comme une fonction qui transforme les impressions changeantes en objet contant. La définition même de fonction en mathématique fait référence à « l’image de », telle la fonction donne l’image de « x » en « y ». Ce qui pourrait ordonner naturellement le jugement vers certaines relations optimales plutôt que d’autres proviendrait, comme nous l’avons proposé, de la modulation apportée par les formes symboliques, régissant ainsi les impressions en fonction de l’ensemble symbolique. En d’autres termes, la fonction unificatrice de la forme symbolique serait reflétée dans l’organisation des phénomènes de notre monde. Cassirer parle d’un mouvement de la pensée qui n’est pas une simple valse de représentation, mais qui serait une activité autonome. Cet « acte producteur » qui discerne la présence de la légalité des relations pourrait être issu de cette fonction particulière reliée aux formes symboliques afin de moduler notre projection conceptuelle des phénomènes. Ainsi, la spontanéité de la pensée qui permet de saisir l’expérience directe et de la légalité symbolique qui y est contenue deviendrait l’opérateur nécessaire à l’objectivité faible de nos règles constitutives.

Dans sa Philosophie des formes symboliques, Cassirer exprime bien que la « valeur des choses » se trouve dans la connaissance théorique en tant qu’acte d’ouverture et, dans la légalité distinctive qui en découle. Le monde de la perception renfermerait déjà des formes primitives de synthèse. L’unification des représentations sensibles en une conscience en relation à son objet reposerait sur un acte de la spontanéité comme dans la perception directe proposée par l’école Madhyamaka. Le concept de l’entendement pourrait rapporter l’expression générale de cette unité. Ainsi, la connaissance se découvrirait soi-même dans son élan vers l’extériorité, non celle des choses, mais à travers celle des formes et des symboles. Cette connaissance serait immédiate et non discursive, les formes symboliques cassiriennes ne pouvant se réduire à la pensée conceptuelle. Ces configurations symboliques feraient preuve de fluidité afin de distinguer sans se séparer, tout comme les frontières entre le « moi » et le « nous » demeurent fluides. « Mais aucune abstraction, si poussée soit-elle, ne peut écarter et éliminer cette couche [connaissance immédiate] en tant que telle; elle reste ce qu’elle est et s’affirme pour ce qu’elle est, quand bien même, la sacrifiant à certains buts théoriques, nous n’en tiendrons finalement aucun compte » (Cassirer, 1972b, p.89).

C’est la vie même, dirions-nous de l’acte de connaissance, qui s’exprime à travers ces formes symboliques impersonnelles qui ne manifestent en rien « la choséité » de la construction de la connaissance théorique. Le raisonnement discursif en lui-même ne pourrait pas faire émerger ce savoir, car la réflexion ne fournirait que l’interprétation théorique et l’aspect discursif serait un simulacre vide de toute vitalité spontanée, un pur illusionnisme. Par la suite, le raisonnement théorique exprimerait la vitalité de ces formes symboliques à travers la légalité de ses règles. Ainsi, les formes symboliques ne tiendraient pas le monde pour un être figé, mais plutôt un devenir incessant d’une puissance universelle et intemporelle. « Car, de même que le passé est du « ne plus », l’avenir n’est « pas encore ». Seul donc le présent, en qualité de milieu entre ce « pas encore » et ce « ne plus », semble pouvoir être retenu comme élément consistant du temps » (Ibid., p.191). Vouloir donner une extension finie à cet instant présent ne ferait que reconduire le problème de devenir une multiplicité, dans laquelle un moment unique existerait, les autres moments anticipant l’être ou le laissant derrière. À vouloir donner une forme ponctuelle à l’instant présent, nous tombons sous l’aporie de Zénon, c’est-à-dire que la flèche qui vole demeure au repos, puisqu’elle n’occupe qu’une place unique en chaque point de son trajet et n’est donc pas en translation. Selon Saint-Augustin cité par Cassirer, le caractère antinomique du temps réapparaît dès qu’il est subordonné au concept de l’être. « Si le présent, raisonne St-Augustin, ne devient une détermination du temps, un présent temporel, qu’en s’évanouissant dans le passé, comment pouvons-nous appeler être ce qui n’existe qu’en s’anéantissant » (Cassirer, 1972b, p.192)? Où, comment pouvons-nous attribuer une grandeur au temps quand sa mesure exige une association des deux moments du passé et du présent en un regard unique? La division du temps en passé, présent et futur perd son caractère « substantiel », ces modes d’appréhensions ne concernent plus que notre savoir de la réalité phénoménale. Le temps serait donc trois intentions distinctes se rejoignant dans l’unité de sens et ce phénomène ne pourrait trouver qu’en lui-même sa propre explication.

Un son commence à retentir, il retentit et dure un moment; puis il s’arrête soudain : en qualité de son il est passé, il n’existe plus de son. Avant de résonner il n’était qu’un son futur qui comme tel, comme non encore effectif, ne pouvait être mesuré; maintenant qu’il n’est plus effectif, il ne peut davantage être mesuré. On ne pouvait donc le mesurer qu’à l’instant où il résonnait : car il existait alors quelque chose de mesurable. Mais même alors il ne restait pas en repos : car il venait et s’en allait (Augustin (Saint), 2007, op.cit. Cassirer, 1972b, p.193).

Voilà comment St-Augustin joue avec le temps puisque rien n’affirme la catégorie métaphysique de substantialité du temps.

Selon Cassirer, un groupe de transformation pourrait adapter les formes a priori kantiennes à la relativité, les formes pures kantiennes de l’espace et du temps étant possiblement adaptables à la science contemporaine. Dans la philosophie relationnelle, les cadres spatio-temporels sont inhérents à la projection conceptuelle ce qui concerne « l’entendement » au sens kantien. Nous savons cependant que Kant propose les intuitions pures de l’espace et du temps comme apparentant à l’esthétique transcendantale soit la sensibilité a priori. Toutefois, Kant définit ses formes pures de l’intuition sensible parce que Kant envisage la médiation par laquelle les choses nous sont « données » contrairement à notre proposition que les phénomènes sont créés par l’esprit lors de l’acte de connaissance.

C’est donc par la médiation de la sensibilité que des objets nous sont donnés, et c’est elle seule qui nous fournit des intuitions; mais c’est par l’entendement qu’ils sont pensés, et c’est de lui que procèdent des concepts. […] L’intuition qui se rapporte à l’objet à travers une sensation s’appelle empirique. L’objet indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène. […] Je nomme pure (au sens transcendantal) toutes les représentations dans lesquelles ne se rencontre rien qui appartienne à la sensation. Conformément à quoi la forme pure des intuitions sensibles en général se trouve a priori dans l’esprit, où tout le divers des phénomènes est intuitionné selon certains rapports. […] De cette recherche se dégagera qu’il y a deux formes pures de l’intuition sensible comme principes de la connaissance a priori, à savoir l’espace et le temps, de l’examen desquels nous allons maintenant nous préoccuper (Kant, 2006, p.117-119).

Cependant, le phénomène, soit l’objet indéterminé d’une intuition empirique ne concerne pas les objets en soi chez Kant et les propositions synthétiques a priori, qui vont au-delà du concept, ne sont possibles que par les formes pures de l’intuition (Kant, 2006, p.141). Ceci nous rapproche de la notion de projections conceptuelles dans la philosophie relationnelle qui englobe les propositions synthétiques a priori kantiennes. En effet, lorsque la philosophie de la relation envisage la pensée conceptuelle celle-ci se veut simplement « ce qui ne concerne pas la perception directe », cette dernière étant de l’ordre de l’instant présent donc hors des cadres spatio-temporels.

Ainsi, selon Bitbol, « des penseurs néokantiens de la première moitié du siècle, comme E. Cassirer ou G. Hermann, reconnaissaient que leur tâche était de surmonter une croyance déjà bien ancrée chez leurs contemporains : celle que la philosophie transcendantale avait perdu toute crédibilité face aux sciences de leur temps » (Bitbol, 1998a, p.148-149).

Toujours selon Cassirer, Leibniz démontrerait aussi que la détermination de la grandeur du temps nous mène à une contradiction et que le temps devrait être conçu comme une relation idéelle, un ordre du possible. (Cassirer, 1972b, p.191). Il est intéressant de constater que cet aspect de la philosophie de Leibniz trouve des applications concrètes dans ses travaux sur le calcul intégral-différentiel. En effet, la notion même de limite exclut d’emblée toutes déterminations possibles de la grandeur de l’espace, la limite n’étant qu’un élément régulateur de l’action performative permettant la manifestation du multiple dans l’un. On retrouve ici l’aspect philosophique présent derrière le concept de limite mathématique. En effet, un des arguments soutenant la difficulté de dire « quoique cela soit » sur l’existence ou la non-existence d’une réalité indépendante et substantielle qui serait d’un autre ordre que la nature de notre esprit, est cette réflexion concernant la limite qui séparerait cette réalité indépendante de nous. De quoi cette limite serait-elle composée, où se situerait-elle, de quelle nature serait-elle et surtout quel espace occuperait-elle? Nous pouvons poser d’abord la question à savoir où se trouve la limite entre ce qui est en « dedans » de nous et à « l’extérieur » de nous? Il est possible de dire rapidement que le « moi » est délimité par la forme physique, mais cela ne fait que repousser la question plus loin, la limite se situant maintenant entre l’infinitésimale extrême partie de l’exoderme de la peau et l’extérieur à celui-ci. Ces notions nous mènent à la notion de limite mathématique qui gère les infinis en les faisant tendre, d’une façon infinitésimale, vers zéro. La notion de limite est fondamentale puisqu’elle permet de jouer avec la notion d’infini sur le plan mathématique et de traduire une certaine valeur d’incommensurabilité dans nos notions. L’intégration de la notion d’infini dans notre discours scientifique permet d’appréhender quelque chose d’indicible sans pour autant renoncer aux calculs des phénomènes, ces derniers dérivant en grande partie de cette « approximation » à la limite des suites infinies. À cet égard, les travaux de Leibniz et d’I. Newton ont largement contribué à ce sujet avec leur apport aux mathématiques différentielles et intégrales. Cet aspect de la science a déjà été exploré par maints auteurs, particulièrement l’importance fondamentale du développement du concept de limite et la théorie des éléments idéaux. Cassirer souligne que, déjà chez les pythagoriciens, le nombre n’aurait d’importance que dans sa seule possibilité de réaliser le postulat exprimé par le concept de limite, ce dernier, avec le concept de l’illimité, fondant les deux pôles du savoir. Selon Cassirer, contrairement aux pythagoriciens, la tension entre ces deux pôles semble s’accentuer avec le monde des Idées platoniciennes et le monde des phénomènes, et ce, sans harmonie possible. Toutefois, nous suggérons qu’une interprétation, à savoir que les Idées platoniciennes ne correspondent pas nécessairement à des choses en soi, est tout aussi possible. En effet, le mot grec eidos que l’on traduit par forme pourrait être mis en analogie avec les formes préconceptuelles et si Platon parle de l’existence réelle de ses formes intelligibles, c’est peut-être en opposition à idea, qui signifie apparence et qui correspondrait à nos phénomènes temporaires. Effectivement, ces « formes » ou Idées pourraient être considérées, dans un sens platonicien, comme « réels » en opposition à apparence fugitive. Platon parle essentiellement d’Idées et non de chose en soi. De plus, l’impératif « Connais-toi toi-même » de Socrate qui fut le maître de Platon peut être mis en analogie avec l’enseignement du bouddha qui est de connaître la nature de son esprit et non des choses en soi. Nous avons vu au chapitre I qu’une transmission des enseignements à partir des Indes serait envisageable pour l’époque de Platon, mais qu’il serait aussi possible que ces enseignements aient été découverts simultanément. Toutefois, Aristote accentuera deux siècles plus tard, la notion d’être comme chose solide, permanente et nécessaire à l’unité des concepts divers. (Brisson 1989, 1995, Dixsaut, 1991).

Il est donc possible de voir le calcul infinitésimal de Leibniz comme un produit de réconciliation grâce à l’acte de symbolisation intellectuelle qui rapproche les parties éloignées. En effet, bien que l’analyse de l’infini soit présente dans les théories de P. Fermat au XVIIe siècle, le symbole dx/dy leibnizien condense les extrêmes et fait jaillir une énergie nouvelle qui repose sur un concept d’ordre général et de continuité. À cet égard, Cassirer cite le mathématicien F. Klein qui défini les axiomes « comme des exigences en vertu desquelles on s’élève au-dessus de l’imprécision de l’intuition ou de sa précision limitée pour atteindre une précision illimitée » (Cassirer, 1972b, p.445). Ainsi, la limite permettrait d’apprivoiser l’espace infinitésimal que l’on croit à tort être une séparation entre nous et l’objet extérieur. Toutefois cette notion de limite gérant les infinis ne permet pas de relations entre deux ordres de natures différentes. Ainsi, les formes symboliques qui régissent ses rapports, pourraient révéler ces règles d’approximation de l’infini qui modulent le monde phénoménal dans la connaissance symbolique. Il apparaît donc que la notion limite mathématique devient un rempart contre le désir de séparation des phénomènes en deux mondes indépendants puisque la notion de limite physique, dans sa non-possibilité de définition comme élément propre, renvoie à la notion de limite mathématique gérant l’infini.

D’autre part, selon Cassirer, le vécu sensible renfermerait donc un « certain sens » qui mènerait à des représentations immédiates par un acte de « prégnance symbolique », l’élément intérieur de la perception conduisant à cette « articulation spirituelle ». Ce maintenant serait rempli et saturé de futur, cette vue n’étant pas réductible à des actes purement discursifs de jugements. Pour Cassirer, le processus symbolique est un courant unique de vie inhérent à la fluidité de la conscience apportant la cohérence. « Ce processus montre ainsi d’un nouveau biais que l’analyse de la conscience ne peut jamais ramener à des éléments absolus, puisque c’est justement la pure relation qui, commandant la construction de la conscience, s’en dégage comme le véritable a priori, le terme premier selon l’essence » (Cassirer, 1972b, p.230).

L’analyse de Cassirer montre aussi que les divers moments constitutifs de la perception intuitive s’organisent selon des rapports harmonieux qui seront ultérieurement révélés comme règles scientifiques ou invariants contextuels. Ces divers éléments constitutifs n’existeraient pas pour eux-mêmes, mais observeraient entre eux un rapport original de composition. Chaque instant présent manifesterait des totalités de sens qui préfigurent la fonction du concept en général. À cet égard, le concept pourrait être comparé au terme général d’une série mathématique, qui, sans être lui-même un terme de la série, soumet les éléments individuels à certaines restrictions par une règle de succession. Cet agencement caractéristique de la relation serait aussi présent dans le concept intuitif et offrirait une vue globale des phénomènes en maintenant l’enchaînement par rapport au moment de connexion. Peu importe que ce point de vue soit confirmé ultérieurement par la science, cela n’altère pas sa simple forme. Selon Cassirer, Kant a rendu le concept productif, en le faisant passer de copie lointaine d’une réalité substantielle, à un devenir présupposé de l’expérience elle-même. Ainsi, la reconnaissance d’un objet soumettrait la multiplicité à un ordre conceptuel intuitif.

Ce n’est donc pas l’objet en tant qu’objet absolu, mais la signification objective qui forme désormais le problème central : la question ne porte plus sur la nature propre de l’objet comme chose en soi, mais sur la possibilité de relation à un objet, relation qui demande que la connaissance, au lieu de s’arrêter au phénomène isolé, donné ici et maintenant, le rattache au contexte de l’expérience (Cassirer, 1972b, p.350).

Ainsi, selon Cassirer en accord avec la perspective d’une philosophie relationnelle, la théorie critique de la connaissance sortirait l’objet de la transcendance et réduirait l’opposition entre la connaissance et l’objet à connaître. L’objet ne serait ni en dehors et ni en dedans, ni au-delà ni en deçà, puisque la relation ne serait pas onticoréelle mais d’ordre symbolique.

En ce qui concerne la connaissance mathématique, elle se ferait par une construction de concepts (Ibid., p.400). Pour Cassirer, la saisie de l’objet mathématique se rapprocherait plus de la conception leibnizienne pour qui, l’intuition n’est pas une rivale de la pensée logique puisqu’elle contiendrait la logique mathématique à titre de formes particulières. Comme nous l’avons vu à propos de Kant, seule l’intuition pure peut fonder l’être mathématique, la vérité des idées mathématiques étant associée et limitée, à leur réalisation empirique. En effet, le concept kantien nécessite l’appréhension par un schème spatial ou temporel. Chez Kant, le sens des concepts mathématiques est donc attaché à cette forme de schématisation, la sensibilité pure étant un principe indépendant de connaissance, donnant à l’intuition une légitimation. De manière différente chez Leibniz, les connaissances sensible et rationnelle seraient liées étroitement l’une à l’autre au moyen de la caractéristique universelle, le grand principe de l’harmonie préétablie s’appliquant au rapport de la raison et de l’expérience. Selon Cassirer, au principe de toute connaissance humaine, il y aurait des illuminations primitives de la raison pure fixées au moyen de symboles. L’intuitif demeurerait le terme premier et la connaissance symbolique en serait la couche médiatrice. « Ainsi, dans l’ordre de la logique pure, dans l’ordre des objets, l’intuitif forme toujours le fondement proprement dit; mais nous ne pouvons de nous-mêmes retrouver cette base autrement qu’en nous frayant notre voie à travers la sensibilité, à travers la couche médiatrice du symbolique » (Cassirer, 1972b, p.399).

Cassirer croît aussi que la géométrie non euclidienne dénoterait ce caractère hypothético-déductif qui base la valeur de vérité dans la cohérence logique interne. Chez Cassirer, l’intuition n’est pas utilisée comme une preuve de fondation à l’égal de Kant, mais plutôt pour donner une représentation des relations. Ainsi, la multiplicité des représentations ne désignerait qu’un seul objet, une seule forme, tous les domaines intuitifs étant isomorphes entre eux, dans la mesure où les mêmes relations auraient la même valeur égale pour tous.

Par ailleurs, dans la perspective de Cassirer, l’induction complète chez Poincaré serait fondamentalement une synthèse a priori qui reconnaît que la même relation première unissant un terme à son successeur immédiat se répète à travers la totalité de la série. (Cassirer, 1972b, p.416). Cassirer se réfère aussi au mathématicien D. Hilbert qui reprendrait l’idée de caractéristique leibnizienne en transposant le problème de la vérification du terrain des pensées dans celui de la pensée symbolique. Hilbert affirmerait que les objets de la théorie des nombres sont des signes reconnaissables par leur forme indépendamment du lieu et du temps. Toutefois, l’unité de la connaissance exigerait que les stades de la logique vers les mathématiques et vers le phénomène soient en relation réciproque afin d’assurer une certaine valeur de cohérence aux symboles mathématiques, aucune de ces formes ne bénéficiant d’une validité isolée. Les simples signes de Hilbert seraient toujours des signes de position qui ne se juxtaposent pas comme des éléments indépendants et qui possèderaient une organisation précise (Cassirer, 1972b, p.419).

Dans la perspective de Cassirer, la distinction entre nombre relatif et entités mathématiques idéelles se poursuivrait entre les adeptes du déterminisme ou de l’idéalisme, les premiers réduisant la détermination du nombre, à l’expérience concrète et les idéalistes attribuant aux entités mathématiques un sens indépendant de leurs vérifications expérimentales. Or, Cassirer, en mentionnant Hilbert, insiste sur une nécessaire réconciliation, une cohésion interne entre ces éléments idéaux et leurs applications formelles. Seule une médiation, entre les deux pôles de conceptualisation mathématique et d’intelligence critique, pourrait opérer le rapprochement. À titre d’exemple, l’introduction des nombres imaginaires aurait permis la systématisation de l’algèbre en permettant la démonstration de son théorème fondamental.

Les produits idéaux au sens spécifique du terme peuvent donc à la rigueur se caractériser comme des objets d’ordre supérieur, mais aucune espèce de coupure ne les sépare des objets élémentaires. […] L’objet n’y est pas soumis à d’autres conditions qu’à celle de la synthèse mathématique même : il est et il existe dans la mesure où vaut la synthèse mathématique. Et ce n’est pas une réalité extérieure et transcendante des choses, mais uniquement la logique immanente des relations mathématiques elles-mêmes qui décide de cette valeur (Cassirer, 1972b, p.435).

Selon Cassirer, la force de la représentation symbolique serait de permettre une relation légale entre les divers éléments constitutifs du donné, peu importe le sens ou le contexte attribué au « fait ». À cet égard, l’exemple de Poincaré sur le fait que « Jean sans terre a passé par là » est prodigieux pour un historien et, que ce fait n’a aucune importance pour un physicien puisqu’il n’y repassera pas, illustre bien que l’expression de la légalité issue de la représentation symbolique permet aussi une interprétation du contexte qui est impossible avec les déterminations catégoriques (Poincaré, 1968). Le sens proviendrait donc d’une certaine légalité des rapports, cette dernière étant une protection contre une interprétation subjective débridée du factum. Ainsi, les caractéristiques de chaque fait se présenteraient avec un système complet en se fondant sur des relations d’ordre qui les rattachent à la totalité des possibles. « Ce n’est donc jamais, au fond, à la sensation isolée que l’on peut faire correspondre son substrat physique, objectif et déterminé; mais, ce qu’on peut comparer, mesurer l’un à l’autre, c’est d’une part l’ensemble des phénomènes d’observation, d’autre part le système général des concepts et des jugements par lesquels la physique exprime l’ordre et la légalité de la nature » (Cassirer, 1972b, p.455).

Les formes symboliques de Cassirer permettraient donc une fluidité du processus relationnel en utilisant la force potentielle des polarités. Leibniz souligne fort bien le rapport méthodologique de l’abstrait et du concret lorsqu’il exprime qu’en concevant le corps « on conçoit quelque chose de plus que l’espace, mais il ne s’en suit pas qu’il y ait deux étendues, celle de l’espace et du corps » (Cassirer, 1972b, p.465). En effet, si l’on considère plusieurs choses à la fois, « on conçoit quelque chose de plus que le nombre » (Ibid., p.465). Il n’y a pas deux multitudes, « l’une abstraite celle du nombre, l’autre concrète, celle des choses nombrées » (Ibid., p.465). La relation entre les formes symboliques et les phénomènes ne ferait donc pas correspondre une forme à une chose isolée, car les deux agencements ne peuvent se rapporter l’un à l’autre que dans leur totalité. En effet, la liberté de l’acte relationnel désinvestirait la correspondance de la rigidité déterminante, la réalité n’étant jamais construite une fois pour toutes, puisqu’elle se crée à chaque instant avec toute la spontanéité et l’instantanéité des formes symboliques. « La forme de la coexistence est toujours soumise à une loi organisatrice sans laquelle elle ne pourrait pas se constituer, mais à chaque fois le processus d’organisation emprunte d’autres voies » (Cassirer, 1972b, p.467). Cette médiation continuelle permettrait de passer d’un espace d’intuition et de représentation à un « espace de signification ».

Par ailleurs, toujours dans la perspective de Cassirer, l’acte de conceptualisation ne s’amorcerait pas à partir d’un matériau amorphe. Au contraire le concept fondrait un type déjà donné de multiplicité. Par exemple, le monde des couleurs révèlerait une triple articulation puisqu’il est possible de distinguer une tonalité, une clarté et une saturation à toutes les couleurs. La totalité des rapports entre couleurs serait représentable au moyen de certains schémas géométriques. Ceci donnerait une représentation symbolique des relations propres aux couleurs. Les représentations ne seraient donc pas des copies, mais des productions d’impressions nouvelles. Le passage entre les formes pures de l’intuition et la conceptualisation elle-même serait rendu possible par le passage à des valeurs limites vers lesquelles converge l’ensemble des rapports sériels telle l’idée limite du point matériel. Le concept scientifique exprimerait donc la connexion fonctionnelle des diverses régions de qualités sensibles. « Le factuel n’existe jamais en soi comme un matériau préalable et complètement indifférent de la connaissance : il entre toujours et déjà comme moment catégoriel dans le processus de cette connaissance » (Cassirer, 1972, p.480).

Pour Cassirer, la pensée scientifique ne serait donc qu’un cas spécial du processus d’objectivation dont les racines plongent dans des couches anciennes de formation. Ce processus apporterait l’aspect formel de la signification sans abandonner les sphères de l’intuition et de la représentation symbolique.

Ainsi, selon le plan d’évolution historique de Cassirer, la légalité de la forme pour Leibniz, se trouverait partout où une relation d’ordre régit une multiplicité. L’objectivation du phénomène ne reposerait pas seulement sur des considérations géométriques d’étendue de la substance comme chez Descartes. Kant aurait ultérieurement rattaché l’intuition pure aux schèmes spatio-temporels afin qu’elle puisse acquérir une forme de légitimité, mais en la privant de son pouvoir créateur. Par ailleurs, selon Cassirer, dans la relativité d’Einstein, le jugement acquerrait un statut d’universalité et d’unification sans se détacher complètement de l’intuition pure. En effet, toute substantialité serait convertie en fonctionnalité, l’existence étalée dans l’espace et le temps étant remplacée par des rapports de grandeurs formant les constantes universelles. L’invariance relative de ces rapports constituerait ce que nous nommons objectivité (Cassirer, 1972b, p.520-521). De plus, en ce qui concerne la mécanique des quanta, Cassirer voit juste.

La mécanique des quanta atteste clairement, au cours de son développement, la tendance à adopter une forme toujours « plus abstraite » : et dans sa vision la plus récente, elle semble renoncer à toute « représentation » des processus dans l’atome, à toute image spatiale en générale. Mais ce renoncement à son tour n’a rien d’une opération purement négative; il est au contraire le début d’une nouvelle forme d’unification intellectuelle, le premier pas nécessaire dans ce sens (Ibid., p.523).

En résumé, le contact avec le monde de la perception directe et la formulation des formes symboliques développées chez Cassirer, auront posé les bases de l’épistémologie relationnelle. Dans la continuité d’une théorie de la connaissance, nous proposons que la présence de formes symboliques communes à tous les esprits et intrinsèques à la perception directe, moduleraient l’organisation légale des phénomènes. Ce processus de légalisation des formes de notre monde assurerait une faible objectivité qui favoriserait nos ententes sur les règles scientifiques ou sociales. Ainsi, dans une perspective cassirienne, la connaissance directe serait par définition temporaire et spontanée. Cette connaissance directe nommée prajna absolue par l’école Madhyamaka, ne nécessite pas la projection des cadres spatio-temporels nécessaires à l’élaboration de la pensée « conceptuelle ». Toutefois, comme nous l’avons vu chez Cassirer, la dynamique relationnelle et l’harmonie préétablie de la forme symbolique moduleraient la perception conceptuelle. Le type de rapport ou de relations modulées par la forme symbolique dans l’élaboration conceptuelle faciliterait l’entente sur nos formes reconnaissables.

Par ailleurs, la projection du monde par la connaissance conceptuelle peut être relativement variable selon l’espèce animale et le référentiel de l’individu. Il a été démontré par la relativité restreinte que les notions de temps et d’espace sont variables selon la vitesse du référentiel de l’observateur. En effet, la relativité restreinte démontre que le temps et l’espace ne sont pas absolus : le temps peut ralentir, les longueurs peuvent se contracter et la distinction entre le passé et le futur peut perdre son caractère absolu (toutefois, il a été démontré que le postulat d’invariance de la vitesse de la lumière n’est pas absolument nécessaire à la relativisation du temps et de l’espace). Les effets relativistes sont explicables avec l’approche algébrique des transformations de Lorentz ou avec l’approche géométrique d’espace-temps de Minkowski qui permet de voir que les effets relativistes sont bien réels. Ainsi, la communauté humaine posséderait sensiblement les mêmes schémas spatio-temporels, et nous nous entendons facilement à savoir qu’un arbre est un arbre et qu’un arc-en-ciel en est un. Cette apparente facilité de reconnaissance et d’entente mutuelles proviendrait aussi de la modulation par les formes symboliques dans la connaissance conceptuelle. Nous nous retrouvons donc face à une perception à la fois relative à l’individu en ce qui concerne la perception conceptuelle et une forme de modulation commune à tous les êtres à travers les formes symboliques. Cet amalgame faciliterait l’entente commune sur les « objets reconnaissables par tous » et ce, de façon tellement évidente, que nous aurions le désir naturel de les réifier. Du point de vue de la philosophie relationnelle, nous savons toutefois qu’il n’y a pas de séparation réelle entre le « je » et le « nous ». Cependant, l’aspect légitime d’une conscience du moi donne la liberté d’interpréter à notre guise le produit entre l’aspect commun des formes reconnaissables engendré par les formes symboliques et notre perception individuelle des phénomènes de notre monde. À cet égard, la vision réaliste possède une certaine légitimité puisque c’est « ainsi » que le monde apparaît à la communauté humaine. Cette vue est d’autant plus importante qu’elle porte précieusement en elle les modulations apportées par les formes symboliques qui assurent l’expression de nos modes culturels et artistiques.

Par ailleurs, le problème à savoir si « la lune est toujours là » si je ne la regarde pas, peut être résolu par une acceptation que, même si je ne regarde pas la lune, quelqu’un d’autre la regarde ou, a regardé la lune, ou la regardera. En effet la projection de nos phénomènes étant d’ordre de l’instantanéité, elle se trouve à être hors des schèmes d’espace et de temps classique, qui, comme nous l’avons suggéré, seraient créés avec la perception conceptuelle. Or dans l’instant présent de ma perception directe hors espace-temps, les autres points de vue de notre univers seraient inclus. La lune se trouverait donc créée à chaque instant par l’ensemble des points de vue de l’univers. Cet aspect nous fait prendre conscience de notre interdépendance avec tous les autres points de vue de l’univers malgré notre de conscience individuelle.

À l’inverse, selon d’Espagnat, le fait que les lois physiques ne dépendraient pas totalement de nous, mais du réel voilé, expliquerait l’accord intersubjectif et contribuerait à rendre plausible une philosophie qui ne place pas le concept d’existence sous l’entière dépendance de l’esprit. Il ajoute qu’à cause de la pluralité des consciences individuelles, l’idéalisme supposerait un moi universel (D’Espagnat 2002, p.486). Or, la proposition des formes symboliques communes à tous les esprits ne suppose pas de moi universel à l’extérieur de nous plus ou moins équivalent au Dieu chrétien. Le fait que tous les esprits partageraient les formes symboliques permet, en demeurant dans la nature de l’esprit, de partager des vues subjectives communes quant aux formes de notre monde. Un exemple peut être donné par la métaphore de l’arc-en-ciel. Les observations rapportées par des personnes ayant vu le « même arc-en-ciel » en un même lieu, ne seraient pas toutes absolument identiques puisque la perception de l’arc-en-ciel est modifiée selon l’angle sous lequel on le regarde. Puisque personne n’était pas « exactement » à la même place, personne n’a vu exactement le même arc-en-ciel, et pourtant tout le monde s’entend à savoir qu’ils ont vu un arc-en-ciel. Ainsi, seule la probabilité d’observer un arc-en-ciel à cet endroit est plausible pour l’ensemble de ces acteurs puisqu’une multitude d’arcs-en-ciel sont plausibles dans un environnement rapproché. Il est donc difficile d’affirmer que l’entité préexistait en soi à l’observation ou d’affirmer qu’elle n’existe pas puisque les gens s’entendent sur le fait qu’ils ont vu un arc-en-ciel. Nous suggérons que la perception commune d’un arc-en-ciel aurait été modulée par les formes symboliques, et ce, suffisamment, pour que les probabilités d’observation de l’ensemble du groupe soient un arc-en-ciel, même si individuellement, ils n’ont pas vu le « même » arc-en-ciel. L’arc-en-ciel pourrait se traduire comme une étoile lointaine ou une forêt, cela ne change rien, il n’y aurait rien à dire sur la vérité de l’existence ou la non-existence de ces phénomènes.

Or, Kant voulait parvenir à une connaissance certaine et dépasser la subjectivité des interprétations chrétiennes de la science aristotélicienne que la révolution de Copernic avait en partie balayées. D’Espagnat note que malgré des différences entre les cheminements intellectuels de Kant et le sien, la critique kantienne porte sur des phénomènes à objectivité faible (D’Espagnat, 2002, p.490). Néanmoins, le noumène demeure inconnaissable pour Kant. Les néo-kantiens affirment même que le noumène ne peut pas être interprété comme une réalité extérieure à la représentation, mais une simple limite. À cet égard, E. Cassirer soutient que le concept substitue à l’indétermination originaire et au caractère plurivalent du contenu de la représentation, une détermination rigoureuse et ce par la notion de fonction de variables (Cassirer, 1972b). Comme nous l’avons vu, la fonction mathématique représenterait une loi universelle grâce aux valeurs successives prises par la variable, la conclusion générale de la fonction ne gommant pas les caractéristiques des déterminations particulières. Ainsi, cette théorie relationnelle permet, par l’agencement des rapports, à la fonction ou à la loi, de s’exprimer et d’être une base d’objectivité à la réalité empirique. Cependant, bien que Cassirer réfute ainsi la notion de chose en soi, il ouvrirait selon d’Espagnat une porte à une influence « autre » qui soufflerait l’harmonieux mélange de ces rapports. D’Espagnat souligne que cela pourrait être l’influence du réel voilé, de ce quelque chose qui dit non, bien que Cassirer précise que de parler d’une cause extraphénoménale est une pure et simple hérésie.

En réponse à d’Espagnat, nous proposons plutôt qu’un certain rapport de formes, issu des formes symboliques soit reconnaissable dans les phénomènes de notre monde permettant ainsi que l’entente sociale soit facilitée. L’acte de connaissance directe étant instantané, il se produirait hors des cadres spatio-temporels, permettant ainsi d’accepter que l’ensemble des perceptions individuelles de la lune soit inclus dans cet instant. Cette acception permet à lune d’être « présente » même si je ne la regarde pas précisément à cet instant. Ainsi, la coproduction conditionnée (vacuité) décrite comme un ensemble de causes et conditions favorisant la coémergence des phénomènes inclurait l’ensemble des causes et conditions universelles à chaque instant.

4.4 Philosophie de la relation et science contemporaine

Dans cette dernière section du chapitre IV nous esquisserons quelques analogies, qui pourraient engendrer des réflexions ultérieures, entre les caractéristiques de la philosophie relationnelle et l’interprétation classique des limites apportées par la mécanique quantique à la notion d’objectivité forte. Ainsi, l’approche de la philosophie relationnelle pourrait être compatible avec l’interprétation des résultats quantiques comme étant à faible objectivité.

Dans la perspective de Bitbol, le débat qui oppose les physiciens quantiques défendant l’hypothèse des « autres consciences », aux réalistes einsteiniens, prend une allure particulière. Dans son débat idéologique avec Carnap, Schrödinger soutiendrait que la perception des phénomènes d’un être humain ne serait pas nécessairement celle des autres humains. Un des pères fondateurs de la théorie quantique voulait en quelque sorte défendre l’aspect subjectif de la conscience humaine contre les réalistes qui croient en l’existence d’objet indépendant. « Dans le but de construire notre représentation du monde extérieur, écrit-il, nous avons utilisé l'artifice simplificateur qui consiste à exclure notre propre personnalité, à la retirer; […] là se trouve précisément la raison pour laquelle le tableau scientifique du monde ne contient par lui-même aucune valeur éthique, aucune valeur esthétique, aucun mot sur notre but ultime ou notre destin » (Bitbol, 1999a, 203-213). Selon M. Bitbol , l'objectivation, chez Schrödinger, n'aurait ni la contingence du fait, ni la part d'indifférence de la convention; elle aurait le caractère impératif d'un commandement auquel Héraclite a prêté sa voix dans son fragment 2: « [...] il faut suivre ce qui est commun!». « Pour Schrödinger, la raison apparemment paradoxale pour laquelle l'hypothèse P (personnalité des autres) n'a pas sa place dans un discours scientifique, c'est que le mode scientifique de discours est entièrement adossé sur elle; c'est qu'occupant l'arrière-plan des sciences (en un sens assez voisin de celui où l'entend John Searle), l'hypothèse P ne saurait entrer parmi les déterminations jetées-devant par ces sciences » (Bitbol, 1999a, 203-213).

Nous pourrions ajouter que la défense impérative de Schrödinger à l’égard du caractère à objectivité faible de la physique quantique a su révéler un compromis entre la perception individuelle subjective et la présomption d’existence d’objet indépendant. Sa proposition d’un monisme cosmologique serait toutefois difficilement comparable à la présence des formes symboliques communes à tous les êtres puisque ces dernières sont sans ambigüité de l’ordre des apparences, c’est-à-dire sans substrat substantiel et sans essence.

Par ailleurs, Bitbol souligne aussi le rôle déterminant de la physique quantique dans notre remise en question de l’objectivité de la perception de notre monde.

Enfin, la quatrième conception, peut-être la plus féconde à l'heure actuelle, consiste à voir dans la mécanique quantique une incitation d'ampleur inégalée à ne pas se contenter de la conception pré-critique d'une objectivité déjà constituée dans la nature, mais à revenir en permanence aux conditions de l'objectivation. Cette dernière conception de l'apport novateur présumé de la mécanique quantique est cependant particulièrement foisonnante et difficile à cerner, car il y a eu autant de façons de la présenter que d'auteurs (nombreux) qui l'ont soutenue. Pour s'en tenir aux créateurs de la mécanique quantique, Heisenberg parle d'une perte de la coupure cartésienne entre res cogitans et res extensa; Bohr évoque plutôt la relativité des déterminations par rapport aux dispositifs expérimentaux qui contribuent à les définir; et Schrödinger insiste sur la nécessité d'une refonte complète de l'«ontologie» au sens de Quine, c'est à dire du mode de découpage du champ des phénomènes en entités objectivées (individualisées, permanentes, et susceptibles de recevoir des prédicats). La question du rapport entre physique quantique et constitution de l'objectivité exige donc d'être étudiée à nouveaux frais, si l'on veut éclaircir le sens de la révolution quantique (Bitbol, 1997, 11, 215-239).

À cet égard, Wittgenstein décrit ainsi le rapport entre le sujet et sa propre expérience: «Le sujet ne surgit pas de l'expérience, mais il est impliqué en elle de telle sorte que l'expérience ne se laisse pas décrire »(Bitbol, 1998b, 143-152). Ce rapport, nommé par Bitbol, « l’aveuglante proximité du réel » qui, en plus de la complexité du réel, devient un autre argument en faveur de la philosophie relationnelle. Un troisième argument serait que l'invariance est une condition nécessaire, mais non suffisante de la représentation fidèle d'un réel en soi. Finalement, un autre argument semble récurrent dans l'histoire de la philosophie et la version de H. Putnam, selon Bitbol, résume bien la situation: « [...] l'idée que quelques descriptions sont des « descriptions de la réalité telle qu'elle est indépendamment de toute perspective » est une chimère. Notre langage ne peut être divisé en deux parties, l'une qui décrit le monde « comme il est de toute façon », et l'autre qui décrit notre contribution conceptuelle. Cela ne veut pas dire que la réalité est cachée [...], mais simplement que l'on ne peut pas décrire le monde sans le décrire » (Bitbol, 1998b,1, 143-152).

Par ailleurs, il appert qu’une certaine acceptation des éléments fondateurs de la philosophie relationnelle impliquerait la vision d’un monde peut-être plus virtuel qu’il n’y paraît à premier abord. De plus, nous avons vu que la connaissance « symbolique » pourrait être associée avec la perception directe préconceptuelle de notre acte de connaissance. Cette connaissance pré-conceptuelle (perception directe) associée à « l’ensemble de causes et conditions interreliées » dite vacuité par l’école Madhyamaka serait de type symbolique. Cette connaissance dite perception directe, dont il a été question dans la section 4.3 sur le philosophe E. Cassirer, modulerait par les formes symboliques, la forme des phénomènes de notre monde lors de la pensée conceptuelle. Cette connaissance symbolique ne transporterait pas d’information au sens classique et serait de l’ordre de l’instantanéité, donc non soumise aux cadres spatio-temporels classiques. Ce type de connaissance non conceptuelle, aussi nommée prajna absolue par l’école Madhyamaka place les notions d’existence et de non-existence au-delà des quatre extrêmes et des notions dualistes de vrai ou faux de la pensée conceptuelle.

Or, à propos de la motivation qui pousse les penseurs à chercher la vérité, Bitbol s’interroge sur le fait que « le philosophe antiréaliste ne devrait-il pas se rendre compte que l’évolution des théories ne s’accomplit pas sous la seule pression immanente des phénomènes, mais également dans le cadre de l’autotranscendance d’une attitude de la recherche de la Vérité? » (Bitbol, 1998a, p.46). Selon Bitbol, du point de vue du chercheur scientifique, même s’il doit éviter l’illusion transcendantale kantienne qui le porte à raisonner sur les choses en soi, la conception réaliste pourrait parfois être plus profitable qu’un excès de critique tendant vers le scepticisme. À cet effet, Kant dénotait que cet excès de critique aurait conduit le philosophe anglais D. Hume à perdre de vue « […] le dommage réel qui résulte du fait d’ôter à la raison ses vues les plus importantes d’après lesquelles seules il lui est possible de fixer à la volonté le but suprême de tous ses efforts » (Kant, 2001, p.12).

Toutefois, le développement du formalisme quantique aurait placé le chercheur devant une impossibilité de « faire comme si » les objets qu’il étudie étaient des choses en soi puisque leurs conditions de stabilité seraient insuffisantes pour être le support de déterminations propres. Selon Bitbol, la non-commutativité de l’algèbre des observables traduirait la dépendance des résultats expérimentaux à l’égard de l’ordre d’utilisation des appareils de mesure. En effet, les résultats des expériences quantiques ne sont plus invariants vis-à-vis les changements de séquences. De plus, puisque la valeur initiale propre de l’état du système ne peut être connue comme telle, la reproduction exacte d’un résultat d’une mesure réitérée sur le même système devient difficile. Il est aussi important de souligner que la logique quantique qui respecte les postulats de la mécanique quantique n’inclurait pas la notion de « tiers exclu » comme la logique Madhyamaka qui fait un usage particulier du tiers exclu.

Bitbol précise qu’aux temps fondateurs des prémisses du formalisme quantique, P. Dirac constata que la non-commutativité des grandeurs en physique quantique, c’est-à-dire que le produit des grandeurs A par B n’est pas égal au produit des grandeurs B par A, est le cœur de l’algèbre quantique. Pour traiter un problème en particulier en mécanique quantique, il est donc nécessaire de spécifier la forme de l’hamiltonien et des diverses observables du système. Ainsi, dans l’espace de Hilbert particulier utilisé en formalisme quantique, qui permet de généraliser des espaces euclidiens à des dimensions supérieures finies ou infinies, ce ne serait pas la représentation des observables qui serait importante, mais les « relations de commutations » entre ces observables (Basdevant, Dalibard, 2008).

Or, comme nous l’avons vu dans la section sur D. Bohm, afin de contourner la difficulté de reproduire un résultat identique en mécanique quantique, certains physiciens réalistes ont postulé des variables cachées pour tenter d’expliquer les propriétés sous-jacentes des observables (rarement vérifiées) dans les expériences quantiques. Il a toutefois été souligné au chapitre II que les variables cachées exigent des conditions draconiennes pour évaluer leurs conditions et que, selon Bitbol, leur nature ontologique demeure indécidable. D’autres auteurs présupposent l’existence de propriétés attribuées au système entre deux mesures dont l’évaluation n’aurait pas changé le résultat. La mesure révélerait donc une propriété qui existerait déjà (Griffiths, 1984, p.219-272). Il s’avère toutefois qu’il existerait plusieurs histoires intermédiaires ni vraies ni fausses entre deux mesures. À cet égard, Bitbol fait référence à R. Omnès, qui suppose que seules les propositions énonçant un résultat de mesure « effectuée » seraient vraies ou fausses (Omnès, 1994b).

Par ailleurs, certains adeptes de la théorie de la décohérence (voir section 2.5.3) reconnaissent la vérité des propositions qui assignent des propriétés aux appareils de mesure puisqu’ils considèrent que la description en termes d’observables et d’états quantiques est universel à toutes les échelles. Ces propriétés deviendraient accessibles lorsque l’interaction du système macroscopique avec son environnement fait disparaître la présence des cohérences de phases et des autres effets de formes ondulatoires. Pour Omnès, les propositions de ce genre seraient ontologiquement vraies puisque la mesure serait définie bien que son résultat ne soit pas connu (Omnès, 1994b). Toutefois, selon d’Espagnat, la théorie de la décohérence montrerait seulement, comment des apparences classiques peuvent émerger à partir de l’univers quantique. Cependant, selon le physicien, cette théorie serait suffisante pour assurer la démarche épistémologique de la mécanique quantique. Selon d’Espagnat, la théorie de la décohérence garantirait donc une compatibilité suffisante entre les conséquences du formalisme quantique et les occurrences de l’observation commune.

En réponse à ces questionnements, Bitbol suggère que les propositions énonçant des faits n’ont pas besoin d’être vraies, mais seulement d’être tenues pour vraies pour jouer le rôle constitutif des sciences expérimentales. À cet égard, il donne l’exemple du « parallélépipède de platine iridié déposé au pavillon de Breteuil » qui est l’étalon de mesure de un mètre. Ainsi, la proposition « le parallélépipède de platine iridié déposé au pavillon de Breteuil mesure un mètre» n’a pas besoin d’être vraie pour jouer son rôle dans le système métrique. En effet, si le « parallélépipède de platine iridié déposé au pavillon de Breteuil » est l’étalon de longueur, il est incorrect de dire qu’il ne mesure pas un mètre, mais il est aussi incorrect de dire qu’il mesure un mètre en vérité puisque, selon L. Wittgenstein, l’affirmation d’une vérité n’a de sens que par contraste avec la possibilité de sa non-vérité (Wittgenstein, 1961, op. cit. Bitbol, 1998a, p.91). Ainsi, selon Bitbol, le statut de vérité se doit d’être placé sur un autre plan que les résultats puisqu’il fait partie des pré-conditions pour qu’une théorie soit attestée par sa cohérence avec les faits.

Néanmoins, malgré l’inadéquation des résultats quantiques avec le vocabulaire réaliste, il demeure toujours possible d’utiliser ces nominations en donnant un aspect ontologique aux circonstances qui font obstacle à la projection ontologique des observables. L’interprétation contextualiste de D. Bohm (différente de la contextualité en physique quantique) en est un exemple (voir sections 2.1). Le contextualisme des déterminations dérive les valeurs des observables d’une influence des appareils expérimentaux puisque selon cette hypothèse, les propriétés existeraient indépendamment des procédures expérimentales qui les modifient lors de l’expérimentation. De ce point de vue ontologique, la non-séparabilité des particules devient le concept de non-localité qui soutient l’existence de particule individuelle (Bohm, Hiley, 1951, op. cit. Bitbol, 1999b). Nous avons vu que le contextualisme et la non-localité sont considérées comme des caractéristiques inévitables pour toutes théories à variable cachée compatibles avec la mécanique quantique (Kochen, Specker, 1967).

Eu égard à l’indéterminisme quantique, Bitbol défend le point de vue que « l’indéterminisme quantique se comprend aisément comme indice de l’inséparabilité du phénomène et de ses conditions de manifestation, plutôt que comme reflet de l’ordre (ou du désordre) d’une nature séparée » (Bitbol, 1998a, p.303). Toujours dans la vision de Bitbol, le double sens de l’indéterminisme quantique reposerait à la fois sur l’incertitude de chaque résultat expérimental particulier et sur un formalisme qui ne contient aucune indication rétrospective univoque au sujet d’une chaîne causale, pour l’obtention d’un résultat. Cependant, la mécanique quantique établit la reproductibilité de la relation, entre chaque préparation et une distribution statistique donnée de résultats expérimentaux. Selon Bitbol, l’équation de Schrödinger assurerait la pérennité de cette relation. « Par le biais de son équation d’évolution (l’équation de Schrödinger), elle (la mécanique quantique) garantit également la pérennité de cette relation. On peut donc affirmer, conformément aux définitions précédentes, qu’à travers elle est objectivé un lien entre antécédent opératoire et conséquent statistique » (Bitbol, 1998a, p.306).

Vue sous l’angle de Bitbol, la structure probabiliste du formalisme quantique pourrait donc correspondre à un certain type de « hasard objectif » puisqu’un lien objectif unirait les antécédents opératoires et les conséquences statistiques décrivant un type de relation universelle. En effet, dans la perspective de Bitbol, entre le démon de Laplace qui connaît toutes les causes (hasard subjectif ou d’ignorance) et la simple inexistence des causes qui garantit l’objectivité du hasard ontologique, se glisserait l’indisponibilité des moyens d’investigation d’une communauté scientifique idiosyncratique (hasard objectif). Or, l’existence d’un hasard ontologique caractérisant la nature en soi serait indécidable puisque des apparences déterministes peuvent résulter de l’application de la loi des grands nombres à des événements stochastiques ou des apparences indéterministes peuvent traduire des processus de chaos déterministes. Toutefois, selon Bitbol, l’enseignement offert par la mécanique quantique sur le hasard serait assez sibyllin. En effet, bien que la mécanique quantique ne desserve pas un hasard ontologique, l’objectivité du hasard de la mécanique quantique serait suspendue à un changement toujours possible du mode d’objectivation exprimé par son formalisme. En effet, si on change le niveau d’objectivation en le faisant porter sur les variables cachées au sens de la théorie de Broglie-Bohm de 1952 (voir section 2.2), l’indétermination des résultats expérimentaux peut être attribuée à un processus de chaos déterministe, ce qui correspondrait à un hasard d’ignorance. Même s’il demeure impossible de réduire un état pur à un mélange statistique puisque la mécanique quantique établit un lien probabiliste non disjonctif entre les événements manifestables expérimentalement, il est toujours possible de faire l’ajout des variables cachées qui obéiraient à une loi déterministe ignorée. Cependant,

Or, il est possible de montrer […] que toute théorie possédant la double capacité de régir par des lois (éventuellement déterministes) les propriétés intrinsèques d’objets individuels et de reproduire les prédictions déjà corroborées de la mécanique quantique, a parmi ses implications l’inaccessibilité à l’expérience des processus déterministes qu’elle invoque. Les processus déterministes postulés par les théories à variables (ou plutôt à processus) caché(e)s n’ouvrent à aucune extension de l’univers des phénomènes expérimentaux (Bitbol, 1998a, p.309-310).

Un tel déterminisme serait donc infécond même si la mécanique quantique n’interdit pas de conserver, au principe de raison suffisante, sa capacité d’idéal régulateur. Elle pose cependant des bornes à son utilisation dans la recherche expérimentale. Selon Bitbol, en physique quantique, les instruments de détection des phénomènes seraient aussi les conditions de leur émergence. Ce caractère inextricable des moyens et des phénomènes est nommé contextualité. La relation entre contextualité et imprédictibilité de la mécanique quantique aurait été entrevue par W. Heisenberg en 1927 avec ses relations d’incertitude. Toutefois à l’époque, la contextualité prend la forme d’une perturbation par l’agent de mesure sur un objet. Or, N. Bohr va adopter une stratégie différente à partir de 1935 en établissant un lien formel direct entre l’indétermination prédictive et la contextualité et ce, sans l’image de la perturbation. « Dès 1935, Grete Hermann publiait un opuscule dans lequel elle laissait entrevoir un tel lien. Cette jeune philosophe allemande remarquait en effet que les causes éventuelles d’un phénomène quantique ne peuvent servir à le prévoir, parce qu’elles ne sont jamais définies qu’après coup, relativement aux circonstances mêmes de la production de ce phénomène lors d’une mesure » (Bitbol, 1998a, p.312). Par la suite, le lien de contextualité-imprédictibilité a été rigoureusement établi par le théorème de P. Destouches-Février (1951, p.260-280), selon lequel « toute théorie prédictive portant sur les phénomènes définis relativement à des contextes expérimentaux dont certains sont mutuellement incompatibles, est essentiellement indéterministe » (Bitbol, 1998a, p.312).

Dans une philosophie de la relation, l’aspect indéterministe de la mécanique quantique pourrait être mis en analogie d’abord avec l’absence de notion d’objet en soi et, en second, par l’ensemble de causes et de conditions (inhérentes à la vacuité) favorisant la manifestation des phénomènes. Comme nous avons vu dans la section 1.8, la coproduction conditionnée n’est pas assimilable à une causalité classique de cause à effet univoque. Cet ensemble de causes et conditions décrit simplement l’interdépendance totale de toutes ces causes et conditions. Cette interdépendance entre toutes les causes et conditions et les phénomènes manifestés dans la connaissance conceptuelle, pourrait être rapprochée de l’aspect de contextualité de la mécanique quantique.

Selon Bitbol, les résultats quantiques exprimeraient une probabilité statistique de « présence », tout comme en philosophie relationnelle, et non une mesure absolue par rapport à une variable précédente connue. Bitbol établit un parallèle intéressant entre le groupe de transformation de Lorentz établissant des réciprocités entre les éléments de métriques spatiales, temporelles et cinématiques et la réciprocité des interrelations entre les éléments d’une situation expérimentale en mécanique quantique. Ce système de réciprocité se traduirait en règle de transformation de Dirac pour les opérateurs et en transformations de Fourier pour les fonctions d’onde. Le repère booléen (opérations et fonctions des variables logiques) en formalisme quantique serait l’analogie du repère inertiel en relativité, tout comme, à l’espace-temps et à son vecteur dont la norme est laissée invariante, on peut comparer l’espace de Hilbert et son vecteur d’état.

En résumé, nous suggérons aussi que les phénomènes qui surgissent de façon coémergente à la vacuité seraient plus facilement représentés par une « présence » telle une image virtuelle issue d’une nanotechnologie. Que ce soit l’image issue d’un ordinateur ou un hologramme, elle serait à la limite plus représentative des phénomènes de notre monde que notre représentation d‘objets plus ou moins indépendants et permanents. En effet, ces formes d’objets, que nous croyons indépendants, auraient été modulées par la perception préconceptuelle ou expérience directe, par les formes symboliques suggérées par E. Cassirer (voir section 4.3). Ces formes symboliques seraient communes à tous les esprits humains et moduleraient notre perception subjective des phénomènes vers certains schémas d’organisation privilégiés optimaux. Les formes symboliques agenceraient une forme optimale d’interrelations entre les divers phénomènes spontanés et temporaires qui nous apparaîtraient comme des formes reconnaissables par tous.

Si l’on compare la perception directe instantanée à l’écoute d’une ligne mélodique musicale, lors de cette écoute, nous ne prêtons pas attention au fait indéniable que chaque son produit est spontanément dissous dans l’espace, nous ne prêterions pas attention au fait que chaque manifestation de phénomènes est spontanée et temporaire. De plus, l’arrangement neurophysiologique du cerveau humain semble privilégié la représentation globale tridimensionnelle de l’objet, ce qui accentuerait le leurre que cet objet est solide, permanent et indépendant de nous. Or cette forme d’arrangement global que nous prenons pour un objet indépendant ne serait, en fait, que l’actualisation d’un schéma défini par une connaissance de type symbolique exprimée par la forme symbolique orientant la perception conceptuelle. Cette connaissance symbolique modulerait la perception des formes lors de notre acte de connaissance conceptuel régi par les formes spatiales tridimensionnelles et de celle du temps.

Les caractéristiques de l’ordre de perception directe pourraient être l’instantanéité et la spontanéité, tel un instant présent hors espace et temps. Toutefois, la formation des « concepts » et des représentations tridimensionnelle dans la connaissance conceptuelle nécessiterait, elle, la projection des formes spatio-temporelles relatives à chaque individu.

Ainsi, l’hypothèse d’une philosophie de la relation, inspirée de l’œuvre de Michel Bitbol, de l’école Madhyamaka et des formes symboliques de E. Cassirer, propose de considérer la nature des phénomènes de notre monde comme une projection de notre esprit, la nature de ces phénomènes étant la même que celle de notre esprit, c’est-à-dire la vacuité dont coémergent les phénomènes. Comme nous l’avons mentionné, le terme vacuité est synonyme d’un ensemble de causes et de conditions interreliées, cet ensemble tenant compte de toutes les composantes du système ou de tous les points de vue, le système étant ici l’acte de connaissance lui-même. D’un point de vue épistémologique, cette adéquation nous permet de qualifier l’acte de connaissance de dynamique puisque le processus est créateur des phénomènes observés. Cet acte dynamique de connaissance peut être exprimé comme l’interrelation de trois composantes inextricables sujet-relation-objet ne possédant aucun substrat substantiel et donc par conséquent aucune essence (ce que la chose est).

Nous proposons aussi que la notion d’objectivité, loin d’être opposée à celle de subjectivité, soit une composante intrinsèque de la subjectivité . En effet, le philosophe E. Cassirer eut l’audace de proposer avec les formes symboliques que l’objectivité derrière le concept se retrouve dans la pensée préconceptuelle d’ordre symbolique dont les formes symboliques moduleraient la perception conceptuelle. En reprenant cette proposition des formes symboliques lors de la perception directe modulant la perception conceptuelle, nous replaçons l’objectivité faible de la perception de notre monde au cœur même de la subjectivité individuelle. Ainsi même si personne ne voit exactement le même arc-en-ciel (voir section 4.3), les formes symboliques communes à tous les esprits orienteraient préconceptuellement suffisamment la perception, pour que les humains s’entendent sur le fait qu’ils voient un arc-en-ciel.

De plus, les phénomènes de notre monde se manifesteraient à nous par une succession infinitésimalement petite d’instants présents temporaires et spontanés, la part d’infini entre chaque instant présent étant représentée par la limite qui tend vers 0 du calcul différentiel-intégral. Cette part étrange de continuité sera constatée ultérieurement dans le caractère continu des nombres réels. Du point de vue de la philosophie Madhyamaka, la réalité nous apparaîtrait continue jusqu’à cette limite. Au-delà de cette limite, il est seulement possible de pressentir la vacuité entre chaque événement spontané.

Il serait aussi possible que la caractéristique relationnelle des formes symboliques se traduise, lors de la connaissance conceptuelle, par la légalité des règles scientifiques et naturelles. Cette connaissance symbolique permettrait une relation cohérente et optimale, voire harmonique, aux rapports de la forme et aux relations entre les formes de notre monde. Cette connaissance symbolique se manifesterait par une information symbolique qui ne transmettrait pas d'information au sens ordinaire du terme comme le stipule le théorème complémentaire concernant la non-localité (voir section 2.5). Ainsi, la nature première des phénomènes et peut-être aussi celle des phénomènes quantiques mise ici en analogie, pourrait donc être d’ordre relationnel, c’est-à-dire une coémergence spontanée associée à un ensemble de cause et conditions.

Par ailleurs, la relation sujet-relation-objet prise en un sens individuel, portant son propre espace-temps causal, permettrait la coémergence des phénomènes à partir de la nature primordiale de son esprit (vacuité). Cette interprétation de la philosophie relationnelle diffère de celle du « sujet » dans l’hypothèse du réalisme ouvert qui propose l’existence d’un autre ordre de réalité tel le réel voilé de B. d’Espagnat. En effet, le sujet observant une chose en soi extérieure à lui est ici remplacé par un ensemble des relations interdépendantes et d’un processus créateur sujet-relation-objet sans substrat substantiel, et ce, à chaque instant-présent de la projection de notre monde. L’expression de cette connaissance symbolique dite perception directe, serait instantanée. De même, l’expression d’un ensemble statistique lors d’une expérience donnée en mécanique quantique pourrait exprimer un type semblable de relations optimales d’un ensemble d’observables. La légitimité de la perception réaliste implique que l’acte de connaissance projetterait, à partir des formes symboliques, une modulation optimale des phénomènes. Ces rapports optimaux prenant la forme des objets de notre monde naturellement reconnaissable tels le soleil, la terre, les arbres, etc.. Ceci expliquerait peut-être pourquoi nous avons cette « certitude » de présence de notre monde chère à L. Wittgenstein (1976).

Il est aussi intéressant de constater qu’une observation de la nature de notre esprit par la méditation et de la matière, par l’intermédiaire de la physique quantique, semble conduire à des proposition communes. En effet, la philosophie relationnelle, ainsi le formalisme quantique, sont muets quant aux extrêmes d’existence et de non-existence d’étants. De plus l’interprétation classique de la mécanique quantique quant à la faible objectivité de ses résultats et de l’importance de la contextualité, sont aussi en accord avec une philosophie de la relation. Cette adéquation avec certains aspects de la mécanique quantique sera posée comme un facteur de cohérence dans cette proposition d’une philosophie relationnelle.

CONCLUSION

Un des enjeux de cette thèse a été de mettre en évidence, non seulement les différences, mais aussi les points de convergence entre le réalisme ouvert et la philosophie de la relation. Ceci explique qu’une grande partie du développement est axé sur les écrits de B. d’Espagnat puisque M. Bitbol et B. d’Espagnat partagent des points de vue sur la nature des phénomènes, particulièrement ceux révélés par la mécanique quantique. Toutefois, Bitbol critique la supposition d’existence du réel voilé de d’Espagnat et, après avoir présenté les arguments antiréalistes traditionnels d’ordre néo-kantiens, il propose la vacuité comme fondement de la nature de notre esprit. Les enseignements de la Voie du milieu offrent l’avantage d’être compatibles avec certains aspects de l’interprétation classique de la physique quantique. Cette dernière nous ouvre une vision renouvelée de la nature de notre monde et les philosophes orientaux apportent une cohérence dans cette quête de la nature d’un monde peut-être plus virtuel qu’on pourrait croire a priori. En effet, nous avons vu dans la discussion que la limite entre le monde dit virtuel et la réalité s’amenuise de plus en plus. Toutefois, il peut sembler périlleux d’arriver à une vision du monde si fragile d’où toute l’importance de réitérer que la philosophie de la relation se déploie dans la sphère éthique d’une prépondérance vers le bien commun c’est-dire vouloir le bien-être des autres autant que le sien. C’est pour ce point précis que la philosophie de la relation, inspirée en grande partie de la voie Madhyamaka, devient une alternative intéressante puisque cette connaissance de la nature des phénomènes se développe normalement en parallèle avec l’acquisition d’une forme de sagesse particulière nommée prajna absolue. Cette dernière est intrinsèquement liée au chemin de la compassion envers les autres et soi-même. En effet, en prenant conscience que tous les êtres sont reliés, notre attitude face aux autres se transforme puisque nous devenons conscient que notre bien est équivalent au bien que nous faisons à l’ensemble des êtres. C’est dans ce sens que la nouvelle vision du monde apportée par la philosophie relationnelle est digne d’études. Contrairement à la vérité exclusive qui mène trop souvent à la division, une vérité collective se voudrait plus tolérante.

Cependant, les polémiques qui font référence à une divergence d’opinions philosophiques sur la nature de notre monde et aussi, sur la possibilité d’existence d’objets ou d’être indépendant hors de notre perception sont historiques et légitimes. Ainsi, suite à l‘analyse des travaux de M. Bitbol et de différents auteurs, principalement B. d’Espagnat et D. Bohm, nous proposons qu’il soit préférable de ne prendre aucune position de vérité quant à l’existence ou la non-existence d’une réalité indépendante. À l’exemple de l’école Madhyamaka, la nature de la réalité serait au-delà des extrêmes d’existence ou de non-existence, et plus proche de l’image d’un tissu de relations. Du point de vue de la philosophie relationnelle, l’ensemble dynamique sujet-relation-objets est équivalent à l’acte de connaissance même. Dans ce dernier, tous les phénomènes sont coémergents à la vacuité telle que proposée par l’école Madhyamaka. Toutefois, cette proposition n’est pas affirmée comme une vérité, au même titre qu’aucune vérité n’est affirmée quant à l’existence ou la non-existence des choses en soi peu importe qu’on leur donne l’attribution de sujet ou d’objet. À cet égard nous avons relevé que l’affirmation de l’existence ou de la non-existence de la réalité mène inévitablement à des antinomies. Cependant, les objections des défenseurs réalistes sur la nécessité d’un ordre régularisant nos perceptions des phénomènes, quelque chose qui dit « non » et qui éviterait l’anarchie de la totale subjectivité et le solipsisme collectif, sont retenues. En réponse à l’argument qu’une réalité indépendante soit porteuse d’une explication quant à la légalité de nos lois scientifiques et d’une possible harmonie de l’ordre naturel du monde, il appert que l’existence d’êtres indépendants n’est pas nécessaire pour justifier la légalité des phénomènes. En effet, la régularité des lois scientifiques pourrait être la conséquence de la présence de formes symboliques dans l’acte de connaissance directe. La présence commune à tous les esprits de formes symboliques inspirées du philosophe E. Cassirer, permettrait aux humains de s’entendre de façon objectivement faible sur la légalité des lois scientifiques et de reconnaître la nécessité de certaines manifestations artistiques ou sacrées. La facilitation de l’entente collective par la présence de formes symboliques permettrait d’éviter l’anarchie de la subjectivité prise dans un sens absolu et d’éviter le solipsisme collectif.

D’autre part, certains arguments des philosophes des sciences qui ont examiné la nature réaliste ou non des phénomènes de notre univers (particulièrement B. d’Espagnat et M. Bitbol), suggèrent qu’un consensus social permet de s’entendre sur les phénomènes apparents de notre monde. En effet, la philosophie de la relation propose que la nature de l’esprit soit celle de la vacuité et la coémergence de phénomènes dans l’acte dynamique de connaissance dont le but ultime n’est pas l'affirmation d'une vérité, mais la possibilité d’une réelle « communication ». Il est avancé que la proposition de formes symboliques communes à tous les esprits, inspirées des formes symboliques du philosophe allemand E. Cassirer, ouvre et facilite nos ententes sociales et la fonctionnalité de nos règles scientifiques et sociales. Ces formes symboliques ne posséderaient aucun support matériel, puisque la vacuité et les phénomènes coémergents sont proposés par l’école Madhyamaka comme sans substance et sans essence.

Nous pouvons donc conclure que la tentative de description des phénomènes en une réalité dite quantifiable ou mesurable par la science exacte pourrait être en partie le résultat de deux aspects : d’abord la présence de formes symboliques communes à tous les esprits lors de la connaissance directe non conceptuelle, le partage, par les humains, d’un processus neurophysiologique de conceptualisation et de cadres spatio-temporels relativement communs. Ainsi, le consensus social dit charitable par Bitbol, pourrait être modulé par ces formes symboliques dans l’acte de perception direct. Ces symboles de nature non substantielle et communs à tous les esprits agiraient comme modulateurs et porteraient naturellement l’accord social vers certaines formes optimales naturellement reconnaissables, favorisant ainsi certaines relations plutôt que d’autres entre les diverses combinaisons de relations possibles. Le consensus social subjectif pourrait donc exprimer une part « d’objectivité faible et statistiquement fiable » dans son rapport au monde phénoménal.

Sur le plan épistémologique, nous proposons que la connaissance de notre esprit, incluant ainsi les formes symboliques, soit possible contrairement à la connaissance d’un être préexistant à la division matière-esprit. En effet, toute personne ayant observé son esprit avec attention arriverait probablement au même constat puisque la nature de l’esprit est la même pour tous selon l’école Madhyamaka. Or, cette compréhension étant fondamentalement « l’expérience possible de chaque individu», elle permet à tous les membres de connaître les possibilités d’une entente collective subséquente. Contrairement à la présupposition d’étants indémontrables ou d’argumentaires rationnels affirmant une vérité basée sur différentes logiques ou religions, la possibilité d’expériences individuelles permettant la connaissance de la nature de l’esprit et des phénomènes coémergents, favoriserait une meilleure entente sociale. À l’inverse, les propositions qui reposeraient sur une vérité exclusive afin d’assurer la légalité des lois sociales pourraient être plus difficiles à harmoniser compte tenu de la prévalence de plusieurs vérités exclusives.

D’autre part, l’acte même de connaissance par notre esprit créera toujours une relation, si infime soit-elle, avec l’objet extérieur, rendant ainsi sa caractéristique d’indépendance auto-contradictoire. De plus, comme nous l’avons démontré, il est difficile de donner une définition cohérente quant à la nature d’une supposée limite entre deux ordres de manifestations différentes. En effet, quelle serait la nature de la limite qui joindrait deux ordres différents à savoir, à quel espace si petit soit-il, la limite deviendrait-elle de la nature de l’autre ordre? Certes, la proposition que l’existence d’un être voilé proposé par d’Espagnat, puisse apporter un sens à la vie humaine est tout à fait justifiable. Mais cela demeure de l’ordre de la croyance. Dire qu’on ne peut rien dire de précis sur l’existence de cette réalité voilée et renvoyer sa connaissance possible à une causalité élargie d’un autre ordre, ne règle pas le problème de connaissance de cet être indépendant. De plus, si nous avons un bref aperçu de ce réel voilé, nous avons nécessairement une forme de relation avec l’être indépendant et la contradiction surgit immédiatement. Ce type de propositions ne peut donc que demeurer relative à l’individu qui la suggère, c’est-à-dire qu’elle apporte un bien-être moral à la personne qui croit en cette idée. Nous retrouvons ici une lacune majeure de ce genre d’hypothèse, soit leur difficulté à passer sur le plan de l’altérité. C’est dans ce sens que cette suggestion d’un être voilé est stérile. À l’inverse, la proposition que tous les humains partagent la présence de formes symboliques à chaque instant présent de l’acte de connaissance directe s’avère une proposition à caractère plus universel.

La philosophie de la relation présente donc certains aspects scientifiquement et philosophiquement concluants, et ce suffisamment pour que cette approche soit considérée par les philosophes des sciences occidentaux. En effet, malgré que la philosophie de la relation utilise des concepts moins connus par les penseurs occidentaux et un langage parfois métaphorique, l’avantage de sa cohérence avec certains aspects de la physique contemporaine et sa perspective de sagesse axée sur la recherche du bien commun rendent cette approche valable.

Par ailleurs, il serait possible de faire une analogie entre la notion de vacuité comme ensemble de causes et conditions interreliées et la nature des relations quantiques avant l’acte de mesure. L’équation de Schrödinger dont une des formes peut être associée à une équation d’énergie pourrait désigner cet ensemble de causes et conditions. Par la suite, l’équation d’évolution dans le temps permettrait l’observation du schéma de relations des observables lors de l’expérience quantique. Ainsi, nous suggérons comme piste de réflexion que l’aspect probabiliste des résultats de la mécanique quantique puisse être la conséquence d’une traduction en termes espace et temps classiques d’un processus qui, a priori, ne serait pas soumis à l’espace et au temps et qui ne serait pas le produit d’une seule cause identifiable. Selon une analogie avec la perception directe et ses formes symboliques, la nature quantique pourrait être mise en parallèle avec un ensemble des causes et conditions relationnel dont l’état initial ne serait pas soumis aux cadres classiques de l’espace et du temps. En effet, comme nous avons vu dans la section 1.8, la coproduction conditionnée dite ensemble de causes et conditions n’est pas assimilable à une causalité classique de cause à effet univoque. Cette définition de la vacuité décrit simplement l’interdépendance totale de toutes ces causes et conditions. La relation entre l’interdépendance de toutes les causes et conditions et la coémergence des phénomènes manifestés peut être rapprochée de l’aspect de contextualité de la mécanique quantique (différent du contextualisme inhérent aux variables cachées, (voir section 2.1). En effet, l’indéterminisme des résultats de la mécanique quantique, mis ici en analogie avec le processus de connaissance direct et conceptuel, pourrait être la conséquence d’une traduction d’un processus qui a priori ne serait pas soumis aux cadres spatio-temporels classiques et qui n’est pas le produit d’une seule cause identifiable, à des cadres classiques lors de la mesure.

Nous observons donc que la nature de notre esprit (selon l’école Madhyamaka) et la nature de la matière (selon la physique quantique) convergent sur le point que les phénomènes ne correspondent fort probablement pas à des objets en soi uniques indépendants et permanents. En effet, la philosophie relationnelle ainsi que le formalisme quantique sont muets quant aux extrêmes d’existence et de non-existence d’étants. De plus, certaines interprétations de la physique quantique semblent aller dans le sens que la mécanique quantique serait plus un jeu de relations que de particules réelles (Rovelli 1996, Mermin 1998). Ces observations seront posées comme un des facteurs de cohérence dans cette proposition d’une philosophie de la relation comme explication de la nature des phénomènes de notre monde.

D’autre part, une possible, mais non démontrée à ce jour, information symbolique, pourrait moduler le type de relations observé dans les formes conceptuelles ou lors des résultats de l’expérience quantique. Ce type d’information contenue dans les formes symboliques (ou dans le système quantique), ne pourrait pas transporter de contenu au sens strict du terme comme l’interdit le théorème complémentaire pour les manifestations non locales (D’Espagnat, 2002). Ceci exclut donc la possibilité d’influences supraluminales pouvant informer telle particule du comportement de l’autre dans les expériences d’Aspect. Cette information symbolique serait toutefois, inhérente à l’acte de connaissance préconceptuel et pourrait être reflétée dans les rapports de la légalité de nos règles scientifiques et artistiques. De plus, cette possible information symbolique permettrait l’expression cohérente et optimale, voire harmonique, entre toutes les composantes de l’expérience conceptuelle et exprimerait, par la vision de l’ensemble des composantes de l’expérience, l’harmonie relationnelle du système complet en physique quantique. Nous sommes ici au cœur même de la philosophie de la relation. En effet, une vision d’ensemble s’avère nécessaire à la compréhension métaphorique de cette philosophie. Il est aussi intéressant de constater que l’analyse du mode scientifique poussée à son extrême limite, comme l’analyse des phénomènes quantiques de la matière, se heurte à un type de compréhension de notre monde qui exige de lâcher prise sur les notions de vérités exclusives ou sur l’indépendance d’entités particulaires.

De plus, il est possible, suivant la nature des phénomènes décrits par la philosophie de la relation, que les phénomènes se manifestent à nous par une succession infinitésimalement petite d’instants présents spontanés et temporaires, la part d’espace infinitésimal entre chaque instant présent pouvant être représentée par une limite qui tend vers 0 comme en calcul différentiel. La réalité nous apparaîtrait continue jusqu’à cette limite. Au-delà de cette limite, selon l’école Madhyamaka, il ne devient possible que de ressentir la vacuité entre chaque événement spontané.

Nous suggérons aussi que les cadres spatio-temporels classiques propres aux humains seraient des projections inhérentes à notre perception des phénomènes conceptuels et que la présence de ces cadres ne semble pas requise à la perception non conceptuelle. Du point de vue de la relativité restreinte, l’espace et le temps seraient créés par l’individu lui-même selon son référentiel de vitesse (paradoxes des jumeaux de Langevin). Entre autres, l’hypothèse de la gravitation quantique propose aussi que l’espace et le temps seraient des propriétés émergentes de certains modèles utilisés et que ces propriétés n’émergent pas nécessairement de tous les modèles (Markopoulou 2006, Rovelli, 2011).

Par ailleurs, les phénomènes qui surgissent de façon coémergente à la vacuité seraient plus facilement représentés par une image virtuelle ou un hologramme, que la représentation d’objets plus ou moins indépendants. Les formes d’objets répertoriés naturellement par tous les humains dans notre environnement nous apparaitraient ainsi suite à notre perception conceptuelle modulée par expérience directe, à travers les formes symboliques. Or, l’aspect de dissolution instantanée dans l’espace de chaque phénomène ne serait pas priorisé lors de la perception visuelle, tout comme nous ne prêtons pas attention au fait que chaque son émis est spontanément dissous dans l’espace. Dans les deux cas, lors d’une perception normale, nous identifions assez spontanément la ligne mélodique ainsi que les formes globales constituant ce que nous croyons être des objets indépendants ou des choses en soi. En effet, l’arrangement neurophysiologique du cerveau humain semble prioriser la perception de la forme globale tridimensionnelle de l’objet tout comme nous retenons la mélodie d’une chanson et que très rarement, la succession des notes qui la composent. Or cette forme d’arrangement global que nous prenons pour un objet indépendant ne serait en fait que l’actualisation d’un schéma défini par l’information symbolique contenue par la forme symbolique. La perception directe relative aux formes symboliques créerait l’unité du concept orientant le développement conceptuel vers les formes reconnaissables.

Nous suggérons aussi un rapprochement entre la nature de notre esprit composé de vacuité et de phénomènes coémergents spontanés et la nature de notre monde, ce qui comprend notre univers en entier. Si l’univers est bel et bien une projection de notre esprit, tel que stipulé par l’école Madhyamaka, l’univers entier devrait démontrer un comportement tout aussi quantique que les expériences qui analysent les phénomènes de la matière. En ce sens l’apparition des phénomènes cosmologiques pourrait être de nature quantique, c’est-à-dire spontanée et transitoire, et seule la projection des cadres spatio-temporels classiques issus de notre cerveau donnerait, suite à l’observation de l’univers, ces espace-temps infiniment longs. Suivant le principe d’incertitude d’Heisenberg, nous pourrions aussi percevoir la difficulté à saisir simultanément les notions de localisation et de quantité de mouvement précises des systèmes cosmologiques.

D’autre part, certaines études d’E. Panofsky ou d’autres historiens de l’art sur l’expression des symboles et de certaines formes artistiques pourraient corroborer que certaines règles de relations, tel le nombre d’or si précieux aux architectes grecs et italiens, créent des relations harmonieuses reconnaissables dans l’ensemble du système architectural. Toutefois, cela déborderait largement les cadres d’analyses de cette thèse.

En dernier lieu, le fruit de cette vision relationnelle de notre monde pourrait être un renouvellement paradigmatique social favorisant une vision globale des interactions humaines. En effet, nous arrivons à la conclusion que, contrairement à la recherche oppositionnelle d’une vérité exclusive, l’application pratique de la philosophie relationnelle mène à l’acceptation collective d’un ensemble de vérités relatives, chaque point de vue représentant une facette d’un consensus social basé sur la tolérance.

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Ende der Leseprobe aus 260 Seiten

Details

Titel
Nature de la réalité dans philosophie de relation
Hochschule
Université du Québec à Montréal
Autor
Jahr
2017
Seiten
260
Katalognummer
V436960
ISBN (eBook)
9783668786639
ISBN (Buch)
9783668786646
Sprache
Französisch
Schlagworte
nature réalité-relation-bouddhisme-physique quantique
Arbeit zitieren
Nancy Gravel (Autor:in), 2017, Nature de la réalité dans philosophie de relation, München, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/436960

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