Nous sommes d’avis que la haine produit la violence et d’autres effets qui occultent le déploiement de la raison. La violence est une bestialité. Cette affirmation alimente le pouvoir dominant et raciste du nazi contre le Juif. Le nazi pour glorifier sa race aryenne a massacré les Juifs de race sans nom. Le juif est victime de la couleur de sa peau, d’une véritable ségrégation raciale. Oublier que l’humanité est Une avec différences d’identités, que le sang est rouge pour toutes les races, qu’il n’y a au fondement de l’existence aucun choix d’appartenance culturelle, c’est perpétuer la haine et la violence. La sacralité de la vie humaine est d’une conservation plénière pour tous les individus.
Cependant, A. Kalfa pense qu’il faille renouveler l’histoire par le biais d’un philosopher autrement qui mette en focus le sens de l’autre. Elle postule l’idée d’un pouvoir humanisant. C’est l’avènement des petites morales qui ne biaisent en aucun cas la considération qu’a l’homme. Les petites morales concourent à la brisure des barrières entre l’estimé supérieur et l’inférieur car elles sont d’ordre humain. Elles constituent des gestes, des rapports essentiellement éthiques parce que non-violents par référence à E. Levinas. A en croire A. Kalfa, les petits gestes d’amour, posés réciproquement au quotidien, fondent l’altérité et règlent les conflits en société. Elles sont du domaine de la juste équité.
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
Premier chapitre:
LA RATIONALITE MODERNE COMME BERCEAU DE L’IDIOLOGIE NAZIE
I.1.2. La théorie du désenchantement du monde
Deuxième chapitre:
LA VIOLENCE NAZIE: UN DEFI A LA RAISON MODERNE
II. 1. LA QUESTION DES ORIGINES JUIVES
II.1.1. La mise en cause de l’existence Juive
II. 1.2. Nul ne doit se souvenir de toi
II.2. LE MAL IDÉOLOGIQUE
II.2.1. Le mal à Auschwitz: conséquence de la déviation de la raison
II.2.2. La violence comme conséquence de l’idéologie nazie
II. 2.3. Les techniques d’avilissement
II.2.4. La barbarie comme arraisonnement de l’homme
Troisième chapitre:
REDECOUVRIR LE SENS DE L’ALTERITE POUR GERER LES CONFLITS EN POLITIQUE
III.1. 2. De la réciprocité consciente
III.1.3 Altérité et gestion de conflits en politique
III. 2. Du commencement à une fin raisonnée
III. 3. La justice comme point d’équilibre
III. 5. Le paradoxe du pardon
INTRODUCTION
L’histoire de l’humanité est scandée d’une ribambelle d’événements heureux et malheureux. Après une lecture sur les chocs dramatiques de l’odieuse barbarie nazie accomplie par l’Allemagne d’A. Hitler, point n’est doute d’affirmer que l’homme incarne une dose d’animalité. L’homme porte en lui des sentiments désagréables comme la haine, la violence, l’agressivité, qui le poussent à agir paradoxalement à son apanage rationnel. Politiquement parlant, la violence se fonde sur la haine. Usant de la violence, le XXème siècle présente des phénomènes douloureux dont l’un des plus choquants est la Shoah1 qui trouve son accomplissement dans Auschwitz2. Celui-ci présente un cadre planifié d’élimination des vies humaines dans des camps de concentration et des chambres à gaz.
Ce fait historique plonge la raison humaine dans le silence et s’exprime par la raison instrumentale. Il se caractérise par des particularités inhumaines qui lui confèrent la plus haute figure catastrophique de violence dans l’histoire du monde occidental. Il s’agit de l’extermination systématisée par l’Allemagne nazie (nazi : national-socialisme) de plus de six millions de Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale. Un antisémitisme incommensurable. En cela, Auschwitz s’étend sur le monde occidental comme un fait qui brise la dignité humaine par abstraction de la raison et de la conscience morale. Il laisse des chocs irréparables devant lesquels le pardon est difficile.
Le monde contemporain est en train d’être secoué par un vent anonyme habillé d’idéologies, des violences, des massacres de tout genre qui désacralisant la vie humaine via la domination. La domination et la déshumanisation de l’autre sont des actes qui heurtent la raison. Or, quand nous jetons un regard sur l’histoire du siècle dernier, nous ne pouvons ne pas nous scandaliser devant l’holocauste des juifs lors de la Seconde Guerre Mondiale. Tout un système qu’on qualifierait de bestial a été mis en jeu pour anéantir les juifs. Au lieu de contester, la raison a gardé le silence.
Les horreurs de la Shoah sont comme un paradigme d’une raison qui perd sa raison. Vivant dans un monde où haine, violence, discrimination, primat de préjugés sociaux, semblent régner, il y a de quoi se dire que la raison a échoué. Elle a failli par rapport à sa mission. Dans le présent travail, nous voulons examiner cet échec pour voir si de ses cendres ne peut pas naître sa réhabilitation. D’où la formulation de notre sujet: Échec de la raison dans la Shoah. Approche analytique de la force du refus. Philosopher après Auschwitz d’Ariane Kalfa 3
«Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre» nous dit Jésus dans Mt 28, 18. En effet, le pouvoir de ce dernier est de servir et sauver. C’est un pouvoir de bienveillance. Ce pouvoir est transmis aux hommes sous le nom de la raison. Du grec «logos» qui signifie«parole» ou «discussion» et du latin «ratio» qui signifie «mesure», la raison se rapporte à la partie affective de l’intellect. Pour R. Descartes (le fondateur du rationalisme moderne), la raison ou le bon sens est cette faculté de l’esprit qui permet de produire des jugements, de discerner, de distinguer entre ce qui est vrai et ce qui est faux. La raison est généralement considérée comme une faculté propre de l’esprit humain dont la mise en œuvre lui permet de créer de vérité et d’erreur et d’atteindre ses objectifs. Elle repose sur la capacité qu’aurait l’être humain de faire des choix en se basant sur son intelligence, ses perceptions et sa mémoire tout en faisant abstraction de ses préjugés, ses émotions ou ses pulsions4.
Cependant, la raison estimée de bon sens, affiche son contraire dans la Shoah. L’Allemagne nazie d’A. Hitler bascule dans l’irrationnel. Ce choix relève d’un antisémitisme inouï contre les Juifs. Ainsi, le nazi se glorifie au prix du sacrifice des Juifs. La raison qui n’était que pour le bien humain sombre dans l’animalité. La philosophie devient silencieuse. Ce silence annonce l’échec même de la raison dans la Shoah.
Être contemporain à une histoire ne signifie pas nécessairement en avoir vécu les manifestations mais en interpeler sa responsabilité et son éthique en tant qu’être humain. La barbarie d’Auschwitz a prouvé que l’homme était capable du mal, même du pire. Elle arrête immédiatement tout déploiement de la raison, et s’oppose à la continuité du discours spéculatif. «L’antisémitisme qui est une conception du monde manichéiste et primitive où la haine contre Juif prend place à titre du grand mythe explicatif»5, aboutit à l’abstraction de l’altérité. La vie est dénuée de son sens, la mort mêmement.En effet, «les antisémites ne considèrent pas les Juifs comme une minorité, mais comme une race qui incarne le principe négatif absolu. Elle représente Satan ou l’esprit du mal»6. D’où il faut les exterminer. C’est une histoire qui crée un poids sur la dignité humaine.
La raison ayant raté sa mission de défendre la dignité humaine reniée dans la Shoah, s’est tue. Devant les horreurs des chambres à gaz, elle a choisi le silence. Celui-ci interpelle l’homme. Va-t-il continuer à se réclamer d’être cet être rationnel au-dessus des autres? Certainement mais à condition de changer le discours et d’oser de philosopher autrement. Il doit quitter une conscience sous anesthésie pour une conscience libérée de tout handicap qui lui empêcherait de consolider son sens.
Force est de constater que nous ne sommes pas le premier à s’interroger sur le devenir de la raison après Auschwitz. Avant nous, il y a tant d’auteurs qui ont réfléchi sur cette césure de la raison dans la Shoah. Th. Adorno a montré qu’il était impossible d’écrire, de créer un poème ou tout œuvre d’art, de philosopher après l’échec de la raison à Auschwitz. Car les drames qui ont eu lieu nient absolument le sens de la vie et la vie elle-même. Pour Th. Adorno, face à la catastrophe de la Shoah, tout discours est voué à l’interruption. Or, l’homme ne peut pas vivre sans cogiter sans discourir. Étant donné que la philosophie se fonde sur le logos, malgré les horreurs d’Auschwitz, elle demeurera possible car l’homme est un être de parole, de discours.
V. Jankélévitch, pour sa part, démontre que l’échec de la raison est à la base de la déshumanisation de l’homme qui a eu lieu en Allemagne. Pour réhabiliter l’homme, il faut une nouvelle philosophie qui n’est plus fondée sur la raison mais sur le refus. Celui-ci doit s’exprimer à travers des actes de résistance et non pas dans les discours. En ce sens, le refus devient l’expression la plus haute de la puissance de la morale dans sa défense de ce qui est dénué de sens. Le refus véhicule les valeurs. V. Jankélévitch est arrivé à penser que refuser de pardonner les crimes nazis c’est une fidélité aux valeurs morales car, «le pardon est mort dans les camps de la mort.»7 Il identifie les camps de concentration aux camps de la mort. L’extermination des Juifs est un crime sans mesure. Le crime contre l’humanité n’est pas un crime contre les autres. Au sujet de la morale, il se demande comment ce qui est impardonnable peut après vingt ans être pardonnable. La thèse développée par l’auteur montre que pareil crime est difficile à être pardonné.
A. Kalfa, réfléchissant sur les horreurs de la Shoah et le rôle de la raison, assigne à la philosophie la mission de faire échec au mal. En effet, sa pensée de philosopher après Auschwitz se situe par rapport aux deux penseurs cités ci-haut. Elle tangue entre deux positions. Celle de Th. Adorno à qui elle doit l’expression«Après Auschwitz» et celle de V. Jankélévitch de qui elle a hérité la notion du refus comme valeur morale. Ces deux termes font l’épicentre de la pensée d’A. Kalfa dans son œuvre La force du refus. Philosopher après Auschwitz et qui nous sert de livre de base. L’auteure s’éloigne de Th. Adorno en affirmant que la philosophie après Auschwitz est non seulement possible mais aussi moralement nécessaire. Continuer à philosopher lui semble la seule voie valable de s’opposer à la déshumanisation. Se philosopher consiste en un refus. Nous devons philosopher, dit-elle, d’une philosophie qui lutte contre la barbarie, philosophie des Petites morales8.
Cette philosophie estimée possible, se proposerait comme titre:«penser la morale au XXème siècle». C’est la recherche difficile mais indispensable de la compréhension d’une situation. «Après Auschwitz», les uns parlent de réconciliation, les autres de pardon, d’autres d’oubli: toutes choses évidemment impossibles. Mais aussi il est impossible le silence, et c’est là que le philosophe, en un mouvement de pensée doit s’élancer avec toute prudence possible.
Nous allons montrer, en nous appuyant sur A. Kalfa, qu’il est encore possible de construire un monde habitable pour tous à condition d’emprunter la seule voie qui reste: discourir en actes. Seule une morale vécue au quotidien peut réhabiliter la dignité de l’homme que la Shoah avait semblé émousser.
Depuis belle lurette, la capacité de l’homme à commettre le mal que le bien a progressivement pris le dessus. Alors qu’il est le seul être sensé, doué de raison, cela n’empêche pas qu’il bascule librement dans la préversion. Il y a de quoi affirmer que la bestialité l’a emporté sur la raison. Comment cela? La raison a, en effet, donné à l’homme l’illusion de la surpuissance et de l’immortalité. En conséquence, il se croit permis de tout faire. Cette illusion est la source de la haine et de la violence contre le faible qui émaillent l’histoire de l’humanité et surtout en politique.
Mais commençons par faire remarquer que la violence du puissant n’est pas un fait propre du XXème siècle. Elle est un fait lointain qui ne fait que se réactualiser. Elle a atteint une proportion sublime dans l’holocauste des juifs lors de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, par haine, le pouvoir nazi a travaillé à l’anéantissement des juifs. C’est la violence la plus inouïe car, pour le simple fait d’être nés juifs, plus six millions des personnes périront soit dans des chambres à gaz soit par des tortures qui dépassent l’entendement humain.
Avec le nazi, la mort devient planifiée. C’est là notre problème. Comment un être doué de raison peut-il arriver à planifier la mort et l’anéantissement de son semblable? Au fait, comme l’a si bien constaté A. Kalfa, la déshumanisation de l’homme à Auschwitz est un mal devant lequel la raison devrait se justifier. Car au lieu de défendre la dignité humaine et la sacralité de la vie, elle s’est vouée au silence. Ce silence annonce immédiatement son échec.
C’est dans cette optique que nous formulons notre problématique de la manière suivante: comment des hommes rationnels en sont-ils arrivés à mettre des méthodes si violentes envers leurs semblables, quel était le fondement philosophique de la violence nazie contre les Juifs? Est-il possible de la justifier rationnellement ? Que faut-il faire pour qu’une telle haine de l’autre ne se reproduise plus?
Poser le fondement de la violence nazie renvoie au processus de la rationalité moderne dominante et à l’analyse de sentiment de haine, de répulsion qui l’accompagne. La violence se fonde aussi sur l’inquiétude de l’autre qui est un inconnu. Face à ce dernier, l’homme se sent menacer par sa présence et cherche comment rivaliser avec lui à l’aide des moyens que cela exige. L’autre n’est pas vu comme un semblable, un autre moi-même mais comme un salaud, celui qui m’empêche d’être moi-même et qui me vole mon monde et ma liberté. Face à un tel sentiment, il ne reste que la violence comme solution. Cette hostilité engendre l’impasse de la violence entre les hommes.
Les hommes qui emploient la violence dans un cadre précis, sont convaincus qu’elle est la voie la meilleure et raisonnable d’être craint de tous. C’est la voix de consolider le pouvoir. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, le nazi s’est servi de la violence comme moyen efficace pour exterminer les Juifs et affirmer ainsi la supériorité de la race aryenne sur les autres. Machiavel montre que tous les moyens sont efficaces à condition qu’ils permettent au prince de maintenir l’ordre parmi ses sujets. Autrement dit, toute idéologie qui permet au prince de sauvegarder son pouvoir et gérer la cité est nécessaire. Il nous semble que tel était la visée dernière de la violence nazie: affirmer son pouvoir et se faire reconnaitre comme le plus fort.
Malheureusement, de la violence, il ne peut provenir que la violence, celle de la vengeance. Et pour briser ce cycle de violence, il faut repartir de la morale. En effet, le sens de sécurité et paix sociales doit puiser à nos jours dans la résistance. Celle-ci est un pouvoir qui permet de faire échec au mal, à l’anti-altérité, à l’indignité humaine, aux antivaleurs. Étant donné que la violence ne peut jamais assurer l’avènement d’un discours discursif rationnel, ni la sécurité des citoyens, il faudrait opter pour d’autres mesures non-violentes entre autres le sens de l’altérité: la reconnaissance de l’autre dans sa différence. Ce sens de l’altérité oblige de pratiquer des petits gestes, des actions non-violentes qui permettent de bien gérer les conflits interhumains sans haine de l’un contre l’autre. Le recours au refus comme valeur morale, pourrait mettre fin à toute forme de conflit et de violence qui déstabilisent les sociétés et déshumanisent l’homme.
Pour vérifier ces hypothèses, nous allons nous servir de la méthode analytique. Elle consistera à décomposer la pensée d’A. Kalfa afin de comprendre l’attitude de l’homme envers l’altérité de l’autre en partant des horreurs d’Auschwitz. Cette analyse nous permettra de comprendre les impasses de la raison moderne et de ressortir les possibilités de sa réhabilitation.
Hormis l’introduction et la conclusion générales, cette réflexion sera scandée en trois chapitres. Le premier chapitre portera sur La rationalité moderne comme berceau de l’idéologie nazie. Dans celui-ci, nous montrerons à partir de certains points, comment la rationalité moderne à servi pour justifier et asseoir la violence nazie. Les arguments tangueront entre la raison instrumentale et l’emploi de moyens dont elle sert pour légitimer le caractère puissant de la rationalité moderne qui contribue à l’holocauste des Juifs.
Le deuxième chapitre mettra en focus La violence nazie: un défi à la raison moderne. Tout au long de ce chapitre, il sera question de savoir si l’idéologie nazie est un événement véritable ou aléatoire dans l’histoire de l’humanité. Nous tenterons de voir si elle peut trouver une assise dans le cheminement de la pensée au cours des temps. Devant l’antisémite, toute justification est vaine. L’unique connaissance qu’il a du Juif, n’est que principe du mal. D’où il faut s’en libérer.
Le troisième et dernier chapitre s’attèlera sur la redécouverte du sens de l’altérité pour gérer les conflits en politique. Au long ce chapitre, nous montrerons que l’altérité est le seul moyen de rebâtir un monde plus habitable car la catastrophe qui a eu lieu, n’a laissé que des traces d’absence d’humanité. Nous montrerons également comment l’altérité, par le biais des petites morales, peut régler les conflits en société et assurer la reconnaissance de l’autre dans sa différence. C’est le fondement même du nouveau philosopher.
Premier chapitre:
LA RATIONALITE MODERNE COMME BERCEAU DE L’IDIOLOGIE NAZIE
Chaque idée a une histoire. Il y a un certain nombre d’éléments qui prépare l’avènement d’un courant de pensée ou d’une idéologie. Il en est ainsi de l’idéologie nazie. Elle a un arrière-fond dans ce qu’on appelle la rationalité moderne. Celle-ci est une manière de penser et de construire le monde. Elle commence avec R. Descartes et son célèbre Cogito ergo sum. Avec ce bout de phrase, Descartes a révolutionné la pensée philosophique en hissant la raison au-dessus de tout. Mais qu’entend-t-on par raison?
Selon André Lalande la raison est la faculté de bien juger c’est-à-dire d’éloigner le bien du mal, le vrai du faux. Elle est l’apanage de l’être sensé rationnel. C’est pour cela que l’homme est libre de faire le bien et non libre de faire le mal. En conséquence, la raison n’est que pour le bien.
Cependant, l’homme n’est pas que rationnel. Il est aussi libre. Dans sa liberté, il peut agir contre sa raison. Nous l’avons constaté malheureusement avec l’Allemagne nazie. Celle-ci a incarné la pire des perversions de la raison du XXème siècle. La raison a cédé place à une autre forme de raison que M. Horkheimer et Th. Adorno appellent «raison instrumentale» ou «raison technicienne. » Celle-ci considère plus les moyens que les finalités. Ce qui compte pour elle, ce n’est pas la finalité de l’acte mais le moyen pour l’accomplir. Elle puise dans la rationalité moderne qui se caractérise par le calcul. Ce qui compte ce n’est plus le but, la fin de l’action mais les moyens à employer qui doivent être soigneusement mesurés et calculés. En conséquence, «la raison ne pouvant plus se justifier que par rapport aux buts calculés; les choses et les êtres sont ramenés inconditionnellement à la commune mesure offerte par le calcul en termes de biens et de services attendus. »9
En philosophie, la rationalité est un concept servant à mesurer la capacité de raisonnement, telle qu’elle se manifeste dans le comportement humain. La rationalité moderne peut être définie à partir de sa caractéristique dominante: la technique. La technique se présente comme l’usage réglé de moyens . Toute règle ou tout système de règles autorisant un agir susceptible d'être reproduit en toute sûreté constitue en ce sens une technique. En présence d'une problématique pratique qui meut une recherche de moyens, on établit un degré de rationalité selon un critère d'efficacité afin de déterminer une seule technique parmi plusieurs possibles.
Évidemment, cette efficacité doit être quantifiée selon une mesure précise qui doit être objectivement contrôlable. Les techniques et moyens utilisés objectivement permettent d’atteindre la finalité. Finalement, le processus technique doit pouvoir se répéter. Autrement ce ne serait qu'un cas inattendu qui tomberait dans l'oubli sans être élevé socialement comme expression de la rationalité.
Dans le champ de la rationalité par rapport à une fin, outre l'aspect instrumental de l'efficacité des moyens, il y a une rationalisation possible eu égard au choix des buts visés. C'est la rationalité du choix. On mesure la rationalisation dans le choix d'une action d'après la justesse dans l'évaluation calculée des buts. Et cela compte tenu de valeurs conçues avec précision, de moyens et de conditions données. Cette rationalité moderne ne va pas sans provoquer des conséquences. Dans le point ci-dessous, nous allons exposer ces éléments qui ont servi de soubassement épistémologique à l’idéologie nazie et que nous trouvons dans la rationalité moderne.
I.1. THÉORIES AU FONDEMENT DE L’IDÉOLOGIE NAZIE
I.1. 1. La raison et la théorie de la réification
C omme le montre R. Kabamba dans sa monumentale thèse doctorale intitulée Dimensions de l’altérité. D’une modernité à une autre chez Jürgen Habermas, R. Descartes n’est pas seulement de ceux qui ont façonné la philosophie de la conscience. Il est aussi de ceux qui ont préparé l’avènement de la raison instrumentale. Il ne croyait pas bien dire en souhaitant que l’homme fût maître et possesseur de la nature. Par sa raison, l’homme scrute tout et décide de la destinée de tout. Il y arrive grâce à la mesure et au calcul des moyens. C’est pour cette raison qu’on parle de la raison instrumentale ou calculatrice. La raison instrumentale exclut l’idée du sacré et de l’altérité. Elle réduit le vivant au matériel qu’on manipule comme un objet. Cette réduction montre que rien ne peut être inexplicable ni situé en dehors des structures de l’intelligence, de la raison extraordinaire. Une raison qui domine le monde. Cette domination s’explique par le fait que l’homme a une main mise sur le monde. Ce pouvoir de posséder le monde aboutit à la réification de tout et l’homme lui-même inclus. Qu’entendre par théorie de réification?
Pour G. Lukâs, dans une perspective de marchandisation, la théorie de «réification est un mouvement, un changement.»10 Mais dans ce mouvement, la direction n'est pas vers plus de raison mais vers un état de chose, ou plutôt bel et bien vers plus de raison mais une rationalité qui transforme tout en choses. La réification est donc une transformation en chose, un devenir objet. G. Lukâs montrera qu’en se laissant emporter avec le capitalisme montant dans un « devenir chose » irrésistible, l’homme sortira la grande victime de la modernité. En s’inspirant de K. Marx, G. Lukas portera un regard très attentif sur le phénomène de la rationalisation autour du travail. Sous le joug de la raison instrumentale, l'homme travailleur est réifié, par l'inertie de son état d'être il devient comme une chose, il est réduit à une machine. Autrement dit, la réification est directement liée à l'essence de la structure marchande : elle repose sur le fait qu'un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d'une chose et, de cette façon, d'une « objectivité illusoire » qui, par son système de lois propres, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre hommes.
Eu égard à ce qui est dit ci-dessus, la réification peut alors se comprendre comme une «transformation en chose, un devenir objet.»11 La domination est à la base de la chosification qui dévoile le visage aliénant de la rationalité moderne incrustée surtout dans le capitalisme. A. Kalfa dira que «l’argent et l’esprit représentent le pouvoir.»12
Dans leur propre critique de la raison instrumentale, essentiellement conçue dans La dialectique de la raison, M. Horkheimer et Th. Adorno repousseront à l'extrême la radicalité de la théorie de la réification tout en abandonnant son historicisme démenti par l'histoire récente. Le plus urgent sera pour eux de comprendre: «pourquoi l'humanité, au lieu de s'engager dans des conditions vraiment humaines, sombrait dans une nouvelle forme de barbarie.»13 Ainsi, partant de l'évidence que la sphère cognitive-instrumentale de la raison s'impose fortement dans la modernité, notamment par le complexe monétaire-bureaucratique, il s'agira d'expliquer, en revenant sur le processus historique du désenchantement du monde, comment la rationalité par rapport à une fin a-t-elle pu devenir aussi dominante dans nos institutions sociales.
En effet, la critique de la théorie de la réification de ces deux penseurs montrera que la raison est totalitaire dans son essence. Elle a toujours produit de la domination et de la violence dans tous ses rapports : à la nature, à la société et à la subjectivité. Depuis le tout premier mot de l'homme, mana, jusqu' à Aufklàrung en passant par le mythe, la raison est totalitaire. Alors que la raison comme bonheur en elle-même restait réservée aux érudits, c’est-à-dire à quelques privilégiés capables de transformer le monde positivement, dans la Shoah, elle a pris une position négative très remarquable qui désenchante l’humanité.
I.1.2. La théorie du désenchantement du monde
Par désenchantement du monde il faut comprendre« une perte de sens et un déclin des valeurs, du fait que le processus de rationalisation dicté par l’économie tend de plus en plus à imposer ses exigences aux humains. »14 Les pays bornés sur le capitalisme se sont approprié la raison instrumentale pour dominer le monde par le calcul. Ainsi la raison se justifie par des rapports aux buts calculés. L’homme et les choses sont réduits au même coût dicté par le calcul. Par la raison instrumentale, la nature est réduite à la matière. L’homme la manipule et l’utilise à son goût. La raison instrumentale accorde un primat à l’homogénéité au détriment de l’hétérogénéité qu’il faut combattre dans tous les domaines au regard des richesses qu’il faut récolter pour la satisfaction des intérêts personnels et collectifs.
Selon les commentateurs de M. Weber, le concept de désenchantement se présente comme un indice de progrès social, et négativement comme constituant une rupture avec un passé harmonieux. Dans cette partie, le processus progressif de désenchantement du monde rend possible le pouvoir de la raison instrumentale au détriment de la rationalité axiologique.
I.2. RATIONALITE MODERNE ET IDÉOLOGIE NAZIE
L’idéologie est selon K. Marx un ensemble des idées, des valeurs et des normes servant à légitimer la division en classes sociales. Le national-socialisme plus couramment désigné en français sous l'abréviation nazisme, est l'idéologie politique du Parti national-socialiste des travailleurs allemands. Parti politique d'extrême droite fondée en Allemagne en 1920 et dirigé par A. Hitler, son militantisme repose sur une idéologie qui théorise une hiérarchie au sein d'une espèce humaine divisée en « races », au sommet de laquelle elle place la « race aryenne », et au bas les races les plus détestées;en l’occurrence la race juive formant la classe des sous-hommes.
Nous pouvons définir le nazisme comme étant un mouvement idéologique révolutionnaire. Il vise à inculquer aux masses une nouvelle conception du monde fondée sur la suprématie absolue de la centralisation. Le nazisme est un type de fascisme incorporant à la fois racisme biologique et antisémitisme. Par extension, le terme nazisme désigne le régime politique inspiré de cette idéologie. Une dictature totalitariste et expansionniste dirigée par A. Hitler de 1933 à 1945.
En tant que sujet de science politique, les définitions du nazisme varient selon les historiens. Ici, notre préoccupation est de savoir si le nazisme ne fut que l'une des formes du fascisme ou doit être considéré, parce qu'ayant fait du racisme une doctrine d'État, comme un phénomène historique et idéologique unique qui trouve ses racines dans la pensée philosophique. En effet, l'antisémitisme officiel du régime nazi, l'élimination de milliers des personnes et la persécution des opposants politiques se concrétisent, dès 1933, par la mise en place d'une législation raciale et fortement discriminatoire, par une politique de spoliation des juifs, et par l'incarcération des opposants et des indésirables dans les premiers camps de concentration en Allemagne.
Cette politique ne fait que s'amplifier du début de la Seconde Guerre Mondiale avec le déclenchement de la Shoah et ses multiples systèmes meurtriers ainsi que la création des camps d’extermination nazie. Ainsi, plus de six millions de personnes, dont une majorité de Juifs, périssent dans les camps de concentration et d'extermination. Le massacre des Juifs à Auschwitz fait preuve, non seulement de l’exclusion raciale mais plus encore d’une violence incommensurable de l’Allemagne nazie à l’égard des Juifs. Il nous semble que cette barbarie a puisé dans la rationalité des idées pour fonder son action. Nous en épinglons trois: la théorie de la réification, l’indifférence des valeurs morales et la bureaucratisation du pouvoir.
I.2.1 La négation de l’être juif comme conséquence de la théorie de la réification
La violence nazie se fonde dans la rencontre de deux regards: le nazi et le Juif. Le premier méprise le second. Le méprisé est exclu. C’est dans ce regard que se situe la genèse de la haine idéologique du nazi contre le Juif. Au fait, l’exclusion est une résultante de la rencontre de deux sujets qui présentent une certaine incompatibilité au niveau des modalités existentielles. Il est vrai que les réalités anthropologiques peuvent rapprocher ou éloigner les hommes en ce qu’ils ont de commun naturellement parlant. Pour le nazi, le Juif n’a rien de commun avec lui. Par ce fait même, il faut s’en éloigner, l’exclure. J-P. Sartre note: «Il y a un mauvais dégoût du Juif, comme il y a un dégoût du chinois ou du nègre chez certaines gens . »15 Ce dégoût anthropologique crée une barrière infranchissable qui ne trouve sa motivation que dans la haine. Les Juifs, victimes d’une idéologie rationnelle négativiste, n’ont aucun droit de défense.
[...]
1 La shoah c’est l’extermination systémasée par l’Allemagne nazie d’entre cinq et six millions de Juifs, soit les deux tiers des Juifs d’Europe et environ 40% des Juifs du monde pendant la Seconde guerre mondiale (1939-1945). Elle est l’aboutissement de l’idéologie raciste et antisémite développée par A. Hitler. Elle est l’holocauste des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale.
2 Auschwitz: Camp d’extermination et de concentration nazies pendant la Seconde Guerre Mondiale en Pologne. Il est considéré comme le symbole des meurtres de masse commis par les nazis.
3 A. Kalfa est de nationalité française, née en 1962. Elle est de culture juive traditionnelle de Tunisie. Ses études de Philosophie à la Sorbonne ont été couronnées par un Doctorat Nouveau Régime, de mention très honorable à l’unanimité du jury. Elle obtiendra ensuite d’autres diplômes: une habilitation à diriger des recherches, un troisième cycle en judaïsme et un Master en langues orientales. Sa philosophie sera l’influence du francfortois Th. Adorno qui a fait de la question de l’histoire du XXème siècle le cœur de sa philosophie et en particulier la Shoah.
4 A. Kalfa appartient à l’école de Vladimir Jankélévitch. Outre ses traductions et commentaires de la Bible, ses nombreux articles, A.Kalfa est aussi connue par ses œuvres: La force du refus. Philosopher après Auschwitz ( L’Harmattan, 2004), Contre l’idole (L’Harmattan, 2003), L’Alliance et l’exil (L’Harmattan,2005), Pour Edmond Jabès (2004) et Elie Wiesel, En hommage (Le Cerf, 1998).
5 J-P. SARTRE, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954, p. 179.
6 A. KALFA, La force du refus. Philosopher après Auschwitz, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 45.
7 V. JANKELEVITCH, L’imprescriptible, Paris, Seuil, 1985, p. 21.
8 A. KALFA, Op. Cit., p. 267.
9 R. KABAMBA, Dimensions de l’altérité. D’une modernité à une autre chez Jürgen Habermas. Thèse de doctorat présentée et soutenue publiquement pour l’obtention du grade de Docteur en Philosophie, Bukavu, U.O.B, inédite, 2012, p. 97.
10 G. LUKÂS, Histoire et conscience de class e (1923), Éditions de Minuit, 1984, p.109. Notons que le mot réification provient de la racine latine res qui veut dire « chose ». Réifier, c'est chosifier, c'est rendre ou faire chose.
11 A. PROULX, Critique de la raison instrumentale Horkheimer, Adorno, Habermas. Mémoire présenté à la faculté des études supérieures de l’université Laval. Faculté de philosophie, Université Laval Québec, 2010, p.37.
12 A. KALFA, Op. Cit., p. 47.
13 M. HORKHEIMER, TH. ADORNO, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 13.
14 M. WEBER, Économie et société, Edition originale publiée en 1921, un an après sa mort.
15 J-P SARTRE, Op. Cit., p. 11.
- Citation du texte
- Jean Claude Bisimwa Banyanga (Auteur), 2021, Échec de la raison dans la Shoah en "La force du refus. Philosopher après Auschwitz" d’Ariane Kalfa, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/991440
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