Le concept d'histoire dans l'Europe moderne

Une histoire conceptuelle


Scientific Study, 2013

67 Pages


Excerpt


Sommaire

Première polysémie : l’ historia magistra vitae

Deuxième polysémie : la fable

Troisième polysémie : L’histoire comme genre littéraire

Quatrième polysémie : la philosophie de l’histoire

Cinquième polysémie : La science de l’histoire

Conclusion

S’il y a une tradition historiographique qui fit de l’anachronisme, selon la formule de Lucien Febvre, le péché entre tous irrémissible, c’est sans doute celle de l’histoire conceptuelle (Begriffsgeschichte). Il est vrai que dans ses commencements la revue Annales d'histoire économique et sociale dédia une rubrique à l’analyse conceptuelle. En effet, comme le dit Reinhart Koselleck, « Lucien Febvre et Marc Bloch considéraient l’analyse langagière comme partie intégrante de leurs recherches socio-historiques »[1]. Toutefois, la tradition historiographique française du XXe siècle demeura relativement détachée des propositions théoriques et méthodologiques - mais aussi strictement historiographiques - de la Begriffsgeschichte tel qu’elle s’est développée en Allemagne. Depuis la fondation du Groupe de Travail de Sociohistoire Moderne en 1956-1957, et ensuite avec la rédaction du Geschichtliche Grundbegriffe (1972-1997) Otto Brunner, Werner Conze et Reinhart Koselleck fondèrent et systématisèrent une histoire conceptuelle qui doit contribuer aux tentatives des historiens français de problématiser l’anachronisme dans l’écriture de l’histoire[2].

Nous ne tenterons pas ici de reformuler les propositions méthodologiques et théoriques de Koselleck[3]. Toutefois, notre histoire conceptuelle du concept d’ « histoire » dans l’Europe moderne de peut pas être envisagée sans une compréhension minimale des propositions historiographiques de la Begriffsgeschichte. Certes, il ne s’agit pas ici d’une application dogmatique et systématique de la méthodologie de Koselleck. Nulle tradition historiographique ne peut être considérée une pratique homogène (les objets d’étude, les concepts utilisés, les catégories d’analyse, les choix méthodologiques ne sont pas toujours les mêmes) et la singularité de toute recherche témoigne de l’hétérogénéité des traditions historiographiques qui ne peuvent être identifiées qu’ a posteriori. Nos recherches participent de cette hétérogénéité : il se distingue de la Begriffsgeschichte dans certains aspects qui ne peuvent pas passés sous silence. La décomposition onomastique de notre concept en cinq pratiques discursives ou polysémies - l’Historia Magistra Vitae, la fable, l’histoire comme genre littéraire, la philosophie de l’histoire et la science de l’histoire - n’est pas une formulation de ce que François Hartog appelle « régimes d’historicité »[4] ni une tentative d’exposer ce que Reinhart Koselleck appela la relation entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente[5]. Insistons sur ce point : Nos recherches ne tentent pas d’exposer des différents rapports au temps ni d’orientations temporelles. Le but de nos recherches est de tracer l’histoire conceptuelle du concept « histoire » dans l’Europe moderne sur la base des propositions méthodologiques de la Begriffsgeschichte. Notre thèse est double : d’une part, il s’agit de démontrer que le concept d’« histoire » relève d’une multiplicité de pratiques discursives ou polysémies qui ne peuvent être comprises que dans des synchronies discursives spécifiques. Autrement dit, l’ « histoire » n’est pas une pratique discursive homogène mais une multiplicité de polysémies qui se superposent, se juxtaposent, se contredissent et qui ne peuvent être considérées comme une unité homogène que méthodologiquement a posteriori. D’autre part, il s’agit d’un travail d’érudition dans un sens plus strictement historiographique : in le s’agit pas ici de fournir des monographies des historiens ni de proposer une histoire des courants historiographiques sur la base de l’histoire des idées. Bien au contraire, il s’agit de justifier, sur la base des documents historiques, l’identification des pratiques discursives claires et distinctes avec un degré reconnaissable d’homogénéité. L’élaboration des pratiques discursives tente de tracer l’histoire de notre concept au moment où la pratique fut dominante à l’intérieur de la polysémie du concept « histoire ». Ainsi, par exemple, d’une part, l’ Historia Magistra Vitae et l’histoire comme genre littéraire furent les deux pratiques relativement dominantes de notre concept aux XVIIe et XVIIIe siècles. D’autre part, la philosophie et la science de l’histoire devinrent dominantes à l’intérieur de la polysémie de notre concept au XIXe siècle. Si le but de la recherche historiographique est une meilleure compréhension du passé, nous tenterons ici de fournir une compréhension moins anachronique du concept « histoire ».

Cette introduction a pour but d’exposer les propositions méthodologiques et historiographiques de la Begriffsgeschichte uniquement dans la mesure où celles-ci éclaircissent les problématiques spécifiques de notre projet de recherche. Autrement dit, par l’exposition des propositions de la Begriffsgeschichte nous tenterons d’introduire le sujet de recherche ainsi que les particularités méthodologiques qui lui sont propres.

La Begriffsgeschichte: langage et société

Situer nos recherches parmi l’histoire conceptuelle nous oblige à expliciter les limites mêmes de la Begriffsgeschichte. Celle-ci est un outil méthodologique qui nous permettra d’élucider ce qui appartient à notre champ de recherche et ce qui n’y appartient pas. À première vue, il semble évident que la Begriffsgeschichte ne s’occupe pas du social mais du langage. C’est pourquoi Koselleck suggère que « l’histoire des concepts est strictement une tache historiographique : elle tient à l’histoire de la formation des concepts, son emploi et ses changements »[6]. Son objet d’étude est donc le discours et non pas, comme c’est le cas de la Sozialgeschichte[7], les événements du passé en tant que tels. Pour la Sozialgeschichte le discours est un moyen pour déchiffrer les événements du passé. Pour la Begriffsgeschichte, le discours même devient objet d’étude. Toutefois, la distinction langage / société est une formulation trompeuse. Le langage et le social sont si imbriqués que toute distinction ne peut se faire qu’arbitrairement et méthodologiquement a posteriori: le langage et le social ne sont donc pas isolés l’un de l’autre. En réalité, toute une longue tradition philosophique s’occupe de cette distinction[8]. L’histoire conceptuelle ne peut pas être donc conçue uniquement comme une histoire du discours. Si l’histoire conceptuelle ne se limite pas à l’histoire du discours en tant que tel, de quoi s’occupe-t-elle donc ? L’historien allemand Reinhart Koselleck propose deux délimitations : La première : « elle n’est pas une histoire du langage »[9]: elle n’est donc pas un outil méthodologique de la linguistique ou de la philologie qui s’occuperait de ce que Ferdinand de Saussure appela la « linguistique diachronique »[10]. La deuxième : « L’accent sera mis essentiellement sur des concepts dont la portée sémantique dépasse celle des simples termes utilisés en général dans le domaine politique et social »[11]. Dans l’histoire conceptuelle le mot et le concept, bien qu’ils se rapportent l’un à l’autre, sont deux entités différentes avec des caractéristiques clairement différenciables.

La Begriffsgeschichte n’est pas une spécialisation ou une branche de l’histoire. Celui qui se spécialise en histoire sociale ou histoire économique délimite son champ de recherche parmi les différentes spécialisations dans l’histoire générale. Il n’en est pas de même pour la Begriffsgeschichte. « Il ne s’agit pas de l’habituelle délimitation d’histoires spécialisées au sein de l’histoire générale »[12]. Bien au contraire, puisque l’histoire conceptuelle ne constitue pas une fin en soi, elle doit être conçue plutôt comme un outil heuristique et méthodologique de la recherche historiographique. Autrement dit, l’analyse conceptuelle permet d’élucider des processus politiques, sociaux ou culturels dont les manifestations langagières ne sont que leurs symptômes. L’histoire conceptuelle, pour Koselleck, est un outil méthodologique de la Sozialgeschichte, mais son histoire et sa classification dans l’écriture de l’histoire font partie de son objet même, dans la mesure où elle aussi appartient au discours et se sert des concepts qui peuvent être identifiés et soumis à l’analyse conceptuelle[13].

La polysémie : les analyses onomastique et sémantique

Or, qu’est-ce qu’un Begriff (un concept) ? Du côté de la sémiologie (mais aussi de la linguistique moderne), tout signe - tel qu’il fut définit par Ferdinand de Saussure dans son Cours de Linguistique Générale (1916) - est constitué par une association entre une image acoustique (signifiant) et un concept (signification) : « Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique »[14].

Le langage fonctionne, pour Saussure, sur la base d’une sorte de « dictionnaire » déposé dans le « cerveau humain » qui permet de lier un signifiant (une image acoustique, c'est-à-dire, le son de n’importe quel mot prononcé) avec une signification (un concept). Par exemple, le signifiant « histoire » est immédiatement associé à un concept qui a été déposé dans notre cerveau par une collectivité sociale et qui nous permet d’identifier mentalement sa représentation. Or, cette conception cartésienne et binaire du signe fut rejetée au début du XXe siècle par le sémiologue et philosophe pragmatique américain Charles Sanders Peirce qui proposa une conception triadique du signe. Ce que Saussure appela « image acoustique » Pierce appela « signe ». Ce signe ou « representamen » passe obligatoirement par une « interpretante » qui permet de relier le « signe » à l’ « objet ». Le signe est donc, pour Peirce, « quelque chose qui est pour quelqu’un à la place de quelque chose d’autre sous la forme d’un aspect ou d’une capacité déterminée. Il s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire, il crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent voire un signe plus développé. Ce signe crée est ce que j’appelle interpréteur (« interpretant ») du premier signe. Ce signe crée est ainsi à la place de quelque chose : son objet. Toutefois, il ne le remplace pas dans tous ses aspects, mais seulement en relation avec une idée que j’ai appelé la base (« ground ») du representamen »[15]. Autrement dit, pour Pierce, le « signe » ou « representamen » n’est qu’une représentation de quelque chose d’ autre. Cet autre est représenté par le signe et donc permet une interprétation de cet autre comme quelque chose de plus. Représenter est donc, pour Pierce, « être dans une telle relation avec un autre que, d’une certaine façon, on remplace l’autre. Ainsi, par exemple, un porte-parole, un député, un agent, un vicaire, un diagramme, un symptôme, un concept, un témoignage, ils représentent tous, des manières différentes, quelque chose de plus à ceux qui les considèrent »[16].

Or, voici un point essentiel : la Begriffsgeschichte, selon Koselleck, bien qu’elle récupère la formulation du signe de la linguistique, se distingue notamment par le fait qu’elle édifie des concepts « polysémiques » : « la limitation méthodologique à l’histoire des concepts, qui s’expriment par des mots, exige que l’on donne quelques raisons permettant de distinguer les expressions ‘concept’ et ‘mot’ »[17]. La polysémie ne signifie autre chose que la multiplicité des mots et des significations dans un même « concept ». Koselleck se sert ainsi de la distinction binaire de Saussure où le signe est une totalité composée par un signifiant et une signification mais, en même temps, le concept est une édification qui rompt avec cette structure binaire et propose à la place une multiplicité en tension permanente. « La méthode propre à l’histoire des concepts rompt plutôt le cercle vicieux naïf qui va du mot à la chose et vice-versa »[18]. Cette tension construit une double multiplicité : d’une part, une multiplicité « sémasiologique », où il s’agit de chercher les différentes significations d’un mot et ses modifications dans le temps et, d’autre part, une multiplicité « onomasiologique », ou il s’agit d’édifier une multiplicité sémantique qui permet de comprendre la polysémie à l’intérieur d’une mobilité discursive. Ainsi, par exemple, une analyse sémasiologique du concept « histoire » n’est autre chose qu’une recherche des différentes significations du concept dans le temps. On peut distinguer, par exemple, dans le cas du mot français histoire, d’une part, la définition subjective de l’histoire, lié à l’ Historia Magistra Vitae et à l’ Ars Historica du XVIIe siècle - « Narration des actions et des choses dignes de mémoire »[19] - et, d’autre part, la définition objective de la Geschichte au XIXe siècle : « Suite des états par lesquels a passé un peuple ou même un individu »[20].

Or, l’analyse conceptuelle ne peut pas se limiter à une analyse sémasiologique. D’une part, parce qu’aucun concept ne demeure fixe dans le temps, ni du point de vue du signifiant ni du point de vue de sa signification. D’autre part, parce que tout concept réside à l’intérieur d’une synchronie discursive - un enchaînement linguistique dans un temps fixe donné - qui se modifie de manière asymétrique et irrégulière à mesure que le temps passe . C’est pourquoi nous sommes obligés, afin de comprendre des concepts tels que « philosophie de l’histoire » ou « science de l’histoire », d’enquêter, non seulement sémasiologiquement sur la signification du mot « histoire », mais aussi sur la signification des mots tels que « philosophie » ou « science ». Il faut tenter de distinguer leur enchaînement linguistique particulier dans le temps : leur synchronique discursive. Ainsi, par exemple, au XVIIIe siècle, selon le dictionnaire de Féraud, « la philosophie comprend la logique, la métaphysique, la morale, la physique »[21]. Ce n’est pas du tout le cas du mot « philosophie » à la fin du XIXe siècle. C’est pourquoi l’analyse sémasiologique du mot « philosophie » dans sa synchronie discursive est un sine qua non de la compréhension de la « philosophie de l’histoire », laquelle en même temps constitue une partie fondamentale de notre concept.

L’analyse onomasiologique ne se limite pas à des mots qui ont un rapport direct et évident au concept « histoire ». En effet, il est une conséquence de la recherche même de retrouver des mots qui - puisqu’elles n’appartiennent pas à la synchronie conceptuelle actuelle de notre concept - peuvent sembler, à première vue, se situer en dehors des limites de notre concept. Ainsi, par exemple, le mot « fable » ne pourrait renvoyer au mot « histoire » que très difficilement au XXe siècle. Toutefois, au XVIIe siècle, comme nous le montrerons, l’analyse sémasiologique du mot « fable » permet de délimiter les frontières de notre concept.

La Begriffsgeschichte comme édification d’un « état de choses » : la distinction entre mot et concept

Le concept « histoire », dans la mesure où il permet de décrire une polysémie et une multiplicité discursive, se sert de la proposition de Paul Veyne dans son « histoire conceptualisante » : il construit « des catégories formelles définissant la condition d’une histoire possible »[22]. Il s’agit de l’édification d’un concept qui est constitué par une multiplicité de synchronies discursives. C’est pourquoi l’histoire conceptuelle procède, d’une part, quêtant sur les discours linguistiquement présents dans les documents du passé et, d’autre part, construisant des concepts (comme notre concept « histoire ») qui permettent d’expliquer des réalités ou des processus du passé : « Toute historiographie se meut sur deux niveaux : ou bien elle analyse des faits qui ont déjà été exprimés auparavant, ou bien elle reconstruit des faits qui auparavant n’ont pas été exprimé dans le langage mais avec l’aide de certaines méthodes et indices qui ont en quelque sorte été préparés »[23]. Il s’ensuit pour autant que l’histoire conceptuelle est un jeu de « différences » - pour utiliser l’expression de Derrida - qui relève d’une tension permanente entre les analyses onomasiologique et sémasiologique. Ceci admet une co-existence dans un concept, d’un côté, des « états des choses », et, de l’autre, des discours ou formulation linguistiques articulées dans le passé. Or, la flexibilité d’un concept relève de sa capacité de prévoir des modifications des significations des mots de manière parallèle aux transformations des états des choses (où les mots peuvent demeurer dans le temps ou se modifier) : « l’analyse d’un concept ne doit pas se faire uniquement sur le plan sémasiologique, elle ne peut en aucun cas se limiter au sens des mots et à leurs changements »[24]. Toutefois, comme le dit Koselleck, l’histoire conceptuelle ne prétend pas rester du côté du langage. Bien au contraire, c’est justement dans ce jeu de différences et cette tension permanente entre l’analyse des questions onomasiologiques et sémasiologiques qu’elle « vise donc, surtout là où elle se joue entre l’analyse sémasiologique et onomasiologique, en dernier lieu l’histoire matérielle, la Sachgeschichte »[25].

Or, que distingue un concept d’un mot ? Premièrement, les concepts ont une multiplicité de significations qui ne peuvent pas être isolés les unes des autres : « La plénitude des significations font que le concept ne se laisse pas diviser en différentes possibilités de significations »[26]. Le concept apparaît donc lorsque cette multiplicité de significations constitue un « état de choses » et édifie ainsi un « contexte discursif » : « Un concept existe seulement lorsque les significations des termes singuliers qui signalent un état de choses partagé se trouvent unis et sont reflétés dans ce contexte au-delà de leurs simples fonctions dénotatives »[27]. Ainsi, par exemple, le concept « histoire » au XVIIe siècle ne peut être compris sans une analyse de ce « contexte discursif » qui est, au XVIIe siècle, la « rhétorique ». Celle-ci est tout un univers discursif composé par des concepts (tels que « l’honnête homme », les « lieux-communs », etc.) avec des règles spécifiques d’utilisation, des catégories d’analyse, d’objets d’étude, etc. Deuxièmement, les concepts et les mots ont une réciprocité particulière. D’une part, les mots peuvent faire partie du contexte de signification du concept. D’autre part, un concept peut devenir un mot sans néanmoins être limité par le mot.

La Begriffsgeschichte comme méthode heuristique de critique des sources

« L’histoire des concepts, écrit Koselleck, est tout d’abord une méthode spécialisée de critique des sources »[28]. La critique des sources nécessite d’une compréhension des concepts « à travers les frontières conceptuelles de l’époque »[29]. Mais ceci sous-entend une critique de l’utilisation anachronique des concepts du présent. C’est pourquoi l’histoire conceptuelle admet la limitation conceptuelle, non seulement du passé, mais aussi du présent même. Dans la mesure où le présent est un « passé futur » (le présent, dans le futur, sera le passé), lui aussi se sert des concepts qui ont une signification particulière à notre époque. Le présent est donc potentiellement anachronique. Dès lors, l’histoire conceptuelle est, d’un côté, une redéfinition de l’anachronisme et, de l’autre, une critique de l’ancienne histoire des idées (Arthur O. Lovejoy)[30] qui admettait une permanence de la signification des concepts au long de l’histoire : « Cela a commencé comme la critique du transfert telles quelles dans le passé d’expressions actuelles empruntés à la vie constitutionnelle, puis cela a continué à travers la critique d’une histoire des idées comme entités constantes, seulement exprimées sous diverses formes historiques, sans jamais changer fondamentalement »[31]. Koselleck récupère ainsi la formulation de Michel de Certeau qui critique le processus de « totalisation » de l’altérité du passé dans la démarche historiographique[32]. Dans le cas de l’histoire conceptuelle la redéfinition de l’anachronisme est une conséquence de la recherche historiographique même. Les concepts du passé et leurs significations doivent être analysés vis-à-vis des concepts du présent (dans la mesure où les mots existent). Prenons le cas de l’histoire comme genre littéraire et du concept « littérature ». Le dictionnaire d’Antoine Furetière de 1701, tout en définissant le mot littérature comme « la con noissance des Poètes, & des Orateurs », inclut, parmi cette connaissance, « la Physique, la Géométrie, & les sciences solides »[33]. En 1762, le dictionnaire de l’ Académie définit la littérature comme les « belles-lettres » : « la Grammaire, l'Éloquence et la Poësie »[34]. Ce n’est que dans sa huitième édition, celle de 1932, que le dictionnaire de l’Académie présente sa définition actuelle, « ensemble des productions littéraires… »[35]. Dans celle-ci on ne trouve plus l’équivalence entre littérature et belles-lettres. Une analyse conceptuelle du mot « littérature » nous obligerait à soumettre le concept à un processus d’ « actualisation » et à une analyse diachronique des significations, car, comme le dit Koselleck, « en soi, des mots qui durent ne constituent pas un indice suffisant de la stabilité des réalités »[36]. L’« anachronisme » du présent, son inefficacité pour comprendre les significations du concept de « littérature » dans le passé, expose une «conscience de l’anachronisme »[37].

L’histoire en cours ou in actu et l’histoire passée ou post-eventum

Une fois admise la nécessité de situer historiquement (dans le temps et dans l’espace) les concepts que se donnent les sociétés du passé, il nous faut distinguer, d’une part, l’histoire en cours ou in actu, et, d’autre part, l’histoire passée ou post-eventum. L’histoire en cours, le moment précis où les choses se présentent, n’existe pas isolé du langage. Il est vrai que toute société a un domaine « extra langagier ». Par exemple, les processus biologiques, géologiques ou chimiques ; même dans le cas des processus sociaux on peut distinguer des domaines qui ne dépendent pas du langage : la violence, les rapports sexuels, le mouvement du corps. Néanmoins, l’homme, dans la mesure où il est doué de parole, ne peut pas être conçu dehors du langage. Toute société humaine dépend de la communication langagière et ne peut pas être pensée sans elle. Cependant, comme le dit Koselleck, « il subsiste toujours en écart entre l’histoire en cours et ses conditions de possibilité langagières »[38]. Autrement dit, les faits ne se correspondent pas tout à fait avec leurs manifestations langagières. La manière dont une société déterminée représente par le langage les événements in actu - l’expérience vécue - ne se donne que sous la forme d’une tension permanente entre les mots et les choses. C’est pourquoi la distinction entre éléments langagiers et non-langagiers ne peut pas être vérifiée in actu: elle est toujours une distinction a posteriori: « Le langage parlé ou le texte lu, le discours suivi – ou non – de fait, s’imbriquent, dans l’accomplissement actuel des faits, en un événement qui se compose toujours d’éléments d’action extra-langagiers et langagiers »[39]. Le paradoxe est que, au moment même où l’historien distingue les éléments langagiers des non langagiers, dès qu’il se situe du côté de l’histoire passé ou ex-événtu – c'est-à-dire, du côté de l’historien de métier – il totalise les faits et leurs représentations langagières dans le langage. En effet, ce n’est que par le langage que nous avons accès aux événements du passé. « Le primat anthropologique du langage dans la représentation de l’histoire passée acquiert ainsi un statut épistémologique. Car c’est par le langage qu’il faut déterminer ce qui, dans l’histoire passé, a été conditionné par le langage et ce qui ne l’a pas été »[40]. Cette totalisation des faits langagiers et non langagiers, qui s’opère par l’édification du récit historique transforme l’histoire en cours en histoire passé. Ceci sous-entend deux problématiques opposées. D’une part, l’écriture du récit pose ce que le discours, en tant que totalisation des faits et du discours, partage avec tout autre discours ou acte d’écriture, entendez par là l’amalgame entre les mots et les choses : « ce qui caractérise le mythe et les contes, le drame, l’épopée et le roman, c’est que tous présupposent et thématisent la connexité originelle entre discours et action »[41]. D’autre part, l’historiographie en tant que science opère une distinction post-eventum entre ce qui appartient au discours et ce qui appartient aux faits historiques . Soyons plus clairs, l’histoire en cours nous permet de distinguer dans le passé ce qui s’est actuellement passé de ce qui a été simplement dit ou écrit, et donc n’appartient qu’au discours – discours qui d’ailleurs peut faire allusion, d’un côté, au monde du « réel » ou de la science et, de l‘autre, au monde fictif. Or, cette distinction, qui nous permet de distinguer les faits du passé des actes discursifs, nous permet de formuler cette hypothèse : Les actes non langagiers appartiennent aux « faits ». Les actes langagiers appartiennent aux « faits discursifs » (on ne doute pas du fait que tel énoncé fut, en effet, énoncé) et peuvent, ou non, appartenir à un discours sur le réel. Ce n’est qu’à travers les processus d’authentification et vérification des sources que les faits discursifs (dont l’écriture de l’histoire même) peuvent devenir un discours sur le réel.

L’histoire devient un discours sur le réel, comme le dit Paul Ricoeur, d’une part, dans le désir de vérité « à tous les stades de l’opération historiographique », et d’autre part, « au vœu de fidélité de la mémoire »[42]. Or, la distinction entre histoire en cours et histoire passé ne suppose que deux synchronies dans le temps : un temps « congelé » dans le passé et un autre dans le présent. Toutefois, l’histoire conceptuelle nécessite de penser le passé sur la base d’une double perspective théorique : celle de la synchronie et celle de la diachronie :

D’un point de vue purement théorique, toute histoire pourrait être définie comme un présent permanent dans lequel seraient contenus le passé et l’avenir - ou alors, comme l’entrecroisement constant du passé et de l’avenir, qui ferait perpétuellement disparaître tout présent. Dans le premier cas, qui met l’accent sur la synchronie (…) sont contenus simultanément toutes les dimensions temporelles. Dans le second cas, qui met l’accent sur la diachronie, la présence active des hommes n’auraient, historiquement parlant, aucun champ d’action[43].

L’histoire conceptuelle admet la perspective synchronique dans le sens où elle présuppose l’existence des « faits » qui peuvent être conçus dans son actualité (tel que l’apparition d’un nouveau concept). Cependant, elle admet aussi la perspective diachronique dans le sens où tout nouveau concept n’apparaît pas d’une manière isolée, il fait partie des transformations linguistiques et sociales qui permettent ou provoquent l’apparition d’un nouveau concept. Ainsi, par exemple, l’apparition du concept moderne d’« Histoire » comme catégorie ontologique et transcendantale doit être compris à l’intérieure des transformations discursives onomasiologiques de notre concept : premièrement, la crise de la rhétorique comme centre organisateur du savoir ; deuxièmement, la libération de la littérature du formalisme des belles-lettres ; troisièmement, l’apparition de la philosophie de l’histoire comme, d’un côté, une historisation de la philosophie et, de l’autre, une construction philosophique de la Geschichte; finalement, l’apparition de la science de l’histoire et de la tendance à la scientificité comme nouveau centre organisateur du savoir. On y voit combien l’apparition de la Geschichte ne peut pas se limiter à une analyse sémasiologique de notre concept : on est obligé de rentrer dans la sphère des synchronies discursives et des modifications conceptuelles qui relève de l’analyse onomasiologique.

Or, les actions et ses manifestations langagières ne coïncident pas de manière précise ; le langage et la réalité influent l’un sur l’autre et sont toujours en tension permanente : « comme dans le domaine de l’histoire en cours, l’écart entre action et discours empêche rétrospectivement la ‘réalité’ sociale de converger jamais avec sa manifestation langagière. Même si les actes langagiers et les actes effectifs restent entrelacés dans la synchronie (…), l’évolution diachronique (…) ne suit pas les mêmes rythmes ni la même chronologie dans l’histoire ‘réelle’ que dans l’histoire des concepts »[44]. Mais c’est justement là que l’histoire conceptuelle récupère, du côté de l’analyse conceptuelle, la longue durée[45]. Du côté de l’histoire du matériel et de l’économique, Fernand Braudel identifia dans les années 1950s trois durées dans l’écriture de l’histoire : la courte durée, la durée des chroniqueurs et des grands événements politiques ; la durée moyenne des intercycles et de l’histoire économique ; et, finalement, la longue durée, cette durée lente et presque immobile qui demeure au-delà des péripéties politiques. Pour Braudel elle était la seule capable d’ériger une diachronie qui pourrait transgresser la multiplicité des diachronies : « Tous les étages, tous les milliers d’étages, tous les milliers d’éclatement du temps de l’histoire se comprennent à partir de cette profondeur, de cette semi-immobilité : tout gravite autour d’elle »[46]. De telle manière la longue durée contenait en elle-même toutes les durées et donc toutes les diachronies. Il’ s’agissait d’un passé dense et retardataire qui comprenait, pour ainsi dire, tous les passés. Dans le cas de l’histoire conceptuelle et non pas de l’histoire économique et du matériel la proposition braudelienne doit être soumise à la « conscience de l’anachronisme » propre à l’analyse conceptuelle. L’analyse exige de se situer, non pas du côté de l’objet, comme si l’on pouvait édifier un passé ontologique qui se libère de son sujet, mais situer la longue durée même dans le temps.

L’évolution linguistique est parallèle au mouvement de l’histoire de longue durée et donc nous permet de nous approcher du passé à travers son langage. Lorsqu’un concept est employé il nous montre, non seulement l’utilisation particulière du concept mais aussi son contexte linguistique, sa valeur sémantique, son champ discursif. Là où l’histoire conceptuelle rompt avec la longue durée c’est, non seulement dans ce jeu de différences, cette tension permanente entre les mots et les choses, mais aussi dans son intérêt par la discontinuité du présent, par les ruptures et par la conscience des anachronismes. C’est justement cette conscience des limites des modèles du présent, ce présent anachronique, comme le dit Certeau, « le travail du temps à l’intérieur même du savoir »[47].

La Begriffsgeschichte comme une mise en pratique historiographique des critiques sur le récit historique venues de la philosophie et de la critique littéraire

« Toute histoire est contemporaine », cette célèbre formule de Benedetto Croce synthétise la critique des épistémologues que, pour des questions de délimitation de notre sujet de recherche, on ne peut ici qu’esquisser. George Canguilhem, historien des sciences et épistémologue qui succéda à Gaston Bachelard comme directeur de l'Institut d'histoire des sciences à la Sorbonne, distingua les échelles micro et macroscopiques de l’histoire des sciences. Ce faisant, il découvrit que, lorsque l’on retrace leur histoire, les découvertes scientifiques, les constructions théoriques et épistémologiques, les apparitions de nouvelles méthodes « n’ont pas la même incidence et ne peuvent être décrits de la même façon à l’un et à l’autre niveau »[48], de sorte que la continuité dans l’histoire des sciences s’ébranlait en provocant le surgissement de plusieurs histoires : « Redistributions récurrentes qui font apparaître plusieurs passés ». L’ordre des événements, leur forme de distribution et d’enchaînement, la continuité même du passé de la science « change dans la mesure où son présent se modifie »[49]. Il proposa donc, sur la base de la distinction faite bar Gaston Bachelard entre « histoire périmée » et « histoire sanctionnée », un « tribunal » qui juge l’actualité du savoir :

Au modèle du laboratoire on peut opposer (…) le modèle de l’école ou du tribunal, d’une institution et d’un lieu où l’on porte des jugements sur le passé du savoir, sur le savoir du passé. Mais il faut ici un juge. C’est l’épistémologie qui est appelée à fournir à l’histoire le principe d’un jugement, en lui enseignant le dernier langage parlé par telle science, la chimie par exemple, et en lui permettant ainsi de reculer dans le passé jusqu’au moment où ce langage cesse d’être intelligible ou traduisible en quelque autre (…) Sans l’épistémologie il serait donc impossible discerner deux sortes d’histoires dites des sciences, celle des connaissances périmées, celle des connaissances sanctionnées, c'est-à-dire encore actuelles parce que agissantes[50].

Le centre des critiques sur le récit historiographique fut un critique littéraire de UCLA appelé Hayden White. « La plupart des fois », note Roger Chartier, « l’œuvre de Hayden White (Metahistory) a été reçue comme celle ayant le mieux soumis l’histoire au ‘ Linguistic turn’ »[51]. Cependant le fait que Hayden White élabora ses analyses sur les textes d’historiens tels que Ranke, Michelet et Burkhardt du point de vue de la critique littéraire et sur la base de la théorie des tropes – « using the tropes of Metaphor, Metonymy, Synecdoche, and Irony as the basis types of linguistic prefiguration »[52] – lui attira, dans le meilleur des cas, une certaine indifférence. La conséquence fondamentale de l’œuvre de Hayden White fut néanmoins l’introduction de cette critique des catégories universelles et de la textualité de tout texte dans le champ de l’historiographie. Son argumentation commence avec une transgression des frontières disciplinaires : « Continental European thinkers – from Valéry and Heidegger to Sartre, Lévi Strauss, and Michel Foucault – have cast serious doubts on the value of a specifically ‘historical’ consciousness »[53]. Tout en centrant son argument sur la construction du discours, Hayden White renvoie la pratique discursive à une pratique historique, une pratique qu’appartient à un discours situé dans le temps et dans l’espace :

[...]


[1] Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 103.

[2] Pour une introduction à l’histoire conceptuelle on peut consulter : H. G. Meier, « Begriffsgeschichte » in Historisches Wörterbuch der Philosophie, vol. 1, 788-808. Basel, Schwalbe, 1971, M. Richter, H. Lehmann, The Meaning of Historical Terms and Concepts, Washington, German Historical Institute, 1996 ; Günter Scholtz, Interdisziplinarität der Begriffsgeschichte, Hambourg, Meiner, 2000 ; Neithard Bulst, Willibald Steinmetz, Reinhart Koselleck, 1923-2006, Bielefeld, Bielefelder Universität, 2007; Melvin Richter, « Understanding Begriffsgeschichte: A Rejoinder », Political Theory, Vol. 17, No. 2, 1989 et, du même auteur, « Begriffsgeschichte and the History of Ideas », The Journal of the History of Ideas, 48, 1987, ainsi que « Reconstructing the History of Political Languages: Pocock, Skinner and Geschichtliche Grundbegriffe », History and Theory, 29, 1990 ; Iain Hampster-Monk, Karin Tilmans et Frank Van Vree, History of Concepts : comparative Perspectives, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1998 ; James Sheehan, « Begriffsgeschichte: Theory and Practice », Journal of Modern History, vol. 50, 1978 ; Keith Tribe, « The Geschichtliche Grundbegriffe Project: From History of Ideas to Conceptual History », Comparative Studies in Society and History, vol. 31, 1989 ; Jacques Guilhaumou,

« De l'histoire des concepts à l'histoire linguistique des usages conceptuels », Genèses, vol. 38, 2000.

[3] Celles-ci se trouvent notamment dans : « Einleitung », Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland (dir.), avec Werner Conze et Otto Brunner, Klett et Cotta, Stuttgart, 9 vol., 1972-1997 ; Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Suhrkamp, Francfort, 1979 (Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Editions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 1990) ; The Practice of Conceptual History, Stanford University Press, Stanford, 2002 ; Zeitschichten. Studien zur Historik, Suhrkamp, Frankfurt-sur-le-Main, 2000.

[4] Cf. François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003 ; François Hartog, « Comment écrire l'histoire de France ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 50e année, N. 6, 1995. pp. 1219-1236 ; « Entretien avec François Hartog » in Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia (éd.), Historicités, Paris, La Découverte, 2009.

[5] Cf. Reinhart Koselleck, « Espace d’expérience et horizon d’attente », Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Editions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 1990.

[6] Reinhart Koselleck, « A Response to Comments on the Geschichtliche Grundbegriffe » in Hartmut Lehman, Melvin Richter, The Meanings of Historical Terms and Concepts. New Studies on Begriffsgeschichte, German Historical Institute, Washington, p. 62. Traduction de l’auteur.

[7] En Allemagne le concept de « Sozialgeschichte » ou « histoire sociale » peut être utilisé pour se référer à toute histoire qui n’est pas de l’ « histoire politique ». C’est pourquoi Koselleck fait de l’histoire conceptuelle un outil de « l’histoire sociale ». Etant donné la connotation plus particulière du concept français « histoire sociale » on inclut ici les histoires économique, politique et culturelle pour parler de l’histoire en générale. Cf. Reinhart Koselleck, « Concepts of historical time and social history », The practice of conceptual history, Stanford University Press, Stanford, 2002, p. 115.

[8] D’une certaine façon Jacques Derrida admet la présence de cette distinction au long de toute l’histoire de la philosophie depuis Platon. Cf. « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.

[9] L’histoire conceptuelle a néanmoins emprunté les approches analytiques onomasiologiques et sémasiologiques de la linguistique. Cf. Reinhart Koselleck, Werner Conze et Otto Brunner (dir.), « Einleitung », Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Klett et Cotta, Stuttgart, 9 vol., 1972-1997, p. XXI.

[10] D’une manière assez large, Saussure distingue, d’un côté, la linguistique synchronique et, de l’autre, la linguistique diachronique. La première suppose un langage statique et donc rendu immuable afin d’analyser le jeu de ressemblances et différences inhérent à toute langue. La deuxième, en revanche, ne s’occupe que d’un signe à la fois et ses modifications au long des temps. Cf. Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, Payot, Paris, 1916, chap. 3. En outre, le Geschichtliche Grundbegriffe fut reçu par la communauté des linguistes avec scepticisme, ses fondements méthodologiques et ses prémisses théoriques, telles que la distinction entre mot et concept, ainsi qu’entre l’histoire du mot et l’histoire du concept, furent considérés inadéquats. On peut consulter, par exemple, Dietrich Busse, Historiche Semantik. Analyse eines Programms, Stuttgart, Klett-Cotta, 1987. Koselleck en fit des références à cette question dans différents articles, Cf. Reinhart Koselleck, Historiche Semantik und Begriffsgeschichte, Stuttgart, Klett-Cotta, pp. 43-45 et 74-75.

[11] Reinhart Koselleck, Le Futur Passé …, Op. Cit., p. 100.

[12] Reinhart Koselleck, Le Futur Passé …, Op. Cit., p. 101.

[13] En effet l’histoire conceptuelle a été soumise à l’analyse conceptuelle. Cf. Kari Palonen « An Appplication of Conceptual History to Itself: From Method to Theory in Reinhart Koselleck’s Begriffsgeschifte », Finnish Yearbook of Political Thought, vol. 1, 1997.

[14] Ferdinand de Saussure, Op. Cit., p. 98.

[15] Charles S. Peirce, Collected Papers of Charles Sanders Peirce, vols. 1-8, C. Hartshorne, P. Weiss, A. W. Burks (éd.), Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1897, Vol. 2, p. 228.

[16] Ibid., vol. 2, p. 273.

[17] Reinhart Koselleck, Le Futur Passé…, Op. Cit., p. 108.

[18] Ibid., pp. 118-119.

[19] Dictionnaire de l'Académie française, Paris, J. J. Smits, Tome I, 1798, p. 689.

[20] Dictionnaire de l’académie française, Paris, Hachette, 1932-1935, p. 1231.

[21] Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, Paris, France-expansion, 1787, Tome XIII, p. 113-114.

[22] Reinhart Koselleck, Le Futur Passé …, Op. Cit., p. 115. En effet, pour Paul Veyne, ce qui distingue la science de l’histoire du roman historique ou de la littérature « ce sont les concepts » : « Si l’opposition des esprits littéraires et des esprits scientifiques a un sens, c’est celui-là ». Cf. « L’histoire conceptualisante » in Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, vol 1, pp. 103-105.

[23] Idem.

[24] Ibid., p. 111.

[25] Ibid., p. 113

[26] Reinhart Koselleck, « Einleitung », Geschichtliche Grundbegriffe., Op. Cit., p. XXII. Traduction de l’auteur.

[27] Ibid., p. XXIII. Traduction de l’auteur.

[28] Reinhart Koselleck, Le Futur Passé …, Op. Cit., p. 112.

[29] Ibid., p. 111.

[30] Sur le surgissement de l’histoire conceptuelle comme critique de l’histoire des idées de Arthur A. Lovejoy on peut consulter : Melvin Richter The History of Political and Social Concepts. A Critical Introduction. New York. Oxford University Press, 1995 ; Keith Tribe, « The Geschichtliche Grundbegriffe Project: From History of Ideas to Conceptual History », Comparative Studies in Society and History, vol. 31, 1989.

[31] Reinhart Koselleck, Le Futur Passé …, Op. Cit., p. 105.

[32] Cf. Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1973, chap. 1.

[33] Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Rotterdam, A. et R. Leers, 1701, tome 2, p. 645.

[34] Dictionnaire de l'Académie françoise, Paris, Vve B. Brunet, 1762, tome II, p. 46.

[35] Dictionnaire de l’académie française, Paris, Hachette, 1932-1935, p. 1361.

[36] Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, Op. Cit., p. 106.

[37] Jacques Derrida exposa cette problématique dans sa critique de l’utilisation faite par Claude Levi- Strauss des concepts anachroniques de « nature » et « culture ». Derrida part d’une distinction conceptuelle fondamentale chez Lévi-Strauss : « choisissons, comme un fil conducteur parmi d'autres, l'opposition nature / culture » (Jacques Derrida, L’Écriture et la Différence. Paris, Seuil, 1967, p. 409). Cette distinction est l’objet d’étude du premier chapitre des Structures Élémentaires de la Parenté intitulé « nature et culture ». C’est justement cette distinction qui sera le centre de la critique de Derrida : Lévi-Strauss qui a commencé à accréditer ces concepts, rencontre ce qu'il appelle un scandale, c'est-à-dire quelque chose qui ne tolère plus l'opposition nature / culture ainsi reçue et semble requérir à la fois les prédicats de la nature et ceux de la culture. Ce scandale est la prohibition de l'inceste. Pour Lévi-Strauss l’interdiction de l’inceste ne tolère pas cette distinction entre nature et culture car, étant universelle, celle-ci relève obligatoirement d’une sorte de prédisposition génétique. C’est pourquoi on pourrait argumenter qu’elle est « naturelle ». Cependant, puisque elle se réfère à une série de normes et d’attributs sociaux et culturels, on pourrait aussi argumenter qu’elle est « culturelle ». C’est pour cela que pour Lévi-Strauss la prohibition de l’inceste est un « scandale » pour la distinction nature / culture. D’une certaine façon l’argument de Lévi-Strauss appelle la critique de Derrida, lequel répond à Lévi-Strauss avec ironie : « dès lors que la prohibition de l'inceste ne se laisse plus penser dans l'opposition nature / culture, on ne peut plus dire qu'elle soit un fait scandaleux » (Jacques Derrida, L’Écriture et la Différence. Paris, Seuil, 1967, p. 414-415). Derrida rappelle que cette distinction, mise en question dans Les structures élémentaires de la parenté, continuera à être une distinction méthodologique fondamentale dans l’analyse de Lévi-Strauss du concept de bricolage dans La pensée sauvage: « Lévi-Strauss sera toujours fidèle à cette double intention : conserver comme instrument ce dont il critique la valeur de vérité » (Jacques Derrida, L’Écriture et la Différence. Paris, Seuil, 1967, p. 416). Que dit par-là Derrida ? Le sujet, dans le cas de Lévi-Strauss, édifie une continuité, un objet non historique qui, pourtant, persiste dans le temps : l’interdiction de l’inceste. Néanmoins, il le fait sur la base des concepts historiques, dans ce cas la distinction entre nature et culture. L’interdiction de l’inceste peut être « naturelle » et ainsi constituer une continuité, mais ceci est insignifiant : la distinction qui permet de penser l’interdiction de l’inceste est une construction et, pourtant, elle est discontinue, elle est historique. C’est avec cette critique faite à Lévi-Strauss que Derrida introduisit dans les années soixante la problématique de l’anachronisme dans la philosophie et dans les sciences sociales.

[38] Ibid., p. 106.

[39] Ibid., p. 107.

[40] Ibid., p. 108.

[41] Ibid., p. 109.

[42] Paul Ricœur, « L'écriture de l'histoire et la représentation du passé », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2000, Vol. 55, No. 4, p. 747.

[43] Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, Op. Cit., p. 111.

[44] Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, Op. Cit., p. 117.

[45] En 1958 Fernand Braudel, alors directeur de la revue Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, publia un article intitulé « Histoire et Sciences Sociales : La longue durée ». L’article est une réponse, d’un côté, à Georges Gurvitch et sa « discontinuité du social » et, de l’autre, à la récente publication (aussi de 1958) d’ Anthropologie Structurale de Claude Lévi-Strauss. Braudel y ébauche sa célèbre catégorisation des durées historiques. En premier lieu il y a la durée des « faits » et des grands événements. Cette durée constitue « le temps par excellence du chroniquer, du journaliste ». C’est la durée du rival légendaire des Annales : l’historiographie dite « positiviste ». Dès le début de l’article Braudel s’attaque à cette durée de l’« instant », des « chroniques » et des démesurées chronologies : l’histoire est une « masse » chronologique d’événements. « Mais cette masse », en prévient Braudel, « ne constitue pas toute la réalité, toute l’épaisseur de l’histoire sur quoi peut travailler à l’aise la réflexion scientifique. La science sociale a presque peur de l’événement. Non sans raison: le temps court est la plus capricieuse, la plus trompeuse des durées » (Fernand Braudel, « Histoire et sciences sociales: La longue durée », Annales ESC, 1958, vol. 13, no. 4., p. 728). En second lieu, comme constate Braudel, l’historiographie contemporaine (des années quarante et cinquante) dispose déjà d’une nouvelle durée : « Un mode nouveau de récit historique apparaît, disons le ‘récitatif’ de la conjoncture, du cycle, voire de l’ ‘intercycle’, qui propose à notre choix une dizaine d’années, un quart de siècle et, à l’extrême limite, le demi-siècle classique de Kondatrieff » (Ibid., p. 730-731). Cette nouvelle durée, constate Braudel, « est déjà à la hauteur d’une explication où l’histoire peut tenter de s’inscrire » (Ibid., p. 732). C’est le cas, par exemple, de l’histoire sociale quantitative d’Ernest Labrousse et son célèbre Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle. Finalement, au-delà de deux précédentes périodisations, il y a la durée des catégories historiques plus profondes : « un temps ralenti, parfois presque à la limite du mouvant » (Ibid., p. 734) . C’est, bien entendu, la durée de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, et sera aussi celle de sa Civilisation matérielle , économie et capitalisme. Cette nouvelle durée se manifeste comme un personnage « encombrant, compliqué, souvent inédit » (Ibid., p. 728).

[46] Fernand Braudel, Ibid., p. 734.

[47] Michel de Certeau, Histoire et Psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 18.

[48] Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.11.

[49] Idem.

[50] George Canguilhem, « L’objet de l’histoire des sciences », Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1990, p. 9. Pour la distinction entre « histoire périmée » et « histoire sanctionnée », Cf. Gaston Bachelard, L’activité rationaliste de la science contemporaine. D’une certaine façon l’historien des sciences Américain Thomas Kuhn avait popularisé cette même idée quelques années avant dans son célèbre The Structure of Scientific Revolutions. Pour Kuhn l’histoire sanctionnée nécessite inévitablement la constitution d’un « paradigme scientifique ». Celui-ci fait allusion à la présence d’une communauté scientifique qui partage des méthodes, des outils et des pratiques discursives et non discursives. Elle ne procède pas par des règles explicites mais par la ressemblance, la mimesis (« des modèles ou des exemples »). Cette communauté est un sine qua non de la continuité dans la production du savoir. La référence inéluctable de toute productivité dans le savoir est l’accumulation. La promesse de toute communauté scientifique, qui est à la fois la base de toute continuité « dans le savoir, est donc l’accumulation de la connaissance. Ainsi définit Kuhn le paradigme scientifique :« The term paradigm is used in two different senses. On the one hand it stands for the entire constelation of beliefs, values, techniques, and so on shared by the members of a given community. On the other, it denotes one sort of element in that constellation, the concrete puzzle-solutions which, employed as models or examples, can replace explicit rules as a basis for the solution of the remaining puzzles of normal scienc e » (Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, Chicago University Press, 1970, p. 175). Mais plus important pour notre analyse, cette communauté scientifique partage une même conception et représentation du passé. Il s’agit ici d’un point essentiel : pour une communauté scientifique qui partage un paradigme scientifique, il n y a qu’ un passé. L’état actuel de la recherche serait donc le dernier chaînon d’une longue chaîne qui a permis qu’on arrive à l’état actuel des choses. La science est ainsi perçue comme un développement progressif à travers lequel un certain nombre d’éléments - des méthodes, des théories scientifiques, des découvertes… - se sont incorporés à l’ « evergrowing stockpile » qui constituent la technique et la connaissance scientifique actuelles. L’histoire de la science est donc la discipline qui enregistre les progrès constants de la science (ainsi que ces « obstacles ») les cumuls progressifs du savoir, que celle-ci permet. « Concerned with scientific development, the historian appears to have two main tasks. On the one hand, he must determine by what mean and at what point in time each contemporary scientific fact, law, and theory was discovered or invented. On the other, he must describe and explain the categories of error, myth, and superstition that have inhibited the more rapid accumulation ». Cependant les révolutions scientifiques, en même temps qu’elles édifient une nouvelle histoire sanctionnée, libèrent une histoire périmée. Vu sous cet angle, une révolution scientifique n’est qu’un « déplacement du réseau conceptuel à travers lequel le savant conçoit le monde ». Ce déplacement relève normalement de la prise de conscience d’une anomalie dans le paradigme scientifique actuel et, à la limite, sa dernière conséquence est une reconstruction progressive du champ scientifique, c’est-à-dire l’acquisition de nouvelles méthodes, de nouvelles hypothèses, de nouveaux instruments, etc. Le cas échéant, une révolution scientifique remplacera progressivement les « généralisations théoriques plus élémentaires du champ » et édifiera un nouveau paradigme scientifique. Dans la mesure où le nouveau paradigme remplace l’ancien, le réseau conceptuel, le champ scientifique, ainsi que la conception du passé de ce dernier constituent une histoire périmée. Comme le dit Kuhn, « Led by a new paradigm, scientists adopt new instruments and look in new places. Even more important, during revolutions scientists see new and different things when looking with familiar instruments in places they have looked before ». Peut-être l’aspect le plus trompeur de l’histoire sanctionnée est l’illusion de la permanence de la diachronie ; arrogance du temps présent qui croit que son passé est tout le passé et son histoire toute l’histoire. « Both students and professionals come to feel like participants in a long-standing historical tradition. Yet the textbook-derived tradition in which scientists come to sense their participation is one that, in fact, never existed ». La cause de cette affirmation est fondamentale : les manuels scientifiques sont – et en ce sens ce sont des modèles exemplaires – la traduction officielle et monumentale de l’ histoire sanctionnée. Ils exposent, d’une part, un passé archaïque et, d’autre part, les « précurseurs » du niveau actuel de la recherche scientifique. Ils constituent ainsi une « mémoire historique ». La génération actuelle édifie, sur la base des documents d’un passé plus ancien, son propre passé. Elle néglige ainsi le fait que les générations précédentes avaient, sur la base de ces mêmes documents, constitué elles aussi un passé qui leur était propre, mais néanmoins distinct du leur.

[51] Roger Chartier, « Quatre questions à Hayden White », Storia della Storiografia, no. 24, 1993, pp. 133-134.

[52] Hayden White, Metahistory: The historical Imagination in Nineteenth-Century Europe , Baltimore, Hopkins, 1973, p. 426.

[53] Ibid., p. 13.

Excerpt out of 67 pages

Details

Title
Le concept d'histoire dans l'Europe moderne
Subtitle
Une histoire conceptuelle
Author
Year
2013
Pages
67
Catalog Number
V230898
ISBN (eBook)
9783656473640
ISBN (Book)
9783656474173
File size
785 KB
Language
French
Keywords
europe
Quote paper
Alejandro Cheirif Wolosky (Author), 2013, Le concept d'histoire dans l'Europe moderne, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/230898

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