Roland Clauß constate à propos des pièces de Heiner Müller qu’ils traitent
« existentielle Konflikte des gesellschaftlichen Subjekts in der zerreißenden Spannung von
dauernder geschichtlicher Unterdrückung und doch vitalem unzerstörbaren Verlangen nach
Glück und Selbstverwirklichung in der Gesellschaft »1. Les figures crées par Heiner Müller
cherchent malgré tout à trouver leur bonheur et s’assumer dans la société telle qu’elle est. Un
bonheur privé et en même temps social serait celui de l’amour.
Chez Jean Genet, « il y a du monde au balcon », plutôt dans le Grand Balcon bien
sûr, un bordel de luxe qui est le lieu principal de la pièce BAL qui date de 1956. Un bordel,
c’est une maison close principalement fréquentée par des hommes pour passer quelques
heures de bonheur avec des femmes qui font ce que les hommes désirent. Et dans la pièce
AUF de Müller qui date de 1979, il y a même une figure féminine qui s’appelle ErsteLiebe.
Le thème de l’amour est alors présent dans ces pièces de révolution/de révolte – cependant, il
ne s’agit pas des pièces qui racontent des histoires d’amour. En plus, ces oeuvres sont
compliquées, leur langage est difficile à déchiffrer ce qui nous amène à la pensée qu’ici,
l’amour veut représenter plus que le simple fait de décrire un sentiment entre deux
personnes.
Les deux ouvrages parlent d’une société qui est en train de se vouloir réorganiser,
c’est-à-dire que les pouvoirs doivent s’installer d’une nouvelle façon et, en conséquence, il y
aura quelques-uns qui augmenteront leur influence et d’autres qui en perdront. Chez et
Müller et Genet, cette réorganisation a lieu « en dehors » de la scène – les personnages sont
encore en train de jouer leurs rôles, soit comme organisateurs d’une révolte d’esclaves (mais
leur mission sera impossible à réaliser) loin de la patrie soit comme visiteurs d’une « maison
d’illusion » qui ouvrira ses portes seulement à la fin de la pièce vers le monde extérieur.
Genet insiste sur le fait que « le véritable thème de la pièce, c’est l’illusion »2, mais il me
semble en même temps que dans sa pièce ainsi que dans celle de Müller, c’est aussi le
pouvoir qui joue un très grand rôle. Personne ne veut perdre sa face devant l’autrui et surtout
pas devant soi-même.
1 Clauß in : Müller, Germania Tod in Berlin, Der Auftrag, Ernst Klett Verlag, Stuttgart, 1989, p. 80
(mise en relief par moi)
2 Genet cit. in : BAL, p. 181
Plan
INTRODUCTION
I. Perversion de l’amour
1. L’amour corporel
2. Sado-masochisme
II. L’amour comme jeu de pouvoir
1. L’amour familial
2. La femme aimée contre la femme désirée
3. L’obéissance servile
III. L’amour et la révolution
1. « L’amour sacré de la Patrie »
2. La passion pour le pouvoir
CONCLUSION
Bibliographie
INTRODUCTION
Roland Clauß constate à propos des pièces de Heiner Müller qu’ils traitent « existentielle Konflikte des gesellschaftlichen Subjekts in der zerreißenden Spannung von dauernder geschichtlicher Unterdrückung und doch vitalem unzerstörbaren Verlangen nach Glück und Selbstverwirklichung in der Gesellschaft »1. Les figures crées par Heiner Müller cherchent malgré tout à trouver leur bonheur et s’assumer dans la société telle qu’elle est. Un bonheur privé et en même temps social serait celui de l’amour.
Chez Jean Genet, « il y a du monde au balcon », plutôt dans le Grand Balcon bien sûr, un bordel de luxe qui est le lieu principal de la pièce BAL qui date de 1956. Un bordel, c’est une maison close principalement fréquentée par des hommes pour passer quelques heures de bonheur avec des femmes qui font ce que les hommes désirent. Et dans la pièce AUF de Müller qui date de 1979, il y a même une figure féminine qui s’appelle ErsteLiebe. Le thème de l’amour est alors présent dans ces pièces de révolution/de révolte - cependant, il ne s’agit pas des pièces qui racontent des histoires d’amour. En plus, ces œuvres sont compliquées, leur langage est difficile à déchiffrer ce qui nous amène à la pensée qu’ici, l’amour veut représenter plus que le simple fait de décrire un sentiment entre deux personnes.
Les deux ouvrages parlent d’une société qui est en train de se vouloir réorganiser, c’est-à-dire que les pouvoirs doivent s’installer d’une nouvelle façon et, en conséquence, il y aura quelques-uns qui augmenteront leur influence et d’autres qui en perdront. Chez et Müller et Genet, cette réorganisation a lieu « en dehors » de la scène - les personnages sont encore en train de jouer leurs rôles, soit comme organisateurs d’une révolte d’esclaves (mais leur mission sera impossible à réaliser) loin de la patrie soit comme visiteurs d’une « maison d’illusion » qui ouvrira ses portes seulement à la fin de la pièce vers le monde extérieur. Genet insiste sur le fait que « le véritable thème de la pièce, c’est l’illusion »2, mais il me semble en même temps que dans sa pièce ainsi que dans celle de Müller, c’est aussi le pouvoir qui joue un très grand rôle. Personne ne veut perdre sa face devant l’autrui et surtout pas devant soi-même.
Et ce n’est pas par hasard que BAL joue dans un bordel et qu’un personnage dans AUF s’appelle ErsteLiebe. Pendant la première lecture déjà, on se rend compte que ces livres transmettent une forme de perversion de l’amour qui va vers le sado-masochisme et qui met l’accent sur l’amour corporel3 - cet aspect va être la première partie de notre analyse. Après on regardera de plus près l’amour comme jeu de pouvoir avant d’étudier le rapport de l’amour avec la révolution.
I. Perversion de l’amour
La forte mise en scène des corps dans les deux pièces met l’accent sur l’amour corporel. Comme les figures dans les œuvres jouent un rôle qui se manifeste par l’utilisation d’un langage corporel et un jeu de masquage et démasquage4, les deux auteurs utilisent le thème de l’amour pour renforcer l’aspect d’illusion. L’amour qui est vidé de sentiments devient le jeu entre des sujets par excellence. Par le terme « perversion » je ne comprend pas seulement le sado-masochisme qui s’exprime dans les œuvres, mais aussi le fait que l’amour tel qu’il est manifesté dans BAL et AUF est enrichi d’une dimension symbolique, comme par exemple la possibilité d’illustrer le lien entre un esclave et son maître en montrant une scène sado-masochiste et que cette relation peut vite changer.
1. L’amour corporel
Pendant l’acte sexuel d’Antoine avec sa femme placé au début de la pièce AUF, Antoine dit : « DAS IST DIE HIMMELFAHRT FÜR WENIG GELD / IM GITTERWERK DER BRUST SOLANG ES HÄLT / DAS HERZ DER HUND »5. Il exprime ici l’effacement des sentiments qui restent cachés dans le grillage de la poitrine. Un peu plus tard ErsteLiebe dira à Debuisson, le fils et amant prodigue : « GESTERN HABE ICH ANGEFANGEN / DICH ZU TÖTEN MEIN HERZ / JETZT LIEBE ICH / DEINEN LEICHNAM / WENN ICH TOT BIN / WIRD MEIN STAUB NACH DIR SCHREIN. »6 Cette phrase est très ambiguë : soit elle a tué son cœur qui est ainsi devenu un cadavre, incapable de ressentir des sentiments, soit elle a commencé à tuer Debuisson, « son cœur » (ici : nom tendre) ce qu’elle regrettera même quand elle sera morte. Pendant le rencontre entre ErsteLiebe et Debuisson, la femme décrit par un langage enrichi des images cruelles l’esclavage avant d’évoquer « jouissance et tourment [de son] corps »7 pendant et après le temps qu’elle a passé avec Debuisson. Cette scène combine la déception d’une femme amoureuse avec l’exigence d’une vengeance cruelle qui a pour but de gommer les traces de l’amour qui sont encore inscrites dans le corps de l’être aimé : « Mit den Zähnen meiner Hunde will ich aus deinem befleckten Fleisch beißen die Spur meiner Tränen, meinen Schweiß, meine Schreie der Lust. »8
Dans BAL9 Irma dit : « Ce serait la ruine si mes clients échangeaient avec mes filles un sourire amical, un clin d’œil, une bourrade, une boutade. Ce serait une catastrophe plus grande encore que si l’amour s’en mêlait. »10 Cette phrase exprime l’idée que l’amitié est plus fort que l’amour. Chez Irma, dans sa « maison d’illusion », les hommes achètent l’amour représenté comme amour corporel et comme possibilité de devenir celui qu’on n’est pas ; ainsi, ces hommes peuvent entrer dans un monde où il est possible d’exercer le pouvoir sur quelqu’un d’autre ou de montrer leurs faiblesses.
2. Sado-masochisme
On vient de parler d’ErsteLiebe qui exige d’une façon sadique la vengeance pour ses tourments après que Debuisson l’a quittée pour la révolution. Ayant des désirs masochistes, « ... [versetzt] sich das passive Ich phantastisch in seine frühere Stelle, die jetzt dem fremden Subjekt überlassen ist »11 ; la pulsion d ’ emprise recule devant le désir d’être soumis à quelqu’un d’autre. Est-ce par hasard que, en décrivant le sado-masochisme, le langage psychanalyste ressemble aux termes qui pourront désigner les pouvoirs dans une société ?
Dans BAL, le deuxième et quatrième tableau illustrent des scénarios sado-masochistes dont le deuxième tableau commence par un élément sexuel de soumission : Le Juge doit lécher les pieds de la Voleuse - ce qui est d’ailleurs exercé par un esclave dans AUF12 - , l’instance qui devrait normalement punir une voleuse prend une position la plus indigne. Mais l’hiérarchie va vite changer : « La Voleuse (cette dame d é crite plus haut) change d ’ attitude et, de dominatrice, devient humble. »13 Dans la suite on assistera à une des scènes des « cérémonies graves »14 pour lesquelles le bordel de luxe de Madame Irma est connu dans « le monde entier »15. Ce petit jeu montre la dépendance de l’un de l’autre sans laquelle une situation qui est caractérisée par la division du pouvoir n’existerait pas. Seul le costume, donc la présentation d’une fonction ne suffit pas :
« LE JUGE [ aux Bourreau et Voleuse ] : Ah le joli trio que nous formons ! (À la Voleuse.) Mais toi, tu as un privilège sur lui, sur moi aussi d’ailleurs, celui de l’antériorité. Mon être de juge est une émanation de ton être voleuse. Il suffirait que tu refuses... [...] Dis, mon petit, mon amour, tu ne refuseras pas ?
LA VOLEUSE, coquette: Qui sait ? »16
Par peur de perdre son influence, le Juge léchera de nouveau les souliers de la voleuse à la fin du deuxième tableau.
Cette scène a bien montré que le sado-masochisme exprime symboliquement la dépendance des pouvoirs dans une société ainsi que la faiblesse de cette construction. Ce que les figures ne peuvent pas vivre dans le monde en dehors du Grand Balcon, ils le mettent en scène d’autant plus passionnément, car en toute liberté dans cet espace close. Dans AUF, la perversion de l’amour qui peut mener jusqu’aux tendances sado-masochistes est exposée par la relation esclave-maître (et cela se trouve également dans les jeux sado-masochistes).
II. L’amour comme jeu de pouvoir
Un aspect qu’on a déjà évoqué dans la première partie est l’amour comme jeu de pouvoir. Même Irma et le Chef de la Police, Chantal et Roger, ErsteLiebe et Debuisson, Vater et Mutter n’échappent pas à la difficulté d’installer une relation égalitaire qui est marquée par ce qu’on appelle le vrai amour plein de respect.
1. L’amour familial
La scène du fils prodigue dans AUF évoque d’une façon pathologique l’amour familial : « Heim zu Papa mit der wurmstichigen Hirnschale. Heim zu Mama mit ihrem Geruch von verfaulten Blumen. »17 Un jour, même le fils prodigue veut rentrer dans le bercail, comme également les esclaves libérés ce qu’ErsteLiebe sait commenter par : « Das ist der Mensch : seine erste Heimat ist die Mutter, ein Gefängnis. »18 L’homme sera toujours sous l’influence de quelqu’un d’autre et c’est ce qu’il cherchera même - inutile alors de proclamer et chercher la liberté.
La fraternité, est le terme qui - avec liberté et égalité - désigne l’esprit familial pendant la Révolution en incluant l’idée qu’on est tous dans le même bateau en participant à une révolution ou révolte: « GALLOUDECDANTON [ à SASPORTASROBESPIERRE ] : [...] Hab ich dir nicht gesagt : Du bist der nächste. [...] Das ist die Brüderlichkeit. »19 Et après le changement du régime dans la patrie, c’est-à-dire au moment où la mission devient inutile à réaliser, Debuisson dira : « Dein Tod heißt Freiheit, Sasportas, dein Tod heißt Brüderlichkeit, Galloudec, mein Tod heißt Gleichheit »20. Les valeurs positives qu’implique l’amour familial deviennent un danger.
[...]
1 Clauß in : Müller, Germania Tod in Berlin, Der Auftrag, Ernst Klett Verlag, Stuttgart, 1989, p. 80 (mise en relief par moi)
2 Genet cit. in : BAL, p. 181
3 N’oublions pas ici qu’il s’agit des pièces de théâtre que sont faites pour être vues. Décor, l’énonciation, l’interaction etc. renforcent sûrement l’aspect corporel.
4 Pour donner quelques exemples : cf. AUF, masquage et démasquage d’ErsteLiebe, p.57ss. ; cf. BAL, p. 23ss.
5 AUF, p. 52
6 AUF, p. 58
7 Cf. AUF, p. 52 : « Ich bin der Engel der Verzweiflung. Mit meinen Händen teile ich den Rausch aus, die Betäubung, das Vergessen, Lust und Qual der Leiber. » (mise en relief par moi.) Tout le long de la pièce, des expressions exprimées pendant l’acte sexuel d’Antoine et Frau seront reprises ce qui donnerait un sujet très intéressant pour une autre analyse plus longue du livre. En plus, j’aimerais bien mettre en relief qu’ un chien est évoqué plusieurs fois : un élément qui combine ici en soi entre outre le sexe, la blessure, l’angoisse et qui vaut également d’une analyse plus précise.
8 AUF, p. 58
9 Comme il est évident que le bordel est le lieu de l’amour corporel, c’est-à-dire la sexualité, je ne vais pas prouver par des citations du texte que c’est principalement cet amour qui est représenté dans l’œuvre.
10 BAL, p. 72
11 Freud, cit. in : Laplanche/Pontalis, p. 449 (Déf. du terme « Sado-masochisme »)
12 AUF, p. 55s.
13 BAL, p. 31
14 BAL, p. 56
15 Cf. énonciation d’Irma in : BAL, p. 62
16 BAL, p. 38
17 AUF, p. 56. On a de nouveau un exemple pour le langage extrêmement sexualisé qui joue en plus avec les clichés masculin-féminin, c’est-à-dire l’intelligence (crâne) contre la nature (fleurs). Comme ErsteLiebe parle plus tard de « la première patrie, la mère », c’est-à-dire l’utérus, la senteur de fleurs en décomposition décrit sans doute le vagin (cf. également le terme « dé flora tion ») qui n’est plus « utilisable » pour mettre au monde un nouvel être humain. Est-ce la fin d’une société, d’une patrie dont les origines intellectuelles, culturelles et créatrices sont enfermées dans l’armoire cependant ouverte ? Ou est-ce une allusion à risquer une nouvelle idée, un nouveau régime ?
18 AUF, p. 57
19 AUF, p. 69 (mise en relief par moi)
20 AUF, p. 71
- Quote paper
- Elisabeth Hecht (Author), 2003, Liebe in MÜLLERs Der Autrag und GENETs Le Balcon, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/26375