Les métaphores théâtrales sont souvent utilisées pour décrire la médiation familiale, et en particulier la métaphore de la « scène ». Ce travail se propose de prendre cette image à la lettre et d’en questionner la pertinence. De quelle « scène » s’agit-il en médiation familiale? Qu’est-ce qui s’y joue ? Comment ? La recherche se décline en trois parties, autour des notions de scénographie, de règles et rituels d’interaction (le protocole) et de dramaturgie (le processus). Une conclusion questionnera l’utilité de cette « grille de lecture » et tentera de mettre en perspective la « scène » de la médiation familiale avec d’ « autres scènes » de régulation des conflits.
INTRODUCTION
I. LE DISPOSITIF SCÉNIQUE DE LA MÉDIATION FAMILIALE
I.1. UNE SCÉNOGRAPHIE SPÉCIFIQUE
I.1.1. Un « décor » fonctionnel
I.1.2. Un ordonnancement symbolique
I.2. UN CADRE SPATIO-TEMPOREL : « Ici et maintenant »
I.2.1. Scène et hors-scène : « Ici« »
I.2.1.1. Un cadre spatial ancré dans le réel
I.2.1.2. Un espace intermédiaire
I.2.1.3. Un cadre spatial symbolique
I.2.2. Scène et hors scène : « «et maintenant »
I.2.2.1. Un cadre temporel ancré dans le réel
I.2.2.2. Un temps intermédiaire
I.2.2.3. Un cadre temporel symbolique
I.3. UN DISPOSITIF DE COMMUNICATION
I.3.1. Un « espace du langage »
I.3.2. Les « protagonistes »
II. UNE SCÈNE CADRÉE PAR UN PROTOCOLE : RÈGLES ET RITUELS
II.1. LES RÈGLES (la scène comme espace institué)
II.1.1. Règles structurelles
II.1.1.1. Les « trois unités »
II.1.1.2. Une structure séquentielle
II.1.2. Règles du jeu «
II.2. LES RITUELS (la scène comme espace ritualisé)
II.2.1. Rituel inaugural
II.2.2. Rituel de clôture et de sortie de « scène »
II.2.2. Rituel d’interaction
II.3. FONCTION DES RÈGLES ET DES RITUELS
II.3.1. Garantir un « dispositif de sécurité »
II.3.2. « Libérer la parole »
II.3.3. Faciliter la transition
III. UNE DRAMATURGIE A L’ŒUVRE EN MÉDIATION FAMILIALE : LE PROCESSUS
III.1. LA SCÈNE COMME « CARREFOUR DE FORCES QUI S’AFFRONTENT »
III.1.1. Des rencontres sous tension
III.1.2. La question du décalage
III.1.3. Des forces antagonistes
III.2. LA SCÈNE COMME « ESPACE DE TRAVAIL »
III.2.1. Questions de méthode
III.2.2. Le « travail du passage »
III.2.3. Le médiateur familial est-il un « metteur en scène » ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Introduction
Dans le cursus de formation au diplôme de Médiateur familial, c’est ma familiarité avec le théktre en tant que professeur de lettres qui m’a très tôt incitée à associer la médiation familiale à la dramaturgie du théâtre antique (et à celle du théâtre classique qui en découle).
Son dispositif y est aussi encadré par des règles, comme au théâtre, dans un lieu dont le décor n’est pas choisi au hasard, où des actes vécus ailleurs sont « rapportés » par des protagonistes dans des « séances » qui, comme des « scènes », impliquent que quelque chose se soit passé pendant l’entracte et que ce qui « se joue » dans l’interaction, les mots, les silences, les gestes, puisse faire avancer « l’action » jusqu’à son « dé-nouement ».
D’emblée, l’analogie semblait légitime. En présentant une crise de l’homme en proie à des forces qui le dépassent, en opposant la raison et la passion, la fatalité et le libre arbitre, en mettant en scène le conflit des hommes entre eux et de l’homme avec lui-mrme, la tragédie m’aidait à appréhender ce que j’observais dans le déroulement de ma formation et de mes stages...
En même temps que ma réflexion progressait, il me fallait avancer prudemment et ne pas confondre le mémoire professionnel avec un écrit de type universitaire. Il me fallait éviter la rhétorique des comparaisons et des argumentations arbitraires. Et puis mon hypothèse tenait-elle vraiment la route ? Le doute me reprenait parfois face aux réactions perplexes de mes interlocuteurs. Etait-il pertinent d’associer médiation familiale et tragédie, dès lors que cette dernière se termine presque toujours par la mort ou le sacrifice ? En outre, n’était-il pas périlleux d’associer le lieu public qu’est le théktre (avec ses spectateurs et ses textes de fiction) au huis clos de la médiation familiale qui touche à l’intime de personnes réelles ancrées dans la vraie vie ?
Le hasard m’a alors fait découvrir le livre de Jacqueline Morineau, L’esprit de la médiation1, qui m’a pour ainsi dire autorisée à poursuivre. Archéologue de formation, reconvertie à la médiation, l’auteur me confortait dans l’idée que tout parcours antérieur participait forcément de la construction d’une nouvelle identité, et que les grilles de lecture issues de mon intérêt pour le théâtre étaient plutôt à creuser qu’à écarter d’office.
C’est ainsi que j’ai continué à explorer la notion de scène, même si je voyais à quel point ce terme avait pu s’appauvrir - jusqu’à devenir un cliché. Ne parle-t-on pas - sans référence au théâtre - de scènes privée, publique, médiatique, internationale ? Je voyais bien aussi que lorsque la richesse connotative resurgissait, au cours de notre formation par exemple, à propos de la scène judiciaire, ou encore à propos de l’« Autre scène » par laquelle Freud désigne l’inconscient, c’était pour aussitôt nous inviter à nous en démarquer : la « scène » de la médiation familiale ne saurait pas plus se confondre (nous rappelaient régulièrement et à juste titre nos formateurs) avec le protocole et les rituels particuliers2 de la scène judiciaire qu’avec le dispositif et la visée de la scène thérapeutique, dont il était évident (mais chacun tâtonnait encore pour bien assimiler cette distinction) qu’il ne fallait pas les amalgamer«
De quoi pouvait-il donc bien s’agir lorsque le mot scène était utilisé en médiation familiale ?
Très vite, il m’apparut, à travers mes observations, mes entretiens et mes lectures, que le lieu de la médiation familiale se présentait clairement comme un espace scénique à la fois réel (la salle de médiation) et symbolique (on peut le qualifier de « transitionnel », d’« aire de jeu » au sens de Winnicott3 ).
Les médiations que j’ai eu l’occasion d’observer ou de pratiquer par la suite m’ont permis de mieux voir à quel point cet espace « réel » et « potentiel » pouvait offrir à des personnes en crise, dans le cadre d’un dispositif qui n’est pas sans rapport avec une « dramaturgie » (j’y reviendrai), et grâce à des modes d’interaction spécifiques, la possibilité d’envisager un changement, de dépasser un conflit, de résoudre une crise, bref la possibilité d’un « jeu », au double sens du mot - théâtral et mécanique -, comme lorsqu’on parle du « jeu » dans un rouage«
Souhaitant aller plus loin dans cette recherche, un titre - « La Médiation familiale : une autre scène ?» - s’est rapidement imposé. Titre dans lequel l’article indéfini « une » suggère la spécificité de la médiation familiale par rapport aux « autres scènes » existantes, comme précisément la scène judiciaire ou thérapeutique« Mais de quelle scène particulière s’agit-il ? « Autre » en quoi ?
« Autre » que quoi ?
A filer la métaphore théâtrale impliquée par le terme, on en vient à se demander si le médiateur familial ne serait pas une sorte de « metteur en scène », les personnes, des « acteurs », et, dans ce cas, il me faudrait aller plus loin : de quelle « action » s’agirait-il ? La médiation familiale m’apparaissait de plus en plus comme mettant en acte un certain nombre de questions traitées dans le théâtre, des problématiques universelles concernant la famille, la filiation, la transmission, la fatalité, le sacrifice, l’amour, le sentiment d’abandon, la mort«
Une question a finalement guidé l’ensemble de ce travail : l’analogie avec la scène théâtrale est-elle pertinente sur le plan théorique ? Mais surtout, est-elle féconde ? Eclaire-t-elle quelque chose de ce qu’est la médiation familiale ? M’apporte-t-elle des éléments utiles dans ma propre approche de la pratique ?
Ainsi en suis-je venue à formuler trois hypothèses, reliées entre elles, renvoyant chacune à cette analogie dont j’espère pouvoir démontrer l’efficacité :
- La médiation familiale est un dispositif caractérisé par une scénographie à la fois réelle et symbolique, définissant un cadre.
- Ce dispositif scénographique est régi par des règles et des rituels d’interaction, dont certains sont comparables à ceux du théâtre, qui complètent et renforcent ce cadre par ce qu’on pourrait appeler un protocole4.
- Ce protocole encadré par des règles permet la mise en œuvre d’une dramaturgie qui active un processus visant à favoriser un dénouement.
Ces trois éléments présents dans la médiation familiale (dispositif, cadre et processus) - qui ont pour équivalents théâtraux la scénographie, les règles et la dramaturgie -, définiraient ce qu’est une scène dont la visée serait, dans le théâtre comme dans la médiation, la tentative de résolution d’une crise.
Abordées successivement, ces trois hypothèses vont constituer l’agencement de mes trois parties.
En conclusion je poserai bien entendu la question du profit de cette analogie. Le bénéfice aura-t-il valu le détour ? Enfin, il me faudra revenir sur le mot autre dans « une autre scène », cerner par rapport à quoi la médiation familiale est autre, et aussi pourquoi la médiation à huis clos a remplacé le processus qui, pour dénouer les drames familiaux, se donnait à voir sur la scène de l’amphithéktre grec«
Tout au long de la rédaction de ce mémoire, ma méthodologie a consisté à m’appuyer sur les quatre piliers de la formation théorique que sont la sociologie, le droit, la psychologie et la médiation familiale, ainsi que sur des lectures pluridisciplinaires en rapport avec mon propos.
En outre, ayant eu assez tôt l’idée de mon sujet, j’ai élaboré pendant plusieurs mois un recueil de données fondées également sur les situations rencontrées pendant mes trois stages, et les entretiens que j’ai pu avoir avec mes tuteurs et avec les cinq praticiens que je suis allée interviewer autour de questions précises concernant ma problématique.
J’ai pu ainsi comparer des approches, expérimenter des méthodes, et réfléchir à ma pratique«
I. LE DISPOSITIF SCÉNIQUE DE LA MÉDIATION FAMILIALE
Retour à ma première hypothèse :
- La médiation familiale est un dispositif caractérisé par une scénographie à la fois réelle et symbolique, définissant un cadre.
Avant de mettre cette hypothèse à l’épreuve, voici une anecdote significative :
nne L., médiatrice familiale titulaire du DEMF, a été recrutée dans le Bureau d’aide aux familles (BAF) de la ville de R. pour créer un service de médiation familiale. Une pièce est mise ă sa disƉosition Ɖour qu’elle en fasse une salle de travail ă sa convenance.
La liberté rend parfois hésitant ͙
Certes nne a Ɖu voir au cours de sa Ɖratique d’autres lieux destinés ă la médiation familiale, et elle va s’en insƉirer. De même qu’un médecin équiƉera son cabinet avec le mobilier d’usage, un bureau et deux fauteuils Ɖour recevoir ses Ɖatients, un lit et un paravent pour les examiner, un lavabo pour se laver les mains, de même Anne envisage l’équiƉement minimal d’une salle de médiation familiale : ă ce stade, on Ɖeut Ɖarler d’un usage fonctionnel de l’aménagement .
Qu’est-ce qui est « fonctionnel ͩ en médiation familiale? Quel est l’équiƉement « basique » ? Il faut bien entendu pouvoir s’asseoir ! Mais c’est ici que les comƉlications commencent, le choix du mobilier n’étant Ɖas anodin. Tabourets, chaises, ou fauteuils? Et qu’en sera-t-il du choix de la matière ? Bois, cuir, rotin, skaï ? Et la couleur ? Bien sûr cela dépend du budget, se dit-elle, mais pas seulement...
Et comment disposer ces meubles ? Au sujet des fauteuils, les souvenirs visuels d’ nne ne sont Ɖas très variés͙ Elle trouve même quelque chose de convenu, de stéréotyƉé dans cet aménagement. Rien ne l’oblige ă s’y tenir. Thèmes et variations : il y a toujours un divan dans le cabinet d’un Ɖsychanalyste, mais tout est Ɖermis, du lit une Ɖlace reconverti en canapé au fauteuil relax en cuir dernier cri, ou rétro, au prix mirobolant ; c’est que les objets en disent Ɖlus long qu’on ne croit ! Anne repense au livre du sociologue
J. Baudrillard, Système des objets5, qui lui avait fait comprendre à quel point les objets qui nous environnent (le mobilier en fait partie) constituent, par delà leur utilité relative, un ensemble de signes par lequel nous produisons des messages͙
Ce bref récit m’aide à entreprendre ma réflexion avec deux questions : peut- on envisager le lieu d’exercice de la médiation familiale comme un dispositif, (dans son sens étymologique de répartition dans un espace), où chaque objet, outre sa place, aurait une fonction et un sens implicite, un sens qui ne serait pas qu’utilitaire ou décoratif ? Et dans cette optique, quel sens prendrait la comparaison avec la scène théâtrale?
I.1. UNE SCÉNOGRAPHIE SPÉCIFIQUE
I.1.1 Un « décor » fonctionnel Plantons le décor :
Une salle de médiation familiale, c’est d’abord un espace bien réel entouré de quatre murs, avec une porte et une fenêtre, aménagé avec des meubles et des objets qui en constituent le décor habituel dont Annie Babu rappelle l’utilité : « En général, il se compose de trois sièges(«) et d’un tableau de papier. Une petite table basse peut rtre ajoutée («) pour poser les divers documents utiles en médiation (feuilles de budget par exemple)6 ».
Cette liste n’est pas exhaustive et je peux la compléter par quelques objets aperçus dans les différents lieux où j’ai pratiqué la médiation familiale : des prospectus, une boîte de mouchoirs jetables, un calendrier, une pendule, une cafetière«
La fonction utilitaire de ces objets est facile à définir : les sièges servent à s’asseoir, le tableau à écrire, le calendrier à planifier«
Mais en quoi peut-on dire de cet aménagement qu’il est un dispositif, comme je le suggère dans mon hypothèse ? Qu’est-ce qu’un « dispositif », par rapport à un simple « décor » ou à un aménagement fonctionnel ?
I.1.2. Un ordonnancement symbolique
On peut supposer qu’un dispositif « fonctionne » lorsqu’il y a mise en place, disposition, « ordonnancement7 ».
Or précisément, j’ai pu observer - et vérifier en parlant avec mes tuteurs de stage - que l’ordonnancement de ces éléments du décor n’est jamais le fait du hasard ou d’une intention purement décorative.
Selon Annie Bonneau, psychologue, et Emmanuelle Thiberge, sociologue et linguiste, « l'aménagement du lieu vient également codifier implicitement l'espace de médiation. Comment sont disposées les chaises, qui les dispose, à quel moment, y a-t-il latitude à en modifier la configuration... autant de détails d'ordre symbolique qui participent à la scénographie8 ». Nous retrouvons ici la réflexion d’Anne L. sur l’aménagement d’une pièce comme un ensemble de signes qui émettent des messages, autant dire comme un ensemble symbolique.
Comme au théktre, l’espace de la médiation familiale renverrait donc à la mise en place, pour reprendre le mot d’Annie Babu, d’une scénographie symbolique.
De quoi s’agit-il dans le théâtre ? Le fameux distique, « Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose/ Observe exactement la loi que je t'impose9 », nécessitera de disposer sur la scène un siège (dont la fonction apparente sera utilitaire et respectera l’indication scénique présente dans le texte de Corneille). Mais s’il se souvient que les personnages de la tragédie ne s’assoient jamais (éventuellement ils s’écroulent «), le metteur en scène tiendra compte de la valeur essentiellement symbolique de ce siège. En demandant à Cinna de s’asseoir, Auguste ne veut-il pas surtout montrer qu’il mène la partie, domine le comploteur et garde le pouvoir ?
Rien dans un décor n’est donc anodin, ni purement décoratif (en ce sens le « décor » porte mal son nom !). L’aménagement de la salle de médiation familiale contribue, elle aussi, à créer un dispositif scénique dont la dimension symbolique est comparable à celle du théâtre. Ainsi Jacques Salzer et ses co-auteurs, dans le livre Méthode de médiation10, explique à son tour, schémas à l’appui, que la présence ou l’absence de table, la distance entre les fauteuils, bref le dispositif de cet espace est significatif11.
Au cours de mes expériences, il m’est arrivé de lister les informations émises par l’ensemble des signes présents dans la salle de médiation familiale, ceux dont tous les médiateurs s’accordent à reconnaître l’importance, et dont certains théoriciens explicitent la résonance symbolique :
- Les trois sièges (si possible identiques et placés à équidistance) ont bien une valeur signifiante : « Les deux parents sont à la même distance du médiateur pour dire qu’il est là pour l’un comme pour l’autre dans un souci d’impartialité maximale » dit Annie Babu. Et si le médiateur12 n’a pas une place déterminée, c’est pour signifier qu’ « il n’est pas celui qui sait ou qui va donner des conseils13 ».
- Le dispositif signifie par chaque détail que la salle de médiation se propose comme un lieu d’échange et de parole, une parole dont le mobilier cherche parfois à déterminer la tonalité : « Confortablement installé dans un fauteuil, n’est-il pas plus difficile d’élever le ton que sur une chaise, et a fortiori debout14 ?» dit Jacques Salzer, qui évoque une « configuration de salon » plutôt que de « salle de réunion ».
Philip Milburn va dans le mrme sens en parlant d’un dispositif « “familier’‘, dans la mesure où il tente de reconstituer une atmosphère de familiarité (voire familiale)15 ».
La plupart des médiateurs familiaux avec lesquels il m’a été donné de travailler choisissent ainsi d’éviter d’interposer une table entre les personnes. Elle évoquerait, toujours selon Jacques Salzer, un dispositif de conciliation plutôt que de médiation.
Thomas Fiutak explique lui aussi son choix de se passer de table dans l’espace de médiation, car elle serait « une béquille qui permet(trait) de cacher en grande partie son corps à l’autre16 ».
- La porte fermée rappelle la confidentialité inhérente au dispositif, nous y reviendrons.
- Le tableau de papier vierge qui appelle à être rempli suggère la possibilité d’une écriture objective et/ou créative : « Le médiateur entre dans l’arène avec un tableau vierge et tous les outils et connaissances avec lesquels peindre la situation. Il crée l’espace pour que les parties utilisent ces outils et peignent ellesmêmes leur nouvelle réalité17 ».
- La chaise restée vide signifie la présence (virtuelle) d’un absent.
- La pendule a plus qu’une valeur fonctionnelle : tout en signifiant l’importance d’un cadre temporel qui sécurise (le médiateur dira par exemple « il nous reste une vingtaine de minutes ») elle suggère par sa seule existence que la séance a un début et une fin définis à l’avance et vérifiables.
- De même le calendrier, utile pour la répartition des responsabilités parentales et la question des dates (de l’hébergement de l’enfant par exemple), signifie aussi, lorsqu’il s’agit d’envisager un prochain rendez-vous, l’importance de se donner du temps en médiation.
- La boite de mouchoirs elle-même ne signifie-t-elle pas d’office que les personnes peuvent laisser libre cours à leurs émotions ? Elle connote d’emblée l’idée d’une empathie.
En outre, il va de soi qu’avant chaque « lever de rideau », le médiateur familial prend le temps de vérifier la scénographie« Il remettra les sièges en place lorsque les distances auront été bousculées, aérera la pièce, jettera les mouchoirs usagés, arrachera si besoin les feuilles du tableau de papier, bref il effectuera, à la manière du régisseur au théâtre, le réaménagement du décor entre deux scènes, deux actes, deux représentations«
Je suis allée chercher dans mes fiches de lecture quelques évocations de cette démarche : « Il est utile que le médiateur arrive avant les parties dans l’espace où se déroulera la médiation afin de vérifier que sa configuration est la plus propice à des échanges fructueux18 » écrit Jacques Salzer. Et Thomas Fiutak évoque à son tour la « préparation de la scène » et précise : « Le médiateur («) vérifie la lumière et la luminosité de la salle, qu’il arrange pour faciliter le succès de la médiation19 ». Parfois, il faut rajouter des chaises. Ou bien, lorsqu’il s’agit d’une nouvelle séance avec des personnes déjà rencontrées, il convient d’afficher sur les murs les feuilles des séances précédentes qui, selon les mots de Thierry Bisleau, « campent le décor d'une séance à l'autre20 ». Ces feuilles, j’en ai souvent fait moi- mrme l’expérience, symbolisent l’idée d’une préservation de la mémoire, et renvoient à la continuité dont le médiateur se montre le garant.
C’est ainsi que Thomas Fiutak évoque les préparatifs de ce qu’il appelle « l’entrée dans l’arène », dont il souligne la double dimension matérielle et symbolique (qu’il désigne par les termes physique et psychologique), et utilise lui aussi la notion de scène pour qualifier ce qu’il lui faut créer : « Le but de cette transition est de créer la scène, espace physique et psychologique pour les protagonistes et le médiateur21 ».
Ces premières remarques semblent de nature à valider ma première hypothèse : la salle de médiation familiale offre bien un dispositif à la fois fonctionnel et symbolique, comparable au « décor » théâtral.
I.2. UN CADRE SPATIO-TEMPOREL: « Ici et maintenant… »
Mais l’usage des mots « décor » et « dispositif » suffit-il à justifier l’emploi du mot « scène » que plusieurs auteurs utilisent spontanément à propos de la médiation familiale ?
La triple définition du mot « scène » que propose le dictionnaire permet de rappeler trois éléments importants qui trouvent un écho dans mon expérience de la médiation familiale : l’espace (la scène comme lieu de représentation, cadrée dans un temps et un espace spécifiques), le temps (le découpage d’une pièce en scènes et en actes) et la parole (la « discussion animée entre deux membres d’un couple qui tourne vite à la scène de ménage« »).
Reprenons chacun de ces éléments.
I.2.1. La dimension spatiale. Scène et hors-scène: le « ici… »
Une fois la scénographie vérifiée, l’espace de la médiation peut s’ouvrir. Une médiatrice familiale que j’interroge à ce sujet file cette métaphore, que l’on retrouve souvent dans les ouvrages théoriques : « Les acteurs entrent en scène ; la porte se ferme, je propose à Mr X. et Mme Y. de prendre place, la première séance va pouvoir commencer« ».
A dire vrai, cette notion de scénographie n’a encore rien d’original : tout lieu professionnel n’est-il pas une scène à sa manière ? D’une façon générale, pour reprendre les analyses du sociologue Erving Goffman22, tous les espaces privés ou publics peuvent s’appréhender comme des « scènes »« Le cabinet du médecin, la salle de tribunal, la salle à manger de chaque domicile sont, nous l’avons vu, chacun à sa façon, avec leur aménagement codifié et émetteur de signes, des dispositifs scéniques !
Qu’a donc de spécifique, mis à part l’aménagement évoqué plus haut, cette pièce dédiée à la médiation familiale, et dont Mr X. et Mme Y. viennent de franchir le seuil ?
I.2.1.1. Un cadre spatial ancré dans un réel plus vaste
« Ils ont poussé la porte du service, c’est déjà un grand pas », ai-je souvent entendu dire. La salle de médiation est une pièce réelle, matérialisée non seulement par une porte et un aménagement particulier, mais aussi (et surtout) par sa situation dans un ensemble plus vaste, un service, une association, un cabinet libéral, dans un quartier, dans une ville«Sans parler des différentes institutions (CAF, Instances judiciaires, Ministères) qui offrent leur financement et impliquent des démarches spécifiques « Tels des cercles concentriques, les contextes s’emboîtent les uns dans les autres pour déterminer un cadre spatial. « Le choix de la scène où va se dérouler la médiation dans l’espace urbain n’est pas exempt d’implications23 », dit Philip Milburn dans son chapitre « Scénographie de la médiation ».
J’ai ainsi pu souvent observer (et je trouve important de ne pas l’oublier) que le médiateur familial prend soin d’ancrer la communication avec les personnes dans un cadre défini. Il précise la situation à la fois topographique et institutionnelle du lieu de la médiation : « Vous êtes ici dans un service qui dépend de la Mairie de XXXX, situé à XXXXXXXX. Trois types de prestations indépendantes les unes des autres y sont proposées, la consultation conjugale, la médiation familiale et l’espace-accueil-famille etc. ». Il s’agit d’un exemple parmi d’autres du type d’annonces que j’ai pu noter au cours de mes stages. Spécifier ce lieu est aussi important qu’interroger la demande, et bien souvent le médiateur familial, à la question « qui êtes-vous ? » préfère « qu’est-ce qui vous amène ici ? »
C’est que le cadre n’est pas sans lien avec ce qui peut s’y produire. L’influence de la situation d’énonciation sur l’énoncé que les linguistes ont établie depuis longtemps se retrouve là aussi : le mrme message n’aura pas le mrme sens selon qu’il est prononcé ici ou là, dans telle ou telle situation ! Du reste, ce ne seront pas les mêmes paroles qui seront prononcées ici et là. Lorsqu’il s’agit d’une médiation judiciaire, par exemple, il importe de l’organiser à l’écart du tribunal : « Cette localisation peut avoir une importance dans la mesure où il s’agit d’une médiation familiale à caractère pénal : elle situe la médiation sur un plan spatial et symbolique24, hors de l’espace judiciaire25 ».
I.2.1.2. Un cadre spatial intermédiaire
Le lieu de la médiation est en effet un lieu à part, qui se veut le plus neutre possible (c’est-à-dire, comme le signifie l’étymologie ne-uter, « ni à l’un, ni à l’autre »), un lieu au milieu, comme son nom l’indique, un espace intermédiaire, « transitionnel26 », un entre-deux, un sas, un no man’s land, pour reprendre les métaphores les plus souvent utilisées par les médiateurs ou les théoriciens de la médiation. Un lieu où les personnes vont se rencontrer et essayer de communiquer entre elles, aidées en cela par la présence d’un tiers médiateur, afin que cette scène devienne terrain d’entente plutôt que champ de bataille, pour rester ici dans des connotations spatiales.
I.2.1.3. Un cadre spatial symbolique
Ces premières remarques permettent de souligner la dimension symbolique de cet espace en lui-même, et non plus seulement du fait de son aménagement. Dans cette perspective aussi, ce lieu est bien une scène où sont convoqués d’autres espaces, des « hors-scène ». Les « coulisses » en effet ne désignent pas seulement les couloirs et recoins, toilettes ou salle d’attente, situés juste derrière la porte, mais tous les lieux autres qui seront évoqués dans cet espace circonscrit, cadré (parce qu’encadré) : lieu(x) de résidence (communs, séparés, voire alternés), école, Palais de Justice, maison de retraite, « espaces de rencontre », pays d’origine, ou, plus abstraits encore, l’enfance, une nouvelle maison, la chambre conjugale, des espaces rrvés« Ainsi Frédérique Lerbet-Sereni, intervenante en sciences de l'éducation, voit dans l'espace de la médiation « un lieu “à part’’, et pourtant perpétuellement traversé par les ailleurs de chacun, nourri même de ces ailleurs27 ».
Ce lieu à part renvoie bien à l’espace intermédiaire qu’est la scène du théktre comme « lieu de passage » (salle commune d’une maison bourgeoise, place publique ou carrefour28 encadrés de façades dans la comédie ; antichambre de palais dans la tragédie) ; le théâtre propose des dispositifs où s’exposent conflits et crises, mariages forcés29, amours impossibles et maudites« Comme le dit Roland Barthes à propos du lieu scénique dans le théâtre de Racine: « L’Anti-chambre (la scène proprement dite) est un milieu de transmission («). Entre le Monde, lieu de l’action, et la Chambre, lieu du silence, l’Anti-chambre est l’espace du langage30 ».
Le terme « lieu de passage » est du reste à entendre à la fois au sens propre, comme une place sur laquelle s’ouvrent ou se ferment les portes des maisons ou des palais, sur laquelle « évoluent » (nous reviendrons par la suite sur la polysémie de ce verbe) et dialoguent des personnages ; et au sens figuré, comme un lieu initiatique permettant le passage, c’est-à-dire littéralement la sortie d’une im-passe et la possibilité d’un changement«
La salle où se met en œuvre la médiation familiale est, comme le carrefour31 de la scène comique, comme l’antichambre de la scène tragique, « à la croisée des chemins » : un dispositif aussi fonctionnel que possible pour favoriser la rencontre parfois improbable entre différentes personnes. Mais il symbolise aussi l’idée du choix, de la route à prendre pour résoudre une crise (mot dont l’étymologie renvoie de manière très concrète à l’idée de passer au crible, au tamis, de séparer puis, plus abstraitement, de discerner, choisir). Si la crise est un moment crucial32 qui offre ainsi l’opportunité de faire des choix, la scène est l’espace mis à disposition pour accompagner ce moment de transition.
En ce point de notre réflexion, on peut déjà pressentir l’intérrt de cette comparaison entre l’espace de la médiation familiale et celui de la scène théktrale pour questionner la manière dont le dispositif de la médiation et sa symbolique activent un processus et rendent possibles le changement et le dénouement d’une crise, ce qui fera l’objet de la vérification de mes hypothèses suivantes.
I.2.2. La dimension temporelle, scène et hors scène : « …et maintenant » Mais au préalable, puisque nous avons vu que le mot scène désigne « le lieu d’une représentation, laquelle est cadrée dans un temps spécifique », il me faut,
après avoir questionné la notion d’espace, examiner celle du temps dans son rapport avec la notion de scène. De quel « temps » s’agit-il ?
I.2.2.1. Un temps ancré dans le réel
« Nous avons deux heures devant nous«», « En quelle année vous êtes- vous rencontrés ?«», « L’audience de conciliation est fixée à telle date«», « Décidons d’un prochain rendez-vous«», « A quelle date ?«», « J’ai obtenu de la voir un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaire«», «Il ne respecte jamais les horaires« » sont des phrases récurrentes qui jalonnent les séances. Ce temps dont il est question de façon prégnante est celui de l’horloge et du calendrier, il se mesure en dates et durées, heures, jours, et semaines. C’est une chronologie ou une temporalité ancrées dans le réel pour aborder les problèmes concrets du quotidien : résidence alternée, procédure judiciaire, vacances des enfants, vente d’une maison, rupture brutale«
I.2.2.2. Un temps intermédiaire
Mais le temps de la médiation familiale n’est pas seulement celui qui se mesure, c’est aussi celui, beaucoup moins maîtrisable, que l’on va prendre pour mettre en route et en œuvre un processus. C’est une temporalité spécifique propre à la médiation : « Le temps, c’est aussi de l’espace » nous dit D., médiatrice familiale ; ces deux notions étant très proches, on les relie souvent en une seule expression lorsque l’on parle du « cadre spatio-temporel » de la médiation ; le temps de la médiation, scandé par des dates et des durées, se caractérise aussi, et peut-être surtout, par « ce qui se passe entre » ; il est une temporalité marquée par des espaces intermédiaires qui se déclinent en des formes multiples, selon des rythmes variables : espace entre le début et la fin d’une séance, entre deux séances, entre la première et la dernière séance, entre le hic et nunc de la rencontre, inséré entre le temps d’avant et celui qui suivra, entre le temps sur scène et celui hors scène.
Là aussi la comparaison avec le théktre s’impose : « entre deux actes » (l’entracte), « entre le début et la fin d’un acte », « entre le début et la fin d’une scène », « entre le lever de rideau et le dernier acte » (l’exposition et le dénouement).
[...]
1 D’autres lectures que j’évoquerai plus tard, comme celle des textes du philosophe Jean-Marc Ghitti, m’ont montré l’utilité de cette comparaison avec le théktre antique pour mieux comprendre le dispositif de la médiation familiale.
2 Voir par exemple Garapon A. : L’kne portant des reliques, essai sur le rituel judiciaire, Bayard Centurion, 1985.
3 Winnicott D.W., Jeu et réalité, Gallimard, 1975.
4 Selon le TLF (Trésor de la Langue Française, dictionnaire du CNRS): « Ensemble des règles et des usages à observer dans les cérémonies et dans les relations officielles » ; « Ensemble des formes à observer dans la vie en société »; « Respect des usages dans les cérémonies ». Je pourrais aussi utiliser le mot procédure, dans son sens usuel, non juridique, de « marche à suivre, règles, méthodes pour favoriser un résultat», si je ne craignais pas qu’il prrte à confusion...
5 Baudrillard J., Système des objets, Gallimard, 1968.
6 Babu A. et al., Médiation familiale, regards croisés et perspectives, Erès, 1997, p.71.
7 Bonneau A., Thiberge E., in Médiation familiale, Pratiques et approches théoriques, La médiation ouverte, sous la direction de Denis C., Chronique Sociale, 2010, p.91.
8 Ibid., p.90.
9 Corneille, Cinna, V, 1. Cinna était le chef d’un complot contre Auguste, empereur romain au premier siècle avant J-C. En 1640, Corneille écrivit une tragédie dans laquelle l’empereur prononce ces vers célèbres qui sousentendent « je sais quels sont tes projets mais cela ne se passera pas ainsi ! »
10 Salzer J., Pekar Lempereur A. et Colson A., Méthode de médiation, p.116. L’analyse, qui concerne la médiation généraliste, vaut aussi pour la médiation familiale.
11 Ibid., p.118.
12 Afin d’alléger la rédaction, je m’autorise à écrire médiation ou médiateur : il faut comprendre à chaque fois médiation familiale ou médiateur familial.
13 Babu A. et al., op.cit., p.71.
14 Salzer J., op.cit., p.116.
15 Milburn P., La médiation : expériences et compétences, La Découverte, 2002, p.105.
16 Fiutak T., Le Médiateur dans l’arène, Réflexion sur l’art de la médiation, Erès, 2009, p.78.
17 Ibid., p.180.
18 Salzer J., op.cit., p.116.
19 Fiutak T., Le médiateur dans l’arène, op.cit., p.75.
20 Bisleau T., in Médiation familiale, Pratiques et approches théoriques, op.cit., p. 290.
21 Fiutak T., op.cit., p.38.
22 En particulier Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne, 1973, et Les cadres de l’expérience, 1991, Les Editions de Minuit.
23 Milburn P., op.cit., p.103.
24 Voir ci-dessous I.2.1.3.
25 Denis C., La médiatrice et le conflit dans la famille, Erès, 2007, p.77.
26 Au sens donné par D.W. Winnicott, op.cit.
27 Lerbet-Sereni F., in Médiation familiale, sous la direction de Denis C., op.cit., p.135.
28 Sens propre : « Lieu relativement large (par opposition au simple croisement) où se rencontrent plusieurs routes, chemins ou rues venant de directions contraires (Trésor de la Langue Française).
29 Cf. Molière, Le Mariage forcé (1664).
30 Barthes R., Sur Racine, Editions du Seuil, coll. Points Essais, 1963, p.16.
31 Sens figuré dans le TLF : « Point de rencontre d’éléments divers ou opposés ».
32 Précisons que le mot crucial contient dans son étymologie la métaphore de la croix et renvoie donc aussi à celle du carrefour ou de la croisée des chemins…
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