"Quadri friulani" de Pier Paolo Pasolini. Un paysage en vers et en couleur


Dossier / Travail, 2015

27 Pages


Extrait


Inhalt

Introduction

1) La modernité
1.1 L'époque historique

2) Le frioulan
2.1 Les débuts de Pasolini et les Poesie a Casarsa
2.2 Éloge et promotion du frioulan
2.3 Le paysage de la campagne et du frioulan à l'opposition de la ville et de la ''langue standard''

3) L'art pictural
3.1 Longhi, éveilleur de curiosité et de passion
3.2 Zigaina, dédicataire et ''illustrateur''
3.3 Pasolini, peintre et ''illustrateur'' Conclusion

Bibliographie

Introduction

« Parler une langue,

c'est assumer un monde, une culture. »[1]

(Frantz Fanon)

La question linguistique était l'un des thèmes qui occupait le plus Pier Paolo Pasolini, né en 1922 à Bologne. C'était un personnage controversé, exceptionnel à tous les égards, et aux activités multiples : cinéaste, écrivain, journaliste et poète sont les métiers parmi les plus cités. Cependant, son œuvre picturale n'est guère mentionnée. À l'exemple du poème « Quadri friulani » du recueil Le Ceneri di Gramsci, nous allons nous interroger sur le lien entre langue, paysage et peinture. Comme le suggère la citation du philosophe et écrivain Frantz Fanon, l'apprentissage d'une langue - dans le cas de Pasolini, il s'agit bel et bien d'un apprentissage, et non d'une acquisition du frioulan - ne peut s'opérer que lorsque le sujet accepte qu'elle va de pair avec une histoire et une vision du monde. Le langage qui suppose une communauté est un moyen d'expression d'une antériorité et en même temps une expérience dans le présent.

Ce recueil, publié chez Garzanti en 1957, se compose de onze poèmes tous déjà publiés ailleurs auparavant. « Quadri friulani » précède le poème qui donne le nom à l'œuvre écrite presque entièrement en tercets que l'on peut retracer jusqu'à la Divina Commedia de Dante. Le poème respecte aussi le mètre narratif de la terzina incatenata de manière plus ou moins rigoureuse et souvent, des rimes imparfaites ou des assonances à l'intérieur du vers structurent les strophes dont on pourrait citer la quatrième (« Sordido fango indurito, pesto, e rasento / tuguri recenti e decrepiti, ai limiti / di calde aree erbose » ; le jeu sur les sons [o], [i] et [e] respectivement créent un effet unique sur le plan rythmique). Comme postulé dans la revue Officina, Pasolini souhaitait ne pas rejeter la tradition, mais l'innover, et faire de la poésie une action, se positionner contre l'hermétisme et contre la néo-avant-garde. Les vers sont parfaitement adaptés au caractère discursif des poemetti où l'unité syntaxique n'est pas moins importante que l'unité métrique, ce qui leur confère une fluidité, donnant au lecteur l'impression non seulement de voir, mais de sentir les ondes de la narration qui symbolisent la pensée du je lyrique qui se développe. Le Ceneri di Gramsci a connu un énorme succès et est considéré le chef-d'œuvre de Pasolini grâce auquel il est devenu célèbre. C'est un recueil fondamental pour comprendre la crise idéologique de l'auteur.

Nous proposons un plan en trois parties : après avoir donné un bref aperçu historique des événements principaux de l'époque, nous allons parler de l'urbanisme, l'une des premières images qui apparaît dans les « Quadri friulani », ce qui nous amènera à montrer les opinions et les solutions théoriques et littéraires des écrivains et intellectuels, en nous attardant sur le neosperimentalismo. Dans un deuxième temps, nous voudrions analyser le rôle du frioulan pour l'auteur en général et « Quadri friulani » en particulier en commençant par la rédaction des Poesie a Casarsa. Ensuite, il sera question de l'Academiuta fondée par Pasolini afin de promouvoir le dialecte de sa région. Le poème donnera matière à regarder de près comment la vie à la campagne et ses habitants sont dépeints. La dernière partie de ce travail sera consacrée à la peinture : le hasard et les circonstances seuls ont fait que Pasolini n'est pas devenu peintre comme son ami Giuseppe Zigaina, à qui il a dédié « Quadri friulani » à l'occasion d'une exposition en 1955. Nous allons voir que l'on peut retrouver nombre d'éléments du poème dans les œuvres picturales tant de Zigaina que de Pasolini.

1) La modernité

1.1 L'époque historique

L'année de publication des Ceneri di Gramsci s'inscrit dans un tournant historico-politique crucial pour l'Italie, d'où la pertinence du recueil à son époque. Le politicien Nikita Khrouchtchev révèle et dénonce les crimes commises par Staline, ce qui marque le début de la déstalinisation aux URSS et jette les intellectuels des partis communistes dans une crise profonde. Le PCI connaît une vague de démissions énorme, dont celle d'Italo Calvino en 1957. Qui plus est, l'insurrection de Budapest a causé nombre de morts et a obligé une partie de la population hongroise à s'enfuir lorsque l'armée soviétique a envahi le pays afin de réprimer la révolte par tous les moyens. Pasolini avait déjà été expulsé du PCI en 1949 pour prétendu comportement indécent en public. Il reste à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du parti, le suivant de près et se permettant d'être une voix critique externe.

À partir de la fin des années cinquante, le pays entre dans une nouvelle phase de prospérité. Le miracle économique, toutefois, n'implique pas uniquement des transformations positives, loin s'en faut. La transition d'un pays préindustriel détruit à un pays de plus en plus riche s'opère avec une rapidité extrême. En une seule décennie, le paysage se transforme en conservant les inégalités entre Nord et Sud. La mentalité et les changements ne parviennent pas à évoluer uniformément à cause du caractère soudain de cette période chaotique.

L'uniformisation de l'Italie, qui commence déjà au début des années cinquante, (renforcée encore davantage par les réformes scolaires et par la télévision, envers laquelle Pasolini était assez critique) a aussi un impact énorme sur le paysage linguistique : Pasolini dirait qu'il s'agit bel et bien d'un « genocidio

culturale » [2] car l'italien est désormais une langue réduite à une fonction purement communicative.

Les dernières rédactions de poèmes du recueil coïncident avec le début de la décennie de transition. Le néoréalisme, que l'on voyait comme porteur d'espoir aux antipodes du fascisme bien que de nombreux écrivains - dont Pasolini - aient pris leurs distances, s'apercevant que le rapport entre littérature, histoire et politique est bien plus complexe. Ce moment de crise qu'ils ont connu est déjà un indice de la vision non conciliatrice de l'activité littéraire qui s'inscrit toujours au cœur du conflit.

1.2 Le paysage urbain

L'incipit du poème « Le ceneri di Gramsci » évoque l'« impura aria » et nie le printemps dégénéré. Le paysage symbolique se décompose, tout respire la fin. Ce poème très visuel se rapproche de « Quadri friulani » par l'usage fréquent d'incises, par exemple, qui donnent aux poèmes un caractère discursif, ou par les points de suspension qui allongent le vers en rendant l'atmosphère statique (« una stasi / mortale delle cose »). « Le ceneri di Gramsci » est aussi composé de paradoxes et d'oxymores, traversé par un ton d'inquiétude, voire de finalité : ce sont les références à la mort qui rappellent la crise que toute l'Europe a vécue et est encore en train de vivre à l'époque.

« Quadri friulani » est le sixième poème des Ceneri di Gramsci, d'abord publié sous le titre « I campi del Friuli ». Thématiquement, le poème a une structure cyclique puisqu'il s'ouvre et se clôt par la vision du paysage urbain. Le bruit à briser le tympan de la batteuse, qui rappelle inéluctablement « Il pianto della scavatrice », fait tout vaciller : « assordante / la trebbia scuote col massiccio brivio / tettoie e stalle, in un ringhio osannante, / impastato di luce, di sudore umano, / del puzzo del vecchio e innocente branco / dei cavalli ammassati in un fulgore di rame... ». « Il pianto della scavatrice » montre un je lyrique troublé par la vision d'un ''progrès'' qui, en fait, n'entraîne que la souffrance. Tant Pasolini que Giacomo Leopardi, par exemple, se sont faits critiques de la situation et du prétendu progrès à leur époque. Rapprochement hasardeux qui, pourtant, éclaircit aussi la citation suivante sur Zigaina : « [C]on ostinazione studia, disegna, dipinge ed impara ad esprimere 'quello che gli si muove dentro'. Lo domina un senso di inquietudine esistenziale, un senso di dolore cosmico, universale, un'angoscia interiore dalla quale solo la pittura sembra capace di liberarlo » [3]

Dès la deuxième strophe de « Quadri friulani », des paysages urbain et champêtre sont en opposition. L'atmosphère calme est idyllique du je lyrique qui se promène est également décrite : « asfalti, fanali, / cantieri, mandrie di grattacieli, piene / di sterri e di fabbriche, incrostati / di buio e di miseria... ». Nous voyons une grande ville industrialisée dont les marques - indélébiles, parce que « incrustées » - qu'elle laisse dans le paysage sont impitoyablement énumérées par la figure de l'asyndète (la tendance accumulative étant un possible signe d'oralité).

Au nom de la modernité, on creuse dans la terre afin de construire d'immenses bâtiments sombres et sans âme. Deux paysages entièrement différents l'un de l'autre se rencontrent sans qu'une conjugaison harmonieuse soit possible (« tuguri recenti e decrepiti, ai limiti / di calde aree erbose... »). Le désespoir du je lyrique se voit dans les points de suspension. Les taudis que l'on construit sont tout neufs et ressemblent pourtant déjà à des quartiers délabrés. Le printemps peine à arriver véritablement, il ne s'installe qu'avec difficulté (« odore precoce e stento »). Les feuilles (des sureaux, des peupliers) que décrit le jeu lyrique font plus penser à un jour d'automne, et sont condamnées à mourir bientôt (« spoglie prospettive »).

Le paysage intact et pur n'existe plus ; il est perdu à jamais. La flore et la faune n'ont plus de place dans le monde moderne stérile et pollué, dont le paysage est un camaïeu de gris. Pasolini, lui-même une victime en quelque sorte, déplore la disparition progressive de la paysannerie traditionnelle avec toute sa culture, et celle de l'altérité à l'intérieur de la société. Le poème est d'une actualité tragique, tout comme les problèmes de la société de consommation que Pasolini dénoncera.

Le bruit chante la modernité au nom de laquelle la vie paysanne à la campagne doit céder la place puisqu'elle n'est plus désirable - mais pas aux yeux du je lyrique : « L'amore di Ruda, gridato dal rosso / palco di povere casse, rimane / puro nella tua vita ». Nous voyons l'amour d'un paysage qui risque d'être englouti par un autre paysage plus menaçant et hostile : « E se ho trovato / di nuovo un'accorata purezza / dell'amare il mondo, il mio / non è che amore, nudo amore, senza / futuro. Troppo perduto nel brusio / del

mondo, troppo cosparso dell'amaro / di un pur triste, chapliniano riso..[4]. » écrit Pasolini dans La Religione del mio tempo. Et comment ne pas penser à « Il pianto della scavatrice » qui s'ouvre justement sur l'amour ? « Solo l'amare, solo il conoscere / conta, non l'aver amato, / non l'aver conosciuto ». Pour Pasolini, il est clair qu'il faut protéger et préserver le paysage naturel et culturel, l'environnement historique et humain, que des changements de type social ou économique risquent d'effacer.

1.3 Le neosperimentalismo

Les contradictions poétiques, intellectuelles et intimes qui apparaissent tout au long du recueil témoignent du trouble intérieur qui affligeait Pasolini à l'époque, qui tente d'exprimer ses sentiments de manière authentique. Ainsi, il parvient à peindre un tableau de la société de son époque que nous venons de présenter. Sa conception d'une poésie nouvelle qui prenne acte des événements récents qui nécessitent une forme poétique adaptée est développée dans Officina, fondée en 1955 à Bologne. Le neosperimentalismo que préconise Pasolini consiste à expérimenter sur des formes traditionnelles et à se baser sur la poésie narrative qui n'a été choisie que très rarement à l'époque. Comme l'explique Vincenzina Levato, « [u]n nodo indissolubile lega [i] saggi Il neosperimentalismo e La libertà stilistica all'elaborazione e alla scrittura dei poemetti delle Ceneri di Gramsci. Il neosperimentalismo traccia la mappa della poesia italiana contemporanea » [5]

On emploie des formes antérieures croyant à la possibilité d'un changement dans la société et à la fonction cruciale du poète. Pasolini était conscient de la tâche qui lui a été conférée, ce qui apparaît dans son ouvrage La Divina Mimesis, réécriture de la Divina Commedia de Dante, où il est question des

Ceneri di Gramsci sans que celles-ci soient nommées explicitement. Pasolini se voit comme un « piccolo poeta civile degli anni cinquanta » [6] dont la poésie est un instrument de conscience. Le neosperimentalismo ne vise pas à l'imitation pure et simple ou à la conservation stérile et inaltérée, mais a un but subversif et contestataire. Ce renouvellement formel et thématique s'opère avec de nombreuses irrégularités comme les enjambements systématiques.

[...]

Fin de l'extrait de 27 pages

Résumé des informations

Titre
"Quadri friulani" de Pier Paolo Pasolini. Un paysage en vers et en couleur
Auteur
Année
2015
Pages
27
N° de catalogue
V301683
ISBN (ebook)
9783956871917
ISBN (Livre)
9783668003385
Taille d'un fichier
573 KB
Langue
français
Mots clés
poème, Pasolini, peinture, langue, dialect, Ceneri di Gramsci, neosperimentalismo, Casarsa, région, Giuseppe Zigaina
Citation du texte
Manü Mohr (Auteur), 2015, "Quadri friulani" de Pier Paolo Pasolini. Un paysage en vers et en couleur, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/301683

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