Extrait
Sommaire
I. Introduction
A. Le Parnasse
B. Le symbolisme
II. Un parcours sur le sujet de la mort avant les poètes symbolistes
III. La représentation symbolique de la mort
A. Orphée : personnage inspirateur
B. La Nature et les deux poètes
C. La Nature comme inspiration poétique
D. La métamorphose : la mort qui aboutit à la vie ?
E. Le symbole de la tombe : une écriture dans l’éternité
IV. Conclusion
Données bibliographiques
Remerciements
I. Introduction
« La vie n’est qu’une longue méditation sur la mort » (Sénèque)
La mort a traditionnellement été un sujet de réflexion et d’inspiration dans la littérature. Les mystères de l'au-delà et d'une vie possible après la mort ont occupé les pensées les plus profondes des plus grands écrivains, mais aussi des philosophes et des théologiens. De nos jours, de nombreuses questions restent toujours sans réponse sur ce sujet, même pour la science, aussi avancée soit-elle. La vie et la mort sont généralement opposées l’une à l’autre ; et pour l'homme, cette dernière représente la fin de la vie humaine et de la jouissance paisible des choses terrestres.
C’est ainsi qu’à travers les millénaires, les discussions sur ces sujets ont abondé. Au deuxième siècle, le philosophe Sénèque aurait dit la phrase que nous avons insérée comme épigraphe cidessus : la vie est une réflexion constante sur la mort. En ces termes, et paradoxalement, la mort n’est pas quelque chose qui existe seulement à partir du moment où la vie arrive à son terme ; elle est présente depuis longtemps, et elle nous accompagne même pendant toute la durée de notre vie. D'autre part, la quête d’un moyen qui mène à l’immortalité fait même l'objet d'études scientifiques.
Dans la littérature, toutefois, il semble que la limite entre la vie et la mort n’existe pas, comme l’atteste l’œuvre des poètes symbolistes de la fin du XIXème. L'univers est à ce point tellement idéalisé que les génies de l'époque, en utilisant ce qu'ils ont appelé la langue pure, ont introduit la symbolique de la mort dans la littérature. Dans le monde imaginaire des poètes symbolistes, il est non seulement possible de vivre après la mort, mais aussi de mourir dans la vie. L’immortalité est réalisable dans leur monde dont la gloire est symbolisée par l’œuvre littéraire d’un artiste : les hommages y remplacent les deuils, les cultes poétiques prennent le pas sur les cérémonies funèbres, les tombes poétiques se substituent aux tombes physiques et la mort symbolise le passage vers le royaume de la vie éternelle.
Le présent mémoire vise à exposer, dans un corpus de poèmes choisis de Stéphane Mallarmé (1842-1898) et de Rainer Maria Rilke (1875-1926), cette représentation symbolique de la mort comme un point de transition menant à la gloire éternelle des artistes. Certes, la mort n’est pas une thématique inexplorée chez ces deux écrivains ; mais, quelle en est sa signification symbolique ? Comment est-elle représentée ? Comment est-elle évoquée ? Par quelles images et quels symboles ? Où va la vie après la mort ? Pourquoi parlons-nous d’une immortalité poétique ? Nous nous proposons d’aborder ces questions à l’aide d’un corpus de poèmes qui nous sera utile, nous le pensons. Bien que le corpus renvoie à ces deux poètes, entre lesquels existent des similitudes et des dissemblances, cette étude portera plutôt sur Stéphane Mallarmé, un poète « né pour les délices des uns, pour le scandale des autres, et merveille pour tous : pour ceux-ci, de démence et d’absurdité ; pour les siens, merveille d’orgueil, d’élégance et de pudeur intellectuel. » (Mondor : 1959 ; p. 232). Nous étudierons également cette thématique de la mort d’une manière plus large au sein de la littérature française, en même temps que, ce qui est des tombeaux poétiques, nous ne nous orienterons que sur Stéphane Mallarmé.
Pour cela, cette analyse restera le plus proche possible des textes poétiques. Notre but n’est pas d’aller jusqu’à l’interprétation ; cet aspect ne sera pas d’ailleurs profondément exploité. Nous procéderons de manière synthétique, voire herméneutique ; notre corpus réunira des éléments constitutifs à l’ensemble de notre thématique. D’abord nous les présenterons et les étudierons de manière simple (le thème, la forme, le lexique, etc.) ; nous entrerons ensuite plus en profondeur (les associations, les images, combinaisons d’idées et concepts, etc.) pour finalement en extraire un discernement.
Dans un premier temps, le contexte de la recherche des réflexions sera brièvement exposé. A la base, nous ne tiendrons compte que des études en langue française ; hormis certaines exceptions pour Rilke ainsi que pour quelques définitions terminologiques, pour lesquels nous recourrons parfois à la langue allemande, ou même anglaise. Précisons tout de même que la raison pour laquelle nous avons favorisé certaines études, comme par exemple celle d’Albert Thibaudet (1926) et celle de Jean-Pierre Richard (1961), a été leur point de départ plutôt symboliste, qui nous est fondamental pour un tel approfondissement.
L’œuvre de Mallarmé fut à l’origine d’une immense profusion d’études. Avant l’année 1959, il existait en général surtout des recompilations et des correspondances, voire des lettres, des interviews et des témoignages sur le poète, comme par exemple que ce soit dans la presse ou par les témoignages de ses proches. Henri Mondor, par exemple, publie à ce moment-là une des premières correspondances assez complètes sur l’œuvre de Mallarmé du point de vue bibliographique. Ce n’est qu’en 1926 que Thibaudet publie son étude sur la Poésie de Mallarmé (1926), basée sur les formes, le type de poésie et les éléments mallarméens ; il y parle beaucoup du symbolisme à l’époque du poète. Plus tard, Maurice Blanchot lui dédie exclusivement plusieurs chapitres, au cours de ses études en 1949 et en 1955, sur le point de vue de l’imaginaire. Dans ceux-ci, il aborde le droit à la mort ± qu’il a surnommée « l’autre état » (Blanchot : 1959 ; p. 193) et l’avenir de la littérature.
Presque parallèlement, Jean-Pierre Richard fait imprimer son livre intitulé L’univers imaginaire de Mallarmé (1961), une étude sur l’œuvre de Mallarmé du point de vue du poète lui-même, à savoir, du point de vue symboliste. Peu d’autres études avaient été aussi minutieuses que celle-ci ; elle est devenue sans doute le fondement pour tout futur approfondissement sur l’œuvre de Stéphane Mallarmé. Richard a principalement étudié le langage, les symboles, et la métaphore ainsi que la forme de la poésie mallarméenne. Dans ces domaines, il évoque abondamment la symbolique de la mort.
Une autre étude consacrée à cet écrivain français apparaît en 1977 sous le titre Grammaire de Mallarmé, par Jacques Scherer. Elle occupe également une place primordiale dans la recherche sur Mallarmé pour ceux qui désirent étudier la forme extérieure, les procédés et les transformations linguistiques propres au poète. Quelques années plus tard, Pierre Campion (1994) essaie de faire mieux ressortir la philosophie dans la poésie de Mallarmé, et par la suite, Jessica Wilker (2002) propose un travail sur le silence, ce dernier rapprochant les œuvres de Rilke et de Mallarmé ; Wilker fait un travail comparatif non seulement au niveau du contenu, mais également entre les deux langues utilisées. Pascal Durand (1998 et 2008) a également approfondi dans ses ouvrages, que nous évoquerons à maintes reprises, les questions liées aux formes et aux formalités de la lyrique de Mallarmé, par lesquelles la mort est souvent représentée.
Pour le cas de Rainer Maria Rilke, un écrivain largement traité aussi, nous avons favorisé des études renvoyant immédiatement au sujet de la mort : Jürgen Peterson (1935), qui problématise exactement la mort dans l’œuvre rilkenienne, et Alfred Focke (1948), qui fait un rapprochement entre l’amour et la mort, où il consacre un chapitre à la représentation de cette dernière chez Rilke. De plus loin, nous évoquerons les études de Jaccottet Philippe (1970), d’Ernst Leisi (1987) et de Thomas Krämer (1999). Les traductions et les commentaires de Joseph François Angelloz (1936 et 1981) dont nous reparlerons nous seront d’une grande aide pour les sonnets que Rilke a dédiés à Orphée.
Nous envisageons ainsi de nous pencher sur cette thématique largement traitée chez Rilke et chez Mallarmé, et non d’une manière individuelle, cependant, mais plutôt collective. Dans un premier temps, nous ne nous proposons pas d’établir les ressemblances et les dissimilitudes, bien qu’elles existent, mais plutôt d’exposer, de présenter et de discuter de la façon particularité de chacun au sein du corpus choisi, tout en nous focalisant sur les mots eux-mêmes.
Vu qu’ils ont une grande importance au niveau de la contextualisation littéraire, avant de passer au développement du sujet, nous nous arrêterons un instant afin de présenter l’école parnassienne et le courant littéraire symboliste. Après cela, nous ferons un petit parcours du sujet de la mort dans le champ lyrique peu avant Stéphane Mallarmé. Dans le troisième chapitre, nous nous plongerons dans de passionnants poèmes empreints de plusieurs éléments inspirateurs nous dévoilant la symbolique de la mort. Les symboles qui seront suggérés, les thématiques qui seront abordées et les formes qui seront présentées causeront une impression dès le début et resteront sans doute dans l’oreille et l’imagination de nous lecteurs. Nous gouterons un peu le délice poétique d’un sujet qui se dit, nous le vérifierons, être entièrement négatif. Finalement, après avoir exposé les inspirations poétiques sur la mort, après avoir étudié les tombeaux poétiques de Mallarmé et avoir évoqué l’immortalité littéraire, nous récapitulerons l’implication symbolique de la mort et nous ajouterons des considérations importantes qui ouvriront sans doute la voie à d’autres études sur ce sujet captivant.
A. Le Parnasse
Sous le nom de Le Parnasse contemporain se publient en 1866, et par la suite en 1871 et en 1876, par Alphonse Lemerre, une critique littéraire en trois volumes, dans une vingtaine de brochures, contenant des poèmes d’une quarantaine de poètes de l’époque, parmi lesquels figurent aussi Mallarmé, Baudelaire, Gautier et Verlaine. Il s’agit d’une réprobation basée précisément sur l’esthétique de leur poésie et les transformations linguistiques de leur adaptation lyrique. Ses principes : l’impersonnalité, le refus du lyrisme commun, la doctrine de l’art pour l’art et le culte du beau travail. Nous expliquerons cela brièvement. L’exotisme et la Nature, l’Antiquité, les mythes et l’Orient figurent parmi les thématiques les plus traitées dans le Parnasse (cf. Durand : 2008 ; p. 162 ; et Mortelette : 2006 ; p. 1pp).
On le catalogue comme un mouvement ; Mortelette parle d’une doctrine, voire d’une école (cf. Mortelette : 2006 ; p. 7pp) ; Huret en parle comme d’une croyance (cf. Huret : 1981 ; p. 6), et ainsi de suite. Mais nous nous y accordons : il s’agit d’une sorte de protestation littéraire. Dans son étude sur l’évolution littéraire en France, Huret dit : « Le Parnasse est né d’un besoin de réaction contre le débraillé de la poésie issue de la queue [...] puis, ç’a été une ligue d’esprits qui sympathisaient en l’art » (Huret : 1981 ; p. 288). Il est alors clair que cette impulsion artistique dresse à contre-courant à ce qui était avant, soit le lyrisme et les sentiments personnels du romantisme. Elle s’est intéressée à la forme esthétique plutôt qu’à la théorie de la littérature ; elle renvoyait sans doute à la pensée de « l’art pour l’art » (Gautier : 1856 ; p. 150) introduite par Gautier dans l’Art moderne et reprise dans la préface de Mademoiselle de Maupin (1857) dont l'idée fondamentale était que l'art n'a d'autre but que lui-même. La création artistique doit être parfaitement gratuite : « À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel [...] Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid [...] » (Gautier : 1857 ; p. 21). A ce propos, Baudelaire écrit également :
Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile La Poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’Elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poëme [sic], que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poëme [sic]. » (Baudelaire : 1868 ; p. 165).
Tout à la manière de ,,x’’ (,,x’’ symbolisant un auteur ou un mouvement quel conque), en l’imitant, ne serait plus utile, ne serait plus de l’art ; il s’agit donc d’un refus absolu de tout. L’artiste se conçoit comme quelqu’un de complètement libre, et c’est entièrement à lui de traiter n’importe quel sujet dans son œuvre, en mettant de côté les idéologies religieuses ou politiques de l’époque. En d’autres termes, l’écrivain écrit et compose ce qui lui vient à l’esprit tel qu’il le pense.
Gautier critique fermement le contraire : « Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux. » (Gautier : 1857 ; p. 1). Le labeur du poète est aussi très mis en valeur ; le poète développe sa propre forme, sa propre apparence, juste en tenant compte de son idée, car la forme n’est pas séparée de l’idée. C’est à ce point donc qu’on essaie de transformer le langage en beau car le beau d’une création artistique ne procède que de la pensée véridique de chaque artiste (cf. Gautier : 1856 ; p. 153p).
Toutefois, il n’est certainement pas évident de parler de ce mouvement, puisque nous ne savons même pas s’il en fut un ; c’est quelque chose d’« à part » (Mortelette : 2006 : p. 32). Il n’existe pas de liste d’auteurs officiellement dénommés ainsi ; la plupart de ceux qui ont été réprimandés n’ont jamais dit quoi que ce soit et très peu d’entre eux ont reconnu appartenir à ce courant. Voici pourtant quelques noms que l’on pourrait associer à ce mouvement : Verlaine, Banville, Blémont, Rimbaud, Balade et Aicard (cf. Mortelette : 2006 : p. 1p). En tout cas, les pensées des parnassiens pourraient sans doute expliquer quelques particularités du lyrisme de l’époque dont nous ne ferons mention que partiellement plus tard, telles que l’arbitraire des mots, l’introduction des nouvelles thématiques, le mélange des genres, l’omission de la ponctuation, etc. La fantaisie, l’exotisme, et avant tout les thématiques socio-politiques aussi bien qu’esthétiques furent des sujets favorisés par cette école pour la moitié du siècle environ.
B) Le symbolisme
C’est ce mouvement à part, cependant, qui nous amène vers un autre mouvement de la fin du siècle, assez prépondérant, qui va causer un tournant dans l’histoire de la littérature française : le mouvement symboliste. Même dans les années des parnassiens, au sein de ce groupe, on parle d’une petite communauté de gauche, dont Stéphane Mallarmé, un illustre littéraire et célèbre par ses nouveautés linguistiques (cf. Mortelette : 2006 ; p. 160) ; on lui a attribué la distinction du « double état de la parole », à savoir, « la parole brute » et « la parole essentielle » (Blanchot : 1955 ; p. 34) et une vaste création, comme personne d’autre, de symboles à l’intérieur de sa poésie (cf. Thibaudet : 1926 ; p. 85p). Nous allons élargir ces perspectives plus tard en éclaircissant ce qu’est le symbolisme. Certes, la conception parnassienne, voire plusieurs principes parnassiens, auraient ouvert la voie pour le courant symboliste (cf. Mortelette : 2006 ; p. 32p). Banville, un des parnassiens, a déclaré en 1872 : « La poésie a pour but de faire passer des impressions dans l’kme du lecteur et de susciter ses images dans son esprit, mais non pas en décrivant ces impressions et ces images. C’est par un ordre de moyens beaucoup plus compliqué et mystérieux » (Banville : 1872 ; p. 234). Nous nous efforcerons à développer tout au long de ce labeur plusieurs détails de cette excellente formule, qui compose à la fois un sommaire et une épreuve évidente du fonctionnement du corpus de poèmes à analyser que nous avons choisi. Signalons simplement d’abord les deux verbes opposés au milieu de la citation préalable : décrire et susciter, qui nous conduisent vers une définition du symbolisme.
Qu’est-ce que le symbolisme ? En général, il désigne une notion littéraire « s’efforçant principalement de développer un art poétique nouveau devant évoquer les objets à travers les sensations et les impressions qu’ils suscitent, dévoiler les réalités cachées derrière le réel [...] en exploitant les ressources [...] de la langue » (TLFi ; au niveau de l’histoire littéraire). La notion symboliste a eu une tendance à construire de symboles poétiques à partir d’objets concrets en se servant fortement d’images esthétiques variées, de métaphores et d’analogies (Lexique de Meyer : 1992 ; p. 257). Le symbolisme a aussi été un mouvement fugace ; il n’a duré qu’une bonne vingtaine d’années et s’est éteint avec la mort de Mallarmé au tournant de siècle (cf. Marchal : 2001 ; p. 15). Il a généralement gardé les principes du Parnasse ; de plus, c’est évident, son outil poétique le plus commun était l’emploi des symboles, le sentiment d’idéalité de toute chose dans l’univers. Il a mis l’accent sur les états psychiques intermédiaires, comme dans l’écriture fantastique, que nous mentionnerons dans le deuxième chapitre. La question du vers libre est également liée au symbolisme (cf. Thibaudet : 1926 ; p. 86).
Et qu’est-ce qu’un symbole ? Le symbole, dit Goethe, « verwandelt die Erscheinung in Idee, die Idee in ein Bild, und so, dass die Idee im Bild immer unendlich wirksam und unerreichbar bleibt [...] » (Goethe : 2016 ; p. 128) ; il transforme, nous traduisons, un « phénomène en idée » et « une idée en image ». Idée et image, ces deux termes s’impliquent donc dans le symbole ; ce dernier serait quelque chose de très abstrait, la reproduction associative d’un objet quel conque. Or, l’idée abstraite reste active et inaccessible, donc intouchable, et élude toute description. Il ne reste alors que le symbole comme moyen le plus idoine de la représenter par des mots, car ce sont les paroles qui ont le pouvoir de faire disparaître l’objet. De ce fait, et nous revenons à la citation de Banville, le symbole, voire la poésie symboliste, ne décrit jamais ; elle suscite avant tout. C’est pourquoi, une poésie « devient seulement symboliste quand il y a chez l’auteur ou le lecteur conscience » (Thibaudet : 1926 ; p. 85), conscience sur le fait que dans les mots du langage, ceux pour exprimer une idée n’existent pas ; ils ne sont, pour reprendre un terme mallarméen, d’idées pures que quand ils se trouvent dans l’esprit du lecteur et de l’auteur. C’est comme si le liseur et l’écrivain faisaient un pacte littéraire ; nous verrons plus tard que dans la poésie symboliste, ce ne sont même pas les phénomènes graphématiques qui orientent la lecture, mais l’esprit de celui qui s’en approche (cf. Blanchot : 1949 ; p. 307p).
Bien que cela semble être énigmatique2, il serait vain, en revanche, de ne pas avoir ces discernements présents au moment de se pencher sur une telle poésie. Un symbole suscite une idée, mais il n’est pas seulement une idée ; il fomente une image, mais il ne se limite pas seulement à l’image. D’après la définition de Goethe, si l’idée conçue par un symbole est accessible, alors ce n’est plus un symbole. Le symbole est un « tout » contenant l’idée et l’image mais il reste invisible, même dit dans n’importe quelle langue ; il peut être un objet concret, mais aussi un mythe, un texte littéraire ou bien un texte sacré (cf. Eliade : 1952 ; p. 9pp). La pensé symboliste précède même le langage ; c’est pourquoi, et nous le constaterons, leur étude nous permet de mieux connaître le raisonnement de quelqu’un d’autre (cf. Ibid.).
Arthur Rimbaud, qui a également contribué au courant symboliste, considère Charles Baudelaire comme le précurseur de ce mouvement, au moment où il parle des symbolistes comme ceux qui savent « reprendre l'esprit des choses mortes, […] le premier voyant, roi des poètes, un vrai dieu » (Rimbaud : 1912 ; dans : La nouvelle revue française : 1912 ; p. 575), à cause de ses notions très systématiques et parfois spirituelles. Baudelaire, Rimbaud lui-même, Verlaine et Mallarmé, sont les noms qui résonnent au cœur du mouvement symboliste en France. L’influence de ces derniers ailleurs est particulièrement considérable ; en langue allemande, Hugo von Hofmannsthal et Rainer Maria Rilke sont les représentants les plus connus du symbolisme. Stéphane Mallarmé et Rainer Maria Rilke : voilà les deux noms de poètes dont le corpus de poèmes est devenu un sujet d’étude pour nous aujourd’hui.
Dans le chapitre suivant, nous essayerons plus précisément de faire mieux ressortir la représentation de la mort peu avant l’époque de Stéphane Mallarmé ; pour y arriver, nous ferons un petit détour, très bref, passant fugacement par le romantisme, le genre fantastique et les parnassiens ; ce petit parcours ne se fera qu’à travers notre thématique, c’est-à-dire, la mort. Dû à l’étendue de ce travail, nous omettrons plusieurs aspects importants sans doute liés à ces mouvements artistiques, mais que nous proposons d’étudier de façon détaillée à l’aide d’autres études singulières.
II. Un parcours du sujet de la mort avant les poètes symbolistes
Etre un jour confronté à la mort est quelque chose qui angoisse tout homme, même les grands poètes. Depuis les civilisations anciennes et leurs mythes traditionnels, les hommes ont tenté non seulement de trouver une explication à la mort et d’en pénétrer les secrets, mais il parait qu’elle reste une réalité inconnue impossible à se dérober. Traditionnellement, considérée comme une simple désinence de l’existence, sans retour et sans au-delà. A l’autre extrême, comme par exemple au sein des primitives coutumes égyptiennes, l’une des civilisations les plus anciennes, et aussi dans plusieurs mythes de l’Antiquité, elle est vue comme un rituel chenal, où tout individu doit en maîtriser sa frayeur ; en plus, l’homme doit accepter le destin de sa vie, à savoir, la mort, pour accéder à un autre univers éternel (cf. Blanchot : 1955 ; p. 101pp). La mort peut être le sujet des débats philosophiques, religieuses, littéraires ; elle est en terme que nous palpons n’importe où.
Pourquoi évoquer ce sujet ? La réponse est très simple et nous venons d’en donner la réponse : elle est présente en tout lieu ; « la mort travaille avec nous dans le monde » (Blanchot : 1949 ; p. 325). N’est-ce pas lugubre ? Nous ajouterions une autre question : ne la voyons-nous pas fréquemment au quotidien : aux journaux, dans la télévision, dans la littérature, etc. ? Un individu décède, une civilisation disparaît, une langue meurt, un poète expire… N’est-il pas nécessaire d’en parler pour l’exorciser et mieux l’appréhender ?
Ne serait-ce pas important et crucial pour, au moins, comprendre les poètes ? Certainement, oui. Dans la littérature, la thématique de la mort a été amplement traitée à travers les siècles jusqu’aujourd’hui, même si sous angles différents : par les poètes classiques, romantiques, naturalistes, réalistes, aussi que symbolistes et modernes. Récapitulons brièvement cela3:
La mort est, par tradition, un sujet littéraire, voire lyrique : elle met en avant les sentiments du poète, que ce soit la terreur ou la nostalgie, ou d’autres ; cela, néanmoins, avec des postures distinctes. D’abord, le christianisme vint, au moyen âge, offrir une consolation après la mort plutôt par le fait de croire et à condition de vivre en bon chrétien ; il resta toutefois l’angoisse et la frayeur avant d’y arriver. Ceci fut parfaitement reflété au classicisme, et aussi partiellement chez les premiers romantiques vers la fin du XVIIIe (cf. Gröne & Reiser : 2010 ; p. 29pp et 83).
Le slogan mal du siècle et la fameuse citation de J.W. von Goethe « Romantik [sei] das Kranke » (Goethe : 2016 ; p. 120) sont les devises que résument le principal : très souvent, l’âme de l’œuvre artistique, sous les considérations de notre sujet d’étude, serait pleine de sentiments de tristesse, pessimisme, mélancolie et de souffrance morale. Parmi nombreux auteurs, nommons quelques représentants du romantisme en général : Walter Scott, Edgard Allan Poe, Alexandro Dumas, J.J. Rousseau, Victor Hugo, ces deux derniers pour la France, ainsi que Schlegel, E.T. Hoffmann, Georg P.F. Hardenberg, et J.W. von Goethe lui-même pour l’Allemagne. Ces auteurs de la première période du romantisme se sont totalement libérés des dogmes politiques, religieuses et philosophiques ainsi que de certaines formes lyriques traditionnelles, et en conséquence, ils ont déjoué toute sorte d’imitation que ce soit au niveau thématique ou bien structurel (cf. Gröne & Reiser : 2010 ; p. 83).
La préface de Cromwell (1827), par exemple, d’Hugo, est le manifeste et la déclaration la plus mémorable en faveur du libéralisme dans l’art. Tout au long de cette préface, Hugo nous présente une authentique apologie et illustration du drame romantique ; ce dernier rompant absolument avec les lois et thématiques de celui appelé classique des siècles précédents (cf. Gröne & Reiser 2010 ; p. 29pp ; et Hugo : 1827 ; Préface). Ce libéralisme de l’art, déclare Hugo ailleurs, « ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique » (Hugo : 1856 ; p. 4). Le sujet de la mort reste, pourtant, actuel ; Victor Hugo a écrit plusieurs poèmes consacrés immédiatement au sujet de la mort, comme par exemple Ce que c’est que la mort (1854), ainsi que nombreux de ses romans, comme Le dernier jour d’un condamné (1829) et ses plaidoyers Contre la peine de mort plus tard (1848), correspondus qui nous décomposent amplement ce motif-là, et cela non pas tout à fait de façon romantique, puisque lui-même a sans doute vécu le deuxième cycle, voire le déclin du romantisme.
Le temps passe et la perception change un peu. D’une part, les réalistes (surtout en France, à partir des années 1830 environ) et les naturalistes (plutôt en Allemagne, à partir des années 1880 environ) voient la mort comme un aspect biologique et ne font pas très attention à ellemême ; les explications scientifiques abondent pour dénuer certains dilemmes tels que le comportement de l’homme et ses actions, ainsi que sa naissance et son départ. En outre, la psychologie et sociologie, ainsi que la linguistique fleurissent en tant que sciences et par elles, les écrivains essayent de décrire la réalité de l’époque à l’aide d’un nouveau langage. Auteurs expérimentés encore vivants, tels que Baudelaire et Hugo lui-même, et d’autres comme Balzac, Flaubert, Zola, Stendal s’entrelacent donc poétiquement avec les gens, et prennent la route dans leur poésie ; ils fréquentent les environnements, les cités, car survenus à la mort, il ne restera qu’à les ensevelir. La mort n’est plus une réalité à camoufler ; elle est aussi réelle que la vie et les sentiments honnêtes. Juste pour faire mention de quelques auteurs allemands, et nous ne négligeons pas le décalage des courants littéraires entre la France et l’Allemagne et les divergentes thétiques, Arno Holz et Gerhard Hauptmann sont les plus importants auteurs du naturalisme en Allemagne (cf. Erdmann : 1854 ; p. 1pp ; et Mornet : 2000 ; p. 15pp).
La première période du XIXè siècle en France fut une période avec des grandes famines, de la pauvreté, des conflits nationaux, des révoltes dans les colonies, etc. ; à ce moment, la littérature fit, d’un côté, le rejet de toute idée bourgeoise et la pouvoir politique, de l’autre, l’écho à tout horreur et toutes situations sinistres tolérées par l’ethnie. Sur ce point, sans doute comme une façon d’échapper à une réalité accablante, le genre fantastique s’introduit dans la littérature et avec lui, nous ressentons particulièrement l’abolition de toute frontière et loi universelle pour pencher sur le surréel, en passant par les astres, les fantômes, et même le monde diabolique.
Aloysius Bertrand, par exemple, plus connu par le titre de son livre Gaspard de la Nuit (1842), nous propose, dans sa magistrale préface, un monde d’idées fantastiques, incarné dans la cité de Dijon, où les limites n’existent pas, où les ténèbres brillent, les idées surgissent, où la fin n’est pas la mort, où on se divertit avec la mort, où les cieux et les enfers sont au même endroit, où les pensées, les idées, et les illusions émergent dans le silence, et où la seule tâche des poètes est d’en interpréter, car les seuls « qui savent interpréter ce que dieu a créé sont nous les poètes » (Anonyme). Dijon y est donc présenté comme la cité des rêveries où la vie continue dans la mort et la mort se consume dans la vie ; elle est dans une autre dimension, elle est fantastique ; tout s’y mélange, même la poésie dans la prose (cf. Bertrand : 1980 ; Préface).
Ces deux formes traditionnellement opposées se mélangent précisément à cette époque, de même que la vie et la mort se fusionnent par la poèsie, comme nous l’apercevrons plus tard. Bertrand serait le premier à donner un éclaircissement de cette alliance de la poésie et la prose dans une préface d’un recueil de poèmes : « Il s’agit toujours d’effusions lyriques, où la prose a pour but de suggérer une sensibilité étrangère à celle du lecteur […] une forme strictement codifiée » (Bertrand : 1980 ; p. 10) ; ce n’est donc ni de la prose ni du vers, c’est entre les deux. L’écrivain n’impose pas sa forme ; il la suggère, il la propose au lecteur. Mais son effort pour qu’elle plaise au lecteur, il le justifie : « Bertrand, inventeur incontestable du poème en prose français » (Ibid. ; p. 7), et pourtant, il est conscient que lui-même n’en a pas été le créateur :
Ce n’était certes pas la première fois qu’un écrivain français introduisait dans la prose des recherches de rythmes et des sonorités ayant quelque parenté avec celles qu’on était accoutumé à trouver dans les vers. […] On trouvait même dans Atala des ,,chansons indiennes’’ divisées en versets […] Mais il s’agissait de pseudo-traductions […] une poésie spontanée […] ce caractère se retrouve dans des nombreuses traductions et imitations de ,,ballades’’ […] (Bertrand ; 1980 ; p. 9) ; mais c’est lui qui l’a matérialisé, voire conceptualisé ; avec lui, on proclame la naissance d’un nouveau genre littéraire, « des poèmes en prose […] applaudis […] » (Ibid. ; p. 13). La règle générale pour l’apparence de ses manuscrits est : « Blanchir comme si le texte était de la poésie » (Ibid. ; p. 27), alors que c’est de la prose ; ces espaces blanches, qui saturent et inondent ses pages, disloquent entièrement le discours et détériorent toute tentative d’une énonciation cohérente. Bertrand associe ces blancheurs au silence, voire à l’infertilité poétique, et aussi aux figures fantastiques et diaboliques, et par là, au monde de la mort (cf. Ibid. ; p. 28 et 183).
Dans ses Hymnes à la nuit (1833), un chef d’œuvre incontestable, Georg von Hardenberg, son nom artistique Novalis étant plus commun, nous apprend également que c’est par la mort que sont abolies les frontières entre les deux dimensions de l’univers, à savoir, l’imperceptible et le perceptible. Tous ces éléments romantiques et gothiques devenus soudainement thèmes d’études, à savoir, la nuit, la mort, le sommeil, le silence, les rêves, etc., se mélangent également chez Novalis. De même que ce n’est que par elle que les lourdes souffrances du jour et de la vie finissent par le fait de « retourner chez notre Père » (Hardenberg : 1975 ; p. 139), sous entendant que la mort est même notre origine.
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1 Les annexes ne sont pas contenues dans la présente publication.
2 Nous simplifions à l’extrême, puisqu’il s’agit d’une thématique qu’il nous est impossible d’aborder ici. En ce qui concerne les discussions sur le symbolisme en soi, nous recommandons surtout les correspondances de Mallarmé (1945a), ainsi que les études d’Eliade (1952), d’Austin (1995), de Bertrand (2011) ainsi que de Goethe (2016). Veuillez comparer la bibliographie.
3 Pour les différentes époques et courants littéraires, ainsi que le propos de la mort, nous recommandons surtout les œuvres de Erdmann (1854), Huret (1891), Bersani (1982), Petersen (1935), Blanchot (1949 et 1955), Gröne & Reiser (2010), Mornet (2000). Ces références servent également au résumé qui suit. Veuillez consulter la bibliographie.