Extrait
Table de matières
Introduction
1. Une poétesse de la Renaissance
1.1 La vie de Louise Labé
1.2 Les sonnets de Louise Labé dans le contexte intellectuel de l’histoire contemporaine
.2. L’arrière-plan de «l’érotique»
2.1. Une définition
2.2. L’apparence et le rôle de l’érotique dans la littérature de la Renaissance
3. Une étude de l’érotique dans les sonnets de Louise Labé
3.1. Les sensations et le corps
3.2. L’âme éprouvante
3.3. L’écriture amoureuse
Conclusion
Références bibliographiques
Introduction
« Louise Labé était de mœurs et de vers trop faciles. Ses sonnets sont tels qu’on n’ose guère y toucher »[1] – une opinion du XIXe siècle qui, surtout pendant cette époque-là, ne semble pas être rare. Elle s’est très probablement formée parce que « Louise Labé bousculait (…) le schéma des rôles établis »[2]. Caché par des initiales, déjà l’« Épître dédicatoire » des Œuvres s’adresse à « Mademoiselle Clémence de Bourges, Lyonnaise »[3] au lieu d’y nommer un protecteur masculin. Toute l’épître témoigne d’un certain féminisme : Louise Labé y affirme le désir de voir « notre sexe (…) non en beauté seulement, mais en science et vertu passer ou egaler les hommes »[4] et refuse ainsi « les attributs traditionnels de la femme-objet »[5]. Mais qu’est-ce qui justifie un avis tel de L. Veyrières concernant Louise Labé et ses sonnets ? S’agit-il, comme l’affirme Karine Berriot, du fait que
(…) les hommes de la Renaissance n’ont pas réussi à surmonter le tabou, hérité de l’Antiquité, qui faisait de l’amour et du sexe deux domaines bien distincts ; la poétesse courtisane célébrant une passion sincère constituait une tentative d’unification indéniable, mais comme telle dangereuse en tant qu’elle mettait en cause la vieille structure – toujours implicitement admise – qui chez les Grecs distinguait l’épouse procréatrice de la concubine et de la prostituée[6] ?
Quoi qu’il en soit, il existent également des voix louant Louise Labé et son écriture ; laissons ici la parole à Rainer Maria Rilke :
Beauté, culture, douceur, bonté, aucune qualité ne fit défaut à la Belle Cordière (…). On s’étonne qu’elle ait pu passer, aux yeux de certains, pour une indigne courtisane. On ne saurait trouver dans toute notre littérature des poèmes d’amour plus pudiques.[7]
Ce travail aura pour but d’étudier et définir « l’objet de scandale » : l’érotique dans les sonnets amoureux de Louise Labé[8].
1. Une poétesse de la Renaissance
1.1 La vie de Louise Labé
La naissance de Louise Labé, enfant du cordier Pierre Labé et de sa deuxième femme Etiennette Roybet, est située entre 1516 et 1523 (Rigolot) ou 1519 et 1524 (Giudici).[9] La poétesse lyonnaise gardera le surnom de son père comme nom de plume, peut-être pour les mêmes raisons sociales à cause desquels son père l’avait repris de sa première épouse, veuve de Jacques Humbert, dit Labé.
L’éducation de Louise Labé semble avoir été particulièrement soignée : peut-être au couvent de La Déserte, elle apprend à lire et à écrire ainsi que le latin, l’italien, l’espagnol, l’art de broder, la musique et apparemment – aux côtés de son frère François – l’escrime et l’équitation. En 1542, après avoir repoussé l’amour d’un vieux « poète rommain », qui pourrait être Clément Marot, Louise Labé – tombée amoureuse d’un « homme de guerre », soit le dauphin, soit un homme de la suite royale – participe selon une ancienne biographie anonyme au siège de Perpignan.[10]
Entre 1543 et 1545, Louise Labé épouse le cordier Ennemond Perrin ; l’appellation de « Belle Cordière » lui vient donc du métier de son mari. Elle tient salon littéraire auquel participent des écrivains et intellectuels lyonnais, entre autres Maurice Scève, Jacques Peletier du Mans et des artistes de passage à Lyon comme Olivier de Magny.[11]
En 1548, Louise Labé commence très probablement à écrire le Débat de Folie et d’Amour; ses sonnets suivront à partir de 1552 – aussi l’année des « allusions aux mœurs légères »[12] de la poétesse. La composition des élégies I et III, on la suppose pour l’année 1553 ainsi qu’une possible liaison avec Olivier de Magny. En été 1555, après avoir écrit la deuxième élégie probablement un an plus tôt, Louise Labé publie ses Œuvres sous la protection de Henri II[13]. Les textes des Œuvres, suppose-t-on, ont circulé longtemps avant d’être imprimés pour la première fois ; jusqu’à 1762, ils vivront cinq éditions.
Entre janvier 1555 et septembre 1557, le mari de la poétesse meurt. En 1557, une chanson anonyme (contenant des allusions à une liaison avec le banquier Thomas Fortin) est diffusée qui critique scandaleusement les mœurs de Louise Labé. La prochaine attaque contre la poétesse vient de la part d’Olivier de Magny : En 1559, il publie ses Odes dont « A Sire Aymon » (c’est-à-dire Ennemond), une reproche de la complaisance au mari décédé de Louise Labé, probable ancienne amante de l’auteur même.[14]
Malade, Louise Labé se retire soit chez Thomas Fortin (avec qui elle est liée depuis une huitaine d’années), soit à sa propriété de Parcieux où elle meurt avant le 15 février 1566, ayant nommé Fortin administrateur de ses biens après sa mort[15].
1. Une poétesse de la Renaissance
1.2 Les sonnets de Louise Labé dans le contexte
intellectuel de l’histoire contemporaine
La Renaissance, ce mouvement intellectuel et artistique partant de l’Italie de la fin du XVe siècle, est marquée par la prise en compte de la philosophie et de la littérature de l’Antiquité par opposition à celles du Moyen Age. L’humanisme et la rhétorique reprennent valeur. La volonté de retrouver la lyre antique influence l’écriture française : Surtout à travers la Deffense et Illustration de la Langue Françoyse (1549) de Du Bellay, l’ Art poëtique (1555) de Peletier et l’ Abrégé de l’Art Poétique François (1565) de Ronsard[16], la Pléiade transmet de nouvelles normes littéraires et stylistiques empruntées à l’Antiquité. Elle soutient également la conception idéaliste du poète ; Pétrarque en sert de modèle. Ces valeurs se différencieront et changeront au cours du maniérisme et du baroque avec sa sensibilité esthétique particulière qui suivront dès la fin du XVIe siècle.
En ce qui concerne le lieu d’origine de Louise Labé à la Renaissance, « sans parlement et loin de Paris, Lyon bénéficie d’une tolérance appréciable quant aux opinions nouvelles. »[17] La tradition italienne y était déjà présente dans le ficinisme ; maintenant, d’après Marie-Luce Demonet, la redécouverte de Pétrarque donne « l’impulsion (…) pour un siècle de lieux communs amoureux ».
Au cours du pétrarquisme, les poètes de la Renaissance française découvrent la forme du sonnet, ce poème « de quatorze vers en deux quatrains sur deux rimes (embrassées), et deux tercets »[18]:
Le premier sonnet français semble être celui qu’écrivit Clément Marot en 1529, en l’honneur du gouverneur de Lyon, et qui a été publié pour la première fois en 1538, dans son recueil d’ Épigrammes: Au ciel n’y a ni planète ni signe (…). En 1544, pour la première fois semble-t-il, Mellin de Saint-Gelais intitula Sonnet un de ses poèmes. (…) Thomas Sébillet, en 1548, est le premier à lui consacrer un chapitre entier. Mais c’est sans doute l’action des poètes de la Pléiade qui assurèrent sa diffusion. Du Bellay le recommande dans sa Défense et Illustration de la Langue française de 1549 : ‘Sonne-moi ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne…’.[19]
A la Renaissance, cette « invention italienne » dont les traces étymologiques témoignent une origine dans le pays des anciens troubadours, est récitée avec de l’accompagnement musical – conformément à la genèse du terme : « Le mot [sonnet] lui-même est un décalque de l’italien sonneto, qui viendrait lui-même de l’ancien provençal sonet, qui signifiait chanson, chansonnette. Le mot sonet, diminutif de son, signifie poème. »[20] Ce qu’on appellera dès le XVIIe siècle un sonnet régulier se compose de deux quatrains construits sur les deux mêmes rimes embrassées (a-b-b-a), suivis de deux tercets dont les rimes peuvent être disposées soit de c-c-d, e-e-d, soit de c-c-d, e-d-e.[21]
Les sonnets de Louise Labé sont écrits en vers de dix syllabes ; la disposition des rimes la plus usité est celle qui caractérise le sonnet lyonnais : ABBA ABBA CCD EED ; 12 sonnets offrent cette disposition ; 8 sonnets présentent la combinaison : ABBA ABBA CCD EDE ; cette variété de sonnet fut inventée par Jaques Peletier Du Mans dans sa traduction de 12 sonnets de Pétrarque. – La disposition des rimes ABBA ABBA CDC CDD, qui est employée au sonnet VIII, paraît être de l’invention de Louise elle-même.[22]
Non seulement à cause du fait d’avoir écrit des sonnets Louise Labé est conforme à l’esprit du temps du XVIe siècle, mais encore parce qu’elle fournit l’exemple de la transmission d’idées et sujets proches du pétrarquisme. Par contre, la féminité de « l’héritière de Sappho » la distingue bien d’autres poètes pétrarquiens de la Renaissance – ce qui va être discuté plus profondément au cours du chapitre 3.
Pour conclure cette première partie situant la poétesse Louise Labé et ses sonnets dans le contexte de la Renaissance, laissons la parole à Stansilaw P. Koczorowski :
Elle [Louise Labé] synthétisa toutes ses connaissances dans un système lucide dont sa vie fut la réalisation ; elle ne vécut que par et pour la beauté matérielle et spirituelle, par et pour l’amour sacré (de l’art) et profane (de son amant inconnu). Dans les pages peu nombreuses de son recueil elle a réussi à renfermer le meilleur de son être intime – sa pensée et ses sentiments : la pensée sereine et forte, éprise de la vie qu’elle sait apprécier et goûter, les sentiments profonds et sérieux.[23]
[...]
[1] L. Veyrières en 1869, cité d’après Koczorowski, Stanislaw Piotr : Louise Labé. Etude Littéraire, Paris : Champion 1925, p. 48.
[2] Berriot, Karine : Louise Labé. La Belle Rebelle et le François nouveau. Œuvres complètes, Paris : Éditions du seuil, 1985, p. 90.
[3] Voir Labé, « Épître dédicatoire », et commentaire de Rigolot, dans : Labé, Louise : Œuvres complètes, édition établie par François Rigolot, Paris : Flammarion, 1986, p. 41.
[4] Voir Labé, « Épître dédicatoire », dans : Rigolot, 1986, p. 41.
[5] « Préface » de Rigolot, dans : Rigolot, 1986, p. 8.
[6] Berriot, 1985, p. 178.
[7] Rilke, cité d’après Berriot, 1985, p. 201.
[8] Les Sonnets de Louise Labé, pris des Œuvres complètes (Rigolot, 1986) serviront la base à cette étude. Toute référence aux sonnets, surtout au cours du chapitre 3, ne sera donc pas indiquée supplémentairement. D’ailleurs, nous faisons remarquer que ce petit exposé ne peut guère prétendre offrir une véritable réponse à la vaste-question de l’érotique dans les sonnets de Louise Labé ; par contre, il ne peut s’agir que d’une approche au sujet donné.
[9] Voir la « Note biographique » de Giudici, dans : Labé, Louise : Œuvres complètes. Édition critique et commentée, établie par Enzo Giudici, Genève : Librairie Droz S. A., 1981, p. 235, et la « Chronologie » dans Rigolot, 1986, p. 269.
[10] Voir Guidici, 1981, p. 235, et : www2.ac-lyon.fr/enseigne/lettres/louise/lyon/biolab.html, site de l’Académie de Lyon (IUFM).
[11] Voir www2.ac-lyon.fr/enseigne/lettres/louise/lyon/biolab.html.
[12] « Chronologie », Rigolot, 1986, p. 272.
[13] Voir le « Privilège du roi » commenté dans les annexes de : Berriot, 1985, pp. 238-239.
[14] Voir la « Chronologie » dans Rigolot, 1986, pp. 274-275, pour des détails concernant la Chanson nouvelle anonyme et l’ Ode XL de de Magny.
[15] Voir Rigolot, 1986, p. 276, et www2.ac-lyon.fr/enseigne/lettres/louise/lyon/biolab.html.
[16] Voir la « Chronologie » dans : Couty, Daniel (direction) : Histoire de la Littérature française, Paris : Larousse, 2002, pp. 1392-1395.
[17] Marie-Luce Demonet : « XVIe siècle. 1470-1610 », dans : Couty, 2002, p. 207.
[18] Rey, Alain et Rey-Debove, Josette (direction texte remanié) : Le Nouveau Petit Robert, Paris : Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 2367.
[19] Frontier, Alain : La Poésie, Paris : Éditions Belin, 1992, p. 223.
[20] Frontier, 1992, p. 221.
[21] Voir Frontier, 1992, p. 225.
[22] Koczorowski, 1925, p. 55.
[23] Koczorowski, 1925, p. 56.