Madame de Stael et la vision politique de l´Italie dans Corinne


Term Paper (Advanced seminar), 2004

24 Pages, Grade: 1


Excerpt


Madame de Staël (1766-1817) demeure l´une des plus grandes figures littéraires de la période dîte préromantique, et l´une des femmes écrivains les plus célèbres de France. Anne-Louise Germaine Necker, fille du grand banquier genevois et ministre de Louis XVI, grandit dans l´atmosphère éclairée du salon parisien de ses parents, dans lequel se retrouvent les derniers Encyclopédistes et les représentants du monde politique contemporain. Son mariage de convenance en 1786 avec l´ambassadeur de Suède à Paris, le baron Éric Magnus de Staël-Holstein, l´élève au rang aristocratique et lui offre une place de premier plan dans la société cosmopolite de l´époque; son propre salon, devenu l´un des centres de la vie parisienne et de l´esprit libéral, réunit des hommes littéraires et politiques venus de l´Europe entière.

Madame de Staël accueille d´abord la Révolution française avec joie mais, menacée par ses excès, elle se réfugie dès septembre 1792 au château familial de Coppet en Suisse, d´où elle se rend en 1793 en Angleterre pour y suivre des amis émigrés; elle rentre à Paris après la Terreur et, jusqu´en 1800, elle lutte pour la réconciliation des partis. Lorsque le général Bonaparte apparaît sur la scène politique, Madame de Staël le considère tout d´abord comme le sauveur de la Révolution; mais après le coup d´État des 18 et 19 brumaire, lequel renverse en novembre 1799 le Directoire et institue le Consulat, les libres critiques issues de son salon ne tardent pas à lui attirer la méfiance, puis la persécution acharnée du nouveau Premier consul, qui l´accuse de conspiration. En publiant De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions (1800) et le roman Delphine (1802), lequel expose les problèmes politiques et sociaux de la France sous un regard contraire à celui du gouvernement, Madame de Staël s´attire la colère de Napoléon Bonaparte, proclamé en mai 1804 Empereur des Français, suivie d´un exil qui ne cesse qu´avec la chute de l´Empire et le début de la Restauration en 1814: de même que l´Empire, la Restauration la déçoit par ses mesures antilibérales.

En exilant Madame de Staël, Napoléon lui ouvre néanmoins les portes de l´Europe: bien qu´elle se fixe principalement à Coppet, où elle accueille de nombreux littérateurs étrangers en renom et des adversaires du régime, elle voyage de 1803 à 1804 en Allemagne, ce pays alors déprécié par la plupart des Français. En février 1804, après la représentation à Weimar de la féerie La Saalnix, Madame de Staël décide d´écrire un roman autour du thème de l´homme hésitant entre deux femmes, l´une étrangère et d´essence supérieure, l´autre modeste et effacée, provenant du même milieu et du même pays que lui[1] ; leurs différences de nationalités, de cultures, de tempéraments forment ainsi toute la trame du roman. Madame de Staël en imagine rapidement les personnages principaux: l´aristocrate écossais Oswald, épris de la poétesse italienne Corinne, femme indépendante et de grand génie, mais épousant finalement Lucile, une jeune fille issue de la noblesse provinciale écossaise.

Madame de Staël situe la plus grande partie de l´histoire en Italie, ce pays envahi depuis 1796 par les troupes françaises, mais dont ses amis allemands fantasment. Afin d´y puiser son inspiration, Madame de Staël y voyage de décembre 1804 à juin 1805, accompagnée de ses enfants, de leur précepteur August Wilhelm Schlegel et en partie de l´économiste-historien Jean Charles Léonard Sismonde de Sismondi. Après son retour d´Italie, Madame de Staël commence son «livre sur l´Italie», ainsi qu´elle le nomme dans une lettre à Friedrich Schlegel en novembre 1805[2]: elle opte pour le titre Corinne, accentuant ainsi le romanesque, et pour le sous-titre ou l´Italie, ses longs passages sur la civilisation italienne relevant souvant du guide de voyage ou du traité. La trame du roman, publié en 1807, se déroule principalement en 1794 et 1795, c´est-à-dire avant l´invasion des troupes françaises en Italie et avant le sacre de Napoléon Ier: blessé dans sa fierté de conquérant, l´Empereur juge le roman antifrançais et idéologue, truffé d´encouragements pour l´Italie à conquérir sa liberté face aux envahisseurs étrangers de tous bords.

Le propre sort politique de Madame de Staël la porte à s´intéresser spécialement à l´actualité des différents pays en Europe, le château familial de Coppet en Suisse ainsi représentant un carrefour entre le monde germanique et le monde latin. La jeune Madame de Staël cottoie des Italiens dans le salon parisien de sa mère avant 1789, ainsi qu´autour de 1800 à Coppet, où son père abrite des exilés politiques; dans son propre salon, elle accueille entre autres le comte Francesco Melzi d´Eril, vice-président de la République cisalpine, et durant l´été 1804 se rendent à Coppet des princes napolitains libéraux tels que le duc d´Acerenza, le comte Copertino Pignatelli, le prince Belmonte[3]. Pendant la Révolution, l´Italie lui semble une terre d´asile; des années plus tard elle décrit Rome comme «l´asile des exilés du monde»[4]. Cette image réapparaît dans Corinne avec le personnage du comte d´Erfeuil, un aristocrate de l´Ancien régime qui, après la confiscation de ses biens par la France révolutionnaire, fuit la Terreur en émigrant en Italie; mais l´histoire du comte d´Erfeuil, ainsi que celle du séjour en France d´Oswald[5], permettent par ailleurs de situer le roman par rapport à la Révolution française et à ses suites. Le comte d´Erfeuil, dont l´orgueil national semble certainement bien ridicule, démontre néanmoins une certaine nostalgie de la France et de Paris, que Madame de Staël ressent personnellement pendant ses longues années d´exil; ainsi met-elle ces mots lourds de sens dans la bouche du prince Castel-Forte, lorsque Corinne projette de quitter l´Italie pour rejoindre Oswald en Écosse:

«N´est-ce pas la langue, les coutumes, les mœurs dont se compose l´amour de la patrie, cet amour qui donne le mal du pays, terrible douleur des exilés!»[6]

Pareillement emblêmatiques semblent les évocations répétées du célèbre exilé florentin Dante Alighieri, que Corinne présente comme l´esprit modéré des républiques italiennes du Moyen Âge, révolté contre les extrémismes[7].

Grâce aux campagnes d´Italie, la France connaît à partir de 1796 un renouveau de l´intérêt public pour l´Italie. Mais bien qu´initiée aux principaux écrivains et à l´histoire de l´antiquité romaine, bien que connaissant les grandes œuvres des Beaux-Arts à travers les collections françaises, bien même qu´appréciant la musique italienne, encore autour de 1800 Madame de Staël ne se différencie pas de la plupart des Français de l´époque en ignorant l´Italie contemporaine[8] ; dans Corinne, le comte d´Erfeuil, le représentant d´une certaine noblesse d´Ancien régime et de ses préjugés socio-culturels, reflète sa propre opinion d´alors sur le théâtre italien:

«Il n´y a pas plus en Italie de comédie que de tragédie; et dans cette carrière encore c´est nous qui sommes les premiers. Le seul genre qui appartienne vraiment à l´Italie, ce sont les arlequinades; un valet fripon, gourmand et poltron, un vieux tuteur dupe, avare ou amoureux, voilà tout le sujet de ces pièces.»[9]

Lors de son séjour en Allemagne, Madame de Staël apprend à partager l´enthousiasme des philosophes et littéraires germaniques pour l´Italie, un enthousiame qui se base sur une riche expérience de voyages d´études: ainsi que l´observe Simone Balayé dans son essai L´Éclat et le silence, «c´est par ces peuples du Nord qu´elle se trouva finalement attirée par le Midi à la lumière du roman qui se manifestait impérieusement dans son esprit»[10]. Dans le Livre II de Corinne, parmi les vers déclamés lors de l´improvisation au Capitole de Rome, Madame de Staël paraphrase le fameux «chant de Mignon» qui, dans le Wilhelm Meister de Johann Wolfgang von Goethe, résume toutes les nostalgies italiennes de cette époque[11] ; son roman s´intègre certes au vaste imaginaire de l´Italie en Allemagne, qui accorde une place priviligiée aux concepts mythiques et poétiques, mais au-delà des archétypes et des stéréotypes, Corinne met surtout en scène un tableau réel de l´Italie contemporaine.

Madame de Staël prépare son propre voyage en Italie par de longues lectures de traités et de guides sur l´Italie, entre autres des sept volumes du Voyage en Italie de Lalande et des Lettres sur l´Italie du Président Dupaty: le Président Dupaty, cet ardent partisan du libéralisme et du cosmopolite, offre avec ses considérations sur les institutions en Italie une lecture en négatif de la France de 1785, proposant à la manière des Lettres Persanes de Montesquieu des suggestions de réforme en matière d´administration politique et de législation pénale, ainsi que des modèles d´action sociale[12]. Lors de son séjour à Rome, Madame de Staël s´initie aux écrivains du Moyen Âge et de la Renaissance, Dante Alighieri, Francesco Petrarca, Torquato Tasso, Ludovico Ariosto, découvrant également des contemporains, Vittorio Alfieri, Alessandro Verri, Vicenzo Monti; elle découvre également les écrivains de théâtre tels que Scipione di Maffei, Carlo Goldoni, Carlo Gozzi[13].

Madame de Staël étudiant en Italie non seulement les questions littéraires, mais aussi les problèmes politiques et les comportements sociaux, elle cherche à rencontrer durant ses étapes des personnages aptes à la renseigner: grâce à la célébrité européenne de son père mais également à sa propre renommée, elle accède facilement aux milieux littéraires et politiques, y rencontrant hommes d´État et diplomates. Vincenzo Monti, qu´elle rencontre personnellement à Milan dès le début de son voyage, l´initie à la littérature et à la société italienne, pour la superstition et l´ignorance de laquelle il réclame plus d´indulgence, cherchant à lui faire comprendre l´état misérable de l´Italie contemporaine et les forces qui sommeillent en elle[14]. Cet apprentissage, qui ressemble fort au discours tenu par Corinne aux étrangers, influence certainement la perspective de Madame de Staël sur l´Italie: en sillonnant la péninsule, elle découvre en effet une Italie envahie et divisée mais, tout en déplorant certaines réalités, elle aperçoit des chances de résurrection.

Les regards opposés d´Oswald et de Corinne sur l´Italie traduisent aussi l´évolution des propres opinions de Madame de Staël, laquelle tente une synthèse dans le personnage de Corinne, mais a cependant besoin de figures secondaires aux points de vue différents, tels que le comte d´Erfeuil ou le prince Castel-Forte, pour exposer la complexité de sa pensée. Malgré son statut d´auteur-narrateur omniscient et extérieur, Madame de Staël elle-même prend de temps en temps la parole avec de véritables dissertations critiques, semblant alors presque oublier qu´elle écrit un roman et non un traité[15].

En situant la majeure partie du roman en 1794 et 1795, c´est-à-dire avant l´invasion française, Madame de Staël espère pouvoir parler plus librement de l´Italie, alors partagée sous le joug des maisons royales européennes et des États pontificaux: durant tout le XVIIIe siècle, une partie de l´Italie se trouve en effet sous l´hégémonie des Bourbons français et des Habsbourgs autrichiens. Mais dans la bourgeoisie et dans les milieux réformistes éclairés, les idées de la Révolution française suscitent de grandes sympathies, traduites par une sourde opposition aux souverains étrangers, lesquels se rangent dans le camp antifrançais lors des diverses guerres de coalition des principales puissances européennes. En 1792 Victor Amédée III de Savoie s´allie à l´Autriche, mais les troupes républicaines françaises occupent la Savoie et le comté de Nice, dont les populations votent leur annexion à la France; en 1793 tous les États italiens, mise à part Venise, adhèrent à la première coalition autour de l´Angleterre, l´Autriche, la Prusse, la Russie, la Hollande et l´Espagne, laquelle ne réussit cependant pas à écraser les forces révolutionnaires.

[...]


[1] Simone Balayé, L´Éclat et le silence. Paris, 1999. pp. 7-9.

[2] Ibidem. p. 25.

[3] Simone Balayé, L´Éclat et le silence. Paris, 1999. p. 10.

[4] Madame de Staël, Corinne ou l´Italie. Paris, 1985. p. 104.

[5] Ibidem. Livre XII.

[6] Ibidem. p. 283.

[7] Ibidem. pp. 60-62.

[8] Simone Balayé, L´Éclat et le silence. Paris, 1999. p. 10.

[9] Madame de Staël, Corinne ou l´Italie. Paris, 1985. P. 180.

[10] Simone Balayé, L´Éclat et le silence. Paris, 1999. P. 12.

[11] Madame de Staël, Corinne ou l´Italie. Paris, 1985. P. 63.

[12] Mireille Gille, Un Antécédent Littéraire de Corinne: Les Lettres sur l´Italie de Dupaty. In: Mario Matucci (a cura di), Il Gruppo di Coppet e l´Italia. Pescia, 1986.

[13] Simone Balayé, L´Éclat et le silence. Paris, 1999. p. 12.

[14] Simone Balayé, Lumières et liberté. Paris, 1979. p. 109.

[15] Ibidem. pp. 139-140.

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Details

Title
Madame de Stael et la vision politique de l´Italie dans Corinne
College
University of Frankfurt (Main)
Course
Madame de Stael, Corinne ou l´Italie
Grade
1
Author
Year
2004
Pages
24
Catalog Number
V65905
ISBN (eBook)
9783638586955
ISBN (Book)
9783656805366
File size
530 KB
Language
French
Keywords
Madame, Stael, Corinne, Madame, Stael, Corinne
Quote paper
M.A. Dominique Friedrich (Author), 2004, Madame de Stael et la vision politique de l´Italie dans Corinne, Munich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/65905

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