Les langues régionales et minoritaires en France. Le nissart en question


Tesis de Máster, 2016

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Table des matières

1 Introduction

2 Importance des langues minoritaires
2.1 Importance des langues minoritaires dans le monde et en Eu- rope
2.2 Importance des langues minoritaires pour la France
2.3 Importance des langues minoritaires pour les habitants des régions

3 Présentation de la variété nissarde
3.1 Historique de Nice et du nissart
3.2 Définition du nissart
3.3 Introduction à la structure langagière du niçois
3.3.1 Graphie, phonétique et prononciation
3.3.2 Morphologie et syntaxe
3.3.3 Lexique et sémantique
3.4 La défense du nissart
3.4.1 Aux niveaux social, culturel et littéraire
3.4.2 Dans les médias imprimés et audiovisuels
3.4.3 Dans les nouveaux médias
3.4.4 Au niveau de l’enseignement

4 Une étude (qualitative) à propos des motivations pour ap- prendre une langue et une culture minoritaires

5 Conclusion et nouvelles perspectives

6 Références
6.1 Encyclopédies, monographies et recueils scientifiques
6.2 Rapports et magazines
6.3 Sources en ligne
6.4 Figures
6.5 Autres

7 Annexes
7.1 Entretien personnel
7.2 Correspondances personnelles
7.2.1 Classe bilingue franco-nissarde
7.2.2 Azur TV
7.2.3 Acadèmia Nissarda
7.3 Questionnaire

1 Introduction

Ne faisons point à nos frères du midi l’injure de penser qu’ils re- pousseront une idée utile à la patrie ; ils ont abjuré et condamné le fédéralisme politique, ils combattront avec la même énergie celui des idiomes ; notre langue et nos cœurs doivent être à l’unisson. 1

Jusqu’au début du XIIIe siècle, l’occitan et ses variétés semblent avoir un bel avenir. Avec les Croisades des Albigeois, c’est-à-dire les Cathares, de 1209-12292 s’amorce un changement dans le domaine linguistique3. Com- mençant par le démantèlement du comté de Toulouse4, la langue française s’impose de plus en plus sur les registres officiels, administratifs, notariaux, communaux ou littéraires. Ce changement s’impose définitivement au ni- veau législatif avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 15395. Deux cents cinquante ans plus tard, l’idée qui voudrait que les langues minoritaires nuisent à la langue nationale et menacent l’unité ou l’égalité est ancrée dans la pensée centraliste qui constituait le fondement de la Révolution française comme le démontre la citation de l’abbé Henri Grégoire, point de départ de la réflexion dans ce travail. Citons encore Bertrand Barère, un des grands orateurs de la Révolution :

Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l’italien, et le fanatisme parle le basque. 6

Barère voit dans le plurilinguisme un des facteurs qui maintiennent le peuple dans l’ignorance face à la puissance de l’état, alors que le français de- vrait être la langue de tous. Cependant, l’orateur ne manque pas de préciser que cette uniformisation est un processus qui, alors, ne fait que commen- cer7.

Évidemment, les langues minoritaires n’ont pas pour autant complètement disparu et sont encore existantes aujourd’hui - non seulement en France mais dans le monde entier. Il est alors crucial de constater non seulement leur légitimité mais également d’examiner les raisons qui ont conduit à leur survie au-delà des entraves auxquelles elles ont dû faire face au cours des siècles derniers. Ce travail prendra à titre d’exemple la variété niçoise, fai- sant partie de la langue occitane. Walther von Wartburg a vu dans l’occitan la langue centrale de la romanité 8. Il est en contact avec le français, l’ita- lien, le franco-provençal, le catalan et l’espagnol, comme l’indique sa zone de distribution au niveau géographique9. L’espace occitan est illustré en Figure 1.1.

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Figure 1.1 - La place de l’occitan parmi les autres langues romanes, illus- tration par Robert Lafont (2003, graphique prise de Wag- ner, 2015 : 15)

Au mépris de sa diversité langagière, la France est d’après quelques cher- cheurs10 le seul pays en Europe occidentale qui ne reconnaˆıt pas ses langues minoritaires. Heintze explique cet état de fait en affirmant que la France se veut une République démocratique et indivisible qui vise à garantir l’égalité de tous les citoyens. La défense des minorités est alors plutôt négligée parl’Hexagone11. Dans le cadre de la Loi Deixonne, parue en 1951, les langues minoritaires ont été rétablies à l’école. Cependant, si cette loi acceptait l’existence de ces langues, elle n’affirme pas leur intégration dans le système scolaire12.

Une tendance en faveur de la diversité des langues semble s’être développée, par exemple en 1992, lorsque la France signa la Charte européenne des langues régionales13. Cependant elle a fait de cette charte un acte symbo- lique, puisque cette dernière, entrée en vigueur en 1998, n’a pas été ratifiée14. La Gesellschaft für bedrohte Völker 15 veut y voir une volonté délibérée de la part de l’état français de défavoriser véritablement les langues minoritaires, constatant que leur usage est une entorse contre la Constitution française, celle-ci prévoyant le français comme seule langue nationale.

Depuis l’abrogation de la Loi Deixonne en 2000, les langues régionales sont protégées par l’article L312.10 du Code de l’éducation16 et l’article 75-1 de la Constitution française17, sans pour autant, on le verra, entrainer de changements décisifs pour le statut des langues minoritaires.

Un des facteurs défavorisant l’apprentissage d’une langue minoritaire réside dans le manque de motivation des apprenants. Cette motivation est estimé très faible par la Commission européenne. La plupart des citoyens européens ne se voit pas comme apprenant actif d’une langue étrangère. Près d’un quart (23%) des citoyens européens n’a jamais appris une langue, et plus de 40% d’entre eux estiment que leur apprentissage remonte à trop loin, et n’ont pas l’intention de rafraˆıchir leurs connaissances18. Les raisons men- tionnées sont le manque de temps, de motivation et des coûts élevés19. La Commission explique également l’absence de motivation par l’inexistence d’une réelle nécessité d’apprendre les langues minoritaires ou régionales20.

Dans ce contexte plutôt négatif entourant les langues minoritaires, ce tra- vail s’articulera autour de la problématique de la raison d’être de ces langues parfois perçues comme obscures, obsolètes, avec une vision du monde opaque. En quoi est-il possible d’affirmer que les langues minoritaires sont présentes dans leurs régions respectives, alors même qu’un touriste inattentif puisse possiblement traverser la France sans n’en remarquer aucune trace ? Par exemple, si ce touriste passe ses vacances dans la ville de Nice, il est pos- sible qu’il n’entende pas la variété parlée encore par certains natifs : la variété niçoise ou le nissart. Le choix du niçois comme objet d’étude repose sur des arguments objectifs forts : l’espace occitan représente le plus grand territoire d’une langue minoritaire21, et le niçois en est une variété très vivante, liée à une identité culturelle et intellectuelle, puisqu’aujourd’hui encore enseignée à l’université. La justification des langues minoritaires à l’exemple du niçois se fera du point de vue linguistique - prenant parti- culièrement en considération l’économie linguistique - et d’un point de vue sociolinguistique - ainsi d’une perspective psychologique, politique et phi- losophique. Pour finir, on fera un lien avec la philosophie. Le fait que cette justification soit considérée valable pour le nissart sera démontré par des exemples aux niveaux social, culturel, littéraire, dans les nouveaux médias et sur le plan de l’enseignement. En complément, une interview personnelle menée le 5 septembre 2016 à l’Université de Nice Sophia Antipolis22 avec Rémy Gasiglia, Professeur de Langue et de Littérature d’Oc, et Sylvain Ca- sagrande, Maˆıtre de Conférences en Langue et Littérature Occitane, enrichit l’argumentation d’éléments concrets. Les résultats seront soulignés par une enquête qualitative menée à l’Université de Nice Sophia Antipolis. Cette enquête examine les motivations des étudiants en langue et de la culture occitane à propos de leur choix d’étudier cette matière, en fonction de leur point de vue concernant le statut de la langue et leur profil de locuteur , montrant la diversité des apprenants intéressés par cette langue.

2 Importance des langues minoritaires

Dans ce qui suit, l’importance des langues minoritaires sera attestée aux échelles mondiale et européenne, avec une considération particulière pour la France et pour ses régions.

2.1 Importance des langues minoritaires dans le monde et en Europe

Le 26 août 2016, ethnologue, un projet ayant développé un catalogue de toutes les langues en impliquant de nombreux linguistes reconnus, illustre sur son site web qu’il existe 7097 langues vivantes dans le monde entier parlées par une population de plus de sept milliards d’êtres humains. Envi- ron 920 sont en train de disparaˆıtre mais presque 1700 se développent. Les données d’ethnologue.com démontrent de manière générale que le nombre de langues parlées dans le monde tend à augmenter. Cependant, seulement environ 2500 sont prédominantes et seulement 572 sont institutionnalisées, comme le montre la Figure 2.1.

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Figure 2.1 - Le projet ethnologue a publié sur son site web un vue d’en- semble des langues du monde (source : ethnologue.com, 2016a)

En ce qui concerne la mort des langues, Evans1 et la Gesellschaft für bedrohte Völker avancent des chiffres indiquant la perte de nombreuseslangues. La Gesellschaft für bedrohte Völker 2 estime qu’il ne substitera à la fin du 21e siècle que trois mille des sept mille langues existantes à l’heure actuelle. Mais la nécessité de ces langues est incontestable, si l’on en croit de nombreux projets visant à maintenir la diversité linguistique. Par exemple, c’est depuis des décades un des axes forts de la Volkswagenstiftung que d’entraver la mort des langues3. En 1999, elle a initié la Dokumentation be- drohter Sprachen (DobeS), qui a rendu possible la documentation d’environ 100 langues4. Plus de 150 langues ont été documentées dans un institut à Nimègue, dont environ 100 avec le soutien de la fondation Volkswagen5.

L’argument selon lequel toutes les langues ont une importance n’est pas nouveau : dès le XVIIIe siècle, Leibniz6 rompt avec la pensée traditionnelle des humanistes qui voulait que seulement trois langues - l’hébreu, le grec et le latin - étaient dignes d’être étudiées. Il souligna qu’il fallait étudier toutes les langues modernes avant de se poser des questions concernant leur affinité historique. Il constata que les langues sont le meilleur miroir de l’esprit humain et qu’une analyse exacte de la signification des mots feroit mieux connoistre que toute autre chose les opérations de l’entendement .7

Selon Green en 19418: la langue n’est pas seulement le moyen de désigner les objets ou de décrire les émotions, c’est en elle-même un pro- cessus de pensée . C’est la raison pour laquelle il est important de garder aussi les langues minoritaires et régionales, également au niveau psycholo- gique : les langues appartiennent à l’identité des hommes et à leur ancrage géographique9, par conséquence, chaque langue a sa valeur en Europe et dans le monde. Pour préciser cette pensée de Stoye, chaque langue a ses propres bases religieuse, politique et culturelle. Une langue artificielle, ce- pendant, causerait une rupture très grave avec ces racines10. Toute langue apporte alors une richesse à ceux qui entrent en contact avec elle11. Evans propose même un raisonnement par l’absurde pour souligner l’essence de la langue comme processus de pensée. Selon lui, si certaines langues devaient ne pas exister, une partie du thésaurus de l’ensemble de la pensée hu- maine resterait inaccessible. C’est pourquoi les philosophes devraient alors recourir à l’invention de nouveaux concepts et systèmes pour articuler cette face cachée de la pensée humaine . Il se pourrait bien que ces systèmes de pensée soient finalement... des langues : si une langue n’existait pas, les philosophes devraient l’inventer . Ce raisonnement montre non seulement que la diversité langagière trouve une justification au niveau philosophique, mais également qu’elle est importante afin de maintenir et d’enrichir la philosophie, voire de trouver des nouvelles pistes philosophiques qui seraient cachées si les langues ne les racontaient pas12.

Si la diversité des langues au niveau mondial est tout à fait impression- nante, la répartition de ces dernières est inhomogène. Nettle et Romain13 estiment que 17 pays rassemblent les locuteurs de 60 pourcent de toutes les langues dans le monde. Ethnologue propose des chiffres actuels, indiqués en Figure 2.2.

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Figure 2.2 - La distribution des langues du monde par lieux d’ori- gine présentée par ethnologue (source : ethnologue.com, 2016b)

En revanche, ces locuteurs ne représentent que 27 pourcent de la po- pulation mondiale, et ces pays ne représentent que 9 pourcent du monde entier en termes de surface14. Parmi ces régions, on trouve entre autres la Mélanésie, l’Amazone, le Cameroun ou le Caucase. En Europe et dans certaines parties de l’Asie, on n’en dénombre pas un grand nombre, ce que cherche à expliquer Evans15.

Une raison expliquant cet état de fait est peut-être qu’il existait jadis en Europe des dominateurs qui ont imposé une langue particulière comme langue dominante. Pensons par exemple à Charlemagne et la réinstauration du latin classique, au VIIIe siècle. De même, au niveau mondial, les colo- nisateurs de l’Amérique ont toujours essayé de dominer et de repousser les peuples indigènes, imposant leurs lois et contraignant les autochtones à uti- liser leur langue dominante. Evans16 argumente dans un sens équivalent. Il analyse les pays colonisés par l’Europe dans les siècles précédents, et avance qu’une disparition rapide des langues sous l’influence de l’anglais y était notable.

D’un point de vue sociolinguistique, on pourrait argumenter que cet étalement énorme de l’anglais ne s’effectue pas naturellement en raison de l’inhomogénéité des communautés humaines. Fishman17 met en avance dans ce contexte que l’homme n’acquiert pas et n’utilise pas sa faculté de communica- tion dans une communauté qui ne possède qu’un seul code ou une norme unique. En effet, quand il s’agit de communication, ou d’un autre comportement social, il n’existe pas de communauté homogène, excepté dans les univers simplifiés de quelques théoriciens .18

De nos jours, cette situation de domination n’existe plus de manière si extrême. Cependant, en Amérique, c’est avant tout l’anglais qui est parlé, et l’instauration d’une langue dominante ou même construite est également discutée en Europe. Wagner19 examine cette hypothèse en détail. D’un côté, l’établissement d’une langue construite n’est pas sans poser de difficultés : Eco semble abonder dans ce sens20. Utilisée dans la vie quotidienne, la langue évolue alors qu’un contrôle de celle-ci aux niveaux administratif ou politique l’expose à une stagnation, au risque de ne plus correspondre à la communication effective de ses locuteurs. Le philologue et philosophe Steinthal21 va plus loin. Il part du principe qu’une grammaire universelle est toute aussi improbable qu’une forme générale de constitution d’état ou une forme générale des plantes ou des animaux.

Par ailleurs, favoriser une langue déjà existante et l’établir comme langue d’administration est toujours à l’origine de conflits22, à l’instar des réactions face à l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Finkenstaedt et Schröder y voient une favorisation des locuteurs natifs de la langue instituée, qui disposent de fait d’un très grand avantage sur les locuteurs des autres langues.

Zipf évoque une loi du moindre effort23 favorisant les sujets résolvant un problème en mettant en œuvre un effort moindre, c’est-à-dire en fournissant le moins de travail possible, pour arriver à leur but. Ce principe est appli- cable tant pour les problèmes immédiats que pour ceux à venir. Par ailleurs, Zipf affirme que ce principe est observé aussi bien dans le comportement des individus que dans celui des groupes24. Force est alors de trouver un équilibre. Cet équilibre ne peut pas être une langue construite car cette dernière met à part ce qui relève de l’individu. Un autre argument à ajouter défavorisant une langue construite est donné par Zipf25. Ainsi, il évoque dès la préface de son œuvre Human behavior and the principle of least effort un problème essentiel : notre monde est habité par un petit nombre de per- sonnes imposant aux nombreuses autres une façon de se comporter, au lieu de regarder profondément comment celles-ci se comportent véritablement.

Cette tâche d’observation des comportements des Européens est effectuée par Wagner dans son travail sur l’intercompréhension. Wagner26 a mené une étude au cours de laquelle des participants ayant des connaissances dans au moins une langue romane devaient comprendre un texte en niçois, de façon, entre autres, à identifier par la suite ce qui les avait le plus aidés à déchiffrer et comprendre le texte. Les résultats sont exposés dans la Figure 2.3.

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Figure 2.3 - Vue d’ensemble des réponses à la question Quels éléments vous ont aidé à comprendre le texte en niçois ? (pris de Wagner, 2015 : 239)

Deux tiers des 90 participants ont déclaré que les internationalismes27 leur avaient été utiles. Deux sur cinq ont dit qu’ils ont mieux compris le texte à l’aide du titre, seulement un tiers a trouvé utile l’image placée à côté du texte. Pour les deux tiers qui avaient fait reposer leur compréhension sur les internationalismes, les rapprochements avec les mots d’une langue connue ont servi à comprendre un texte dans une autre langue28. Bien entendu, ce processus pourrait aussi être appliqué dans le sens inverse : le niçois, langue romane, peut favoriser la compréhension des autres langues romanes. Il est important de dire que, au-delà de l’importance émotionnelle particulière que revêt le niçois à titre personnel, il ne s’agit ici que d’un exemple de langue minoritaire, cette idée pouvant être transférée à toutes les autres langues romanes, voire peut-être à toutes les autres langues en Europe.

Ces mots déjà retenus dans la mémoire du locuteur ont une très grande importance lorsque ce locuteur entre en contact avec une nouvelle langue, certes inconnue mais disposant d’éléments familiers29. L’étude de Wagner montre à l’exemple du niçois que chaque minorité est importante pour l’en- semble de l’Europe et contribue à mieux comprendre les autres. Dorian30 argumente dans ce sens concluant que le maintien sur le long terme des pe- tites langues implique la pérennité de la coexistence de toutes les langues.

En Europe, l’importance des langues minoritaires joue alors un grand rôle. La volonté d’assurer et de maintenir la diversité philologique des langues en Europe a déjà été défendue par Desiderius Erasmus vers 1500. Il voulait surtout assurer l’exactitude des textes religieux et scolaires par l’étude des langues dans lesquelles ces textes étaient écrits31. L’Union Européenne fi- nance depuis 30 ans le programme du même nom permettant aux étudiants, stagiaires, professionnels, enseignants, bénévoles et autres, d’effectuer un séjour dans un autre pays européen que le leur au cours de leur forma- tion. Aujourd’hui, le programme Erasmus+ n’est plus restreint aux pays européens et s’étend au monde entier32. L’idée d’Erasmus a alors été élargie dans un sens leibnizien. Enfin, et pour continuer avec la pensée de Leibniz, l’étude des langues ne doit pas être menée uniquement dans un but scien- tifique - seulement après avoir étudié toutes les langues modernes, on peut tirer des conclusions concernant leurs affinités historiques33.

D’autres instances européennes protègent également les langues minori- taires. Ces langues sont même protégées par différentes lois. Comme évoqué en haut, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est signée en 1992 à Strasbourg par les membres du Conseil de l’Europe, dont la France. En revanche, elle n’a jamais été ratifiée par cette dernière34. En cela, elle est un des rares États en Europe occidentale qui ne reconnaˆıt pas ses langues régionales et minoritaires. Les autres États, européens ou non, ne l’ayant pas ratifiée sont la Grèce et la Turquie, cette dernière étant aussi état signataire35.

2.2 Importance des langues minoritaires pour la France

La situation déjà abordée dans le paragraphe précédent fait dire aux défenseurs des langues minoritaires françaises que leur tâche de défense des particularismes est une mission plus difficile encore que dans d’autres pays européens. La pensée centraliste française ancrée dans l’histoire depuis des siècles s’oppose à la tâche des défenseurs des particularismes puisque ceux- ci sont tolérés mais pas véritablement favorisés. Ceci peut être démontré à l’exemple de deux articles concrets auxquels il a déjà été fait allusion dans l’introduction. L’article L312-10 du Code de l’éducation, remplaçant la Loi Deixonne, ne cite aucune mesure concrète pour rétablir les langues régionales. À la première ligne, la phrase Les langues et cultures régionales appartenant au patrimoine de la France, leur enseignement est favorisé prio- ritairement dans les régions où elles sont en usage 36 assure la légitimation des langues régionales en France. Dans les lignes qui suivent, un enseigne- ment bilingue ou même unilingue de ces langues est promis au fur et à mesure des moyens37 mais ces phrases restent à un niveau assez abstrait. Les langues régionales sont aussi protégées par l’article 75-1 de la Consti- tution du 4 octobre 1958 qui ne fait qu’une ligne : Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. 38 Néanmoins, ce changement ne semble pas avoir améné une revalorisation des langues minoritaires dans les domaines politiques ou de l’enseignement.

Pourtant, il semble que les Français voient une vraie légitimité de leurs les langues minoritaires. En 1994, un sondage a été commandé par le Haut Conseil des Langues Régionales indiquant que 77% de la population de l’Hexagone était favorable à une loi reconnaissant et protégeant les langues régionales - d’après notre définition incluant les langues minoritaires parlées dans une certaine région comme le nissart. De même, 77% se prononçaient pour l’adhésion de la France à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires39.

La France étant un état démocratique, il semble légitime que la volonté de la majorité des français de maintenir et favoriser les langues minoritaires soit traduite au niveau administratif.

2.3 Importance des langues minoritaires pour les habitants des régions

Comme évoqué plus haut, toute langue a une importance pour ses locuteurs au niveau psychologique : les langues appartiennent à l’identité des hommes et à leur ancrage géographique40. Chaque langue a une orientation profonde aux niveaux politique, économique, culturelle ou religieux. Pour aller plus loin, dans un sens sociolinguistique, les variétés peuvent signifier l’intimité et l’égalité lorsqu’elles sont spécialement acquises et utilisées dans des relations qui établissent de tels liens entre les interlocuteurs. D’autres variétés correspondent à un niveau d’éducation ou à un caractère national en raison du savoir nécessaire à leur emploi ou à ceux qui en usent, et par la suite de leur choix dans ces situations ou des relations qui se réfèrent à un enseignement formel ou à des idéologies particulières 41.

C’est l’une des grandes raisons pour lesquelles chaque variété est impor- tante pour ses locuteurs. Bien qu’il ne semble guère exister de locuteurs primaires des différentes variétés occitanes, le besoin d’apprendre l’occitan existe parmi les lycéens, les étudiants et les parents souhaitant envoyer ses enfants à une Calandreta. Les Calandretas sont des écoles privées bilingues français-occitan qui se conforment au système de l’Éducation Nationale, c’est-à-dire qu’ils suivent les principes de gratuité et de la¨ıcité. Elles existent depuis 197242. À Nice, la Calandreta niçoise a ouvert ses portes en 2002 et fera l’objet d’une discussion plus avancée dans la suite de ce travail. Il existe également une classe franco-niçoise dans l’école publique des Orangers de- puis la rentrée 2013.

Mais ce n’est pas seulement de la transmission de l’identité qui est im- portante. Il s’agit plutôt de l’identité et de la communauté culturelle d’un groupe de locuteurs comme facteurs cruciaux en cas de catastrophe. Pen- sons à l’attentat à Nice le 14 juillet 2016. Certaines réunions sur des places publiques ont rendu hommage aux victimes. Sur les réseaux sociaux, la dif- fusion d’une phrase niçoise : M’en bati, sièu Nissart , signifiant Je m’en fous, je suis niçois , a été la preuve de la vivacité de cette communauté culturelle et linguisitique43.

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Figure 2.4 - Un utilisateur du réseau social twitter a téléchargé un post sur son mur après l’attentats. Le post montre une image avec l’aigle, emblème et symbole identitaire de la ville de Nice et des Niçois. En-dessous, la phrase M’en bati, sieu Nissart (Guendil, 2016, cité par Massé, 2016).

Cette phrase largement diffusée après l’attentat fait référence à l’iden- tité niçoise avec l’emblème de Nice, l’aigle rouge, et semble, d’une cer- taine manière, avoir réconforté certains habitants de Nice. Leur langue consolide leur identité et assure une cohésion sociale extraordinaire. Cette forme de réconfort aide la population à continuer la vie normalement et à survivre malgré la catastrophe. On peut directement faire le lien avec Stoye qui affirme l’importance du critère psychologique pour les locuteurs d’une langue minoritaire.

Sylvain Casagrande et Rémy Gasiglia tiennent à se distancier de cette citation. Pour eux, il n’est pas acceptable de se foutre d’une incidence comme celle du 14 juillet 2016 : Ce n’est pas d’être niçois qui va empêcher de telles horreurs et qui va consoler les gens. 44 Cependant, il reconna ıt qu’ il faisait du bien d’être entre amis et de pouvoir un peu s’aider de cette manière-là, vis-à-vis du reste du monde 45. L’identité niçoise n’a alors évidemment pas consolé les personnes concernées par l’attentat - mais le fait que des slogans de cette nature soient directement apparus en langue niçoise (ce qui n’était pas le cas après les attentats à Paris ou à Bruxelles) est un indice de l’identité particulière très forte de Nice et ses habitants, comme le décrit Sylvain Casagrande46: Nice est une ville qui est avant tout niçoise, et on n’est pas à Paris, on n’est pas ailleurs dans le monde, voilà, Nice est niçoise, c’est < sièu Nissa >.

Pour finir cette partie sur l’importance des langues minoritaires pour les régions, citons Geoffrey Haig, linguiste à l’université de Bamberg en Allemagne : Wer seine Sprache verliert, verliert auch seine historischen Wurzeln, seine kulturelle Identität und schließlich sein Selbstwertgefühl. 47 D’après cette citation, il est alors important pour les Niçois comme pour toutes les régions sur notre terre de garder leur conscience, leur manière de penser - ce qui peut être bien résumé par le concept de langue .

3 Présentation de la variété nissarde

Le niçois, la variété niçoise, le nissart - le nom de cette variété en occitan - ou bien la variété nissarde: de nombreux vocables existent pour désigner cette langue parlée à Nice et les environs. Le nissart est l’un des standards de la langue occitane1, et, à ce titre, elle est régie par l’administration de l’Union Européenne2. Dans ce travail, le niçois est présenté comme exemple pour une langue minoritaire. La terminologie précise utilisée dans ce mémoire sera expliquée au-dessous, en 3.2.

D’abord, pourquoi ai-je choisi cette variété et pas une autre pour lancer la réflexion sur les langues minoritaires ? Premièrement, c’est un choix per- sonnel car j’ai eu la chance de vivre dix mois à Nice. Deuxièmement, malgré le caractère réduit de l’étendue de la région dans laquelle la variété était et est encore parlée, elle constitue un très bon exemple de variété vivante, avec une communauté de défenseurs particulièrement active. Un magazine tout en niçois, Lou Sourgentin (en français : la petite source 3 ), est publié cinq fois par an4. En outre, des groupes de théâtre mettent en scène des pièces en niçois, par exemple au Théâtre Francis Gag. De plus, il existe des filières d’études niçoises à l’Université de Nice Sophia Antipolis. Enfin, certaines sources constatent l’importance quantitative des locuteurs actifs du nissart. Sur le site web de la Ràdio Nissa Pantai, on assume un chiffre entre 5% et 60% des locuteurs dans la région Provence-Alpes-Comté de Nice entre 2002 et 20065. Se référant à ces chiffres, ils se voient lo departiment qu’a la melhora mantenença de la lenga tant en mitan urban coma rural 6. Cela dit, Rémy Gasiglia et Sylvain Casagrande ont affirmé lors de nos entretiens que le nombre de locuteurs, natifs ou non, ne peut être estimé facilement7, comme le montre l’estimation imprécise donnée par la R à dio Nissa Pantai.

3.1 Historique de Nice et du nissart

Le territoire de l’actuelle Nice est un foyer de peuplement très ancien. 1,5 million d’années avant notre ère, on trouve sur la côte des traces de l’Homo Erectus sur une durée de 750 000 ans - puis, il est remplacé progressivement par l’Homme de Neandertal puis ensuite par l’Homme de Cro-Magnon, qui aménagea le premier foyer humain découvert dans le monde. Il habite un territoire s’appelant Terra Amata avant de coloniser une surface de plus en plus grande, comme le montrent des fouilles dans la grotte du Lazaret révélant des traces remontant à 160 000 ans8.

Le climat était plus chaud à l’époque qu’à l’heure actuelle, le niveau de la Méditerranée était 26 mètres au-dessus de celui qu’on connaˆıt de nos jours, c’est la raison pour laquelle la colline du Château, alors un ˆılot et l’estuaire du paillon, était une zone marécageuse. Il y avait déjà cette végétation très montagnarde et de bord de rivière grâce à sa position près de la mer9. On voit que la montagne n’a pas seulement agi comme protection naturelle de Nice et ses environs, mais aussi qu’elle a permis de maintenir la variété niçoise se distinguant des autres variétés occitanes.

La grotte du Lazaret se trouve sur le versant occidental du Mont Boron, qui est situé à l’écart de Nice. De nombreuses fouilles ont permis de découvrir comment les hommes vécurent 160 000 ans en arrière. En outre, le fait que l’homme y ait vécu 150 000 ans, comme le confirment les restes découverts, est unique en Europe10.

Dans l’antiquité, les Ligures et les Celtes habitaient dans cette région avant qu’un autre peuple ne s’y installe à son tour. Il s’agissait des Grecs, qui ont fondé la ville 2500 ans avant notre ère - Nice a donc des origines inattendues. Au Ve siècle avant J.-C., les Grecs y ont débarqué pour fon- der Nika¨ıa , comptoir11 qui voulait assurer le commerce le long de la côte Méditerranéenne, entre Masilia (Marseille) et Antipolis (Antibes). Les romains, quelques temps auparavant, y avaient fondé la province militaire des Alpes-Maritimes et y avaient construit la ville Cemenelum , qui a disparu à cause de Nika¨ıa 12. Entre le XIIIe et VIe siècle av. J.-C., les romains ont fondé la province militaire des Alpes-Maritimes13. Néanmoins, Cemenelum existe encore de nos jours, c’est un quartier de Nice s’appe- lant Cimiez situé au nord-est de la ville. On y trouve encore des vestiges du temps romain, un exemple est donné par la Figure 3.1. Après la chute de l’empire romain, Nice, bien que parfois la cible de certains peuples comme les Francs, est restée provençale.

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Figure 3.1 - Un amphithéâtre romain dans le quartier Cimiez (auparavant nommé Cemenelum par les romains) montre aujourd’hui encore les origines de ce quartier. (source : privée)

Au cours du Moyen-Âge et depuis toujours, la ville de Nice a lutté pour son indépendance. C’est en 1108 qu’elle l’a obtenue contre les féodaux pro- vençaux. Cependant, elle a été envahie de nombreuses fois par la suite, arrivant toujours à se libérer - jusqu’en 1388, date d’une véritable rupture pour Nice. La Maison d’Anjou14 a envoyé une troupe armée et Nice ne put être sauvée qu’à la suite de négociations avec la Savoie. La Savoie protège Nice contre la maison d’Anjou, au prix de son indépendance. Finalement, Nice devient alors savoyarde15.

Grâce aux frontières naturelles du Comt é de Nice 16, le nissart a néanmoins gardé son caractère particulier. Ces frontières naturelles sont les Alpes, la mer méditerranéenne et le Var. Le comté de Nice est le territoire qui tombe, comme mentionné ci-dessus, en 1388, aux mains de la Savoie et on le nomme Terres nouvelles de Provence . Ce n’est qu’au XVIe siècle qu’on renomme ce territoire en Comté de Nice 17. Le caractère particulier de Nice est décrit comme profondément roman 18:

Malgré cet édit le haut comté de Nice [. . . ] va constituer ce que l’on dénomme les parlers dit gavots qui demeurent et demeureront, au cours des siècles à venir proches de l’ ancien provençal . À Nice et ses environs, le parler évolue et va constituer ce que l’on appellera plus tard le nissart , qui a sa spécificité, tout en gardant lui aussi certaines caractéristiques de l’ Ancien Provençal . La langue niçoise évolue donc moins rapidement que la langue parlée en Provence qui subit une certaine influence du français. 19

De 1452 à 1559, Nice était sous protectorat français. En 1561, la langue latine a été abandonnée dans les documents officiels20. En raison du prestige, une bilingualité franco-italienne a été établie : Les deux langues officielles du Duché de Savoie étaient donc le français pour la Savoie et le Val d’Aoste et l’italien de Toscane pour le Piémont et le Comté de Nice. 21

À partir de 1630, Nice fait à nouveau partie du royaume français, avant d’être sous le règne des Savoyards. Au cours de la Révolution française, le comté de Nice est annexé en 1793 et le D é partement des Alpes-Maritimes est créé. Puis, Nice rejoint le Piémont en 1814. À cette époque, le Piémont appartient au royaume de Sardaigne. Au XIXe siècle, le pays niçois se trouve dans une situation de trilinguisme : le catéchisme était en nissart, les actes officiels en italien, l’enseignement au choix en français ou en italien22. Finalement, en 1859, la France a aidé l’Italie à atteindre son unité contre les Habsbourg. À partir de ce moment, le roi de Piémont-Sardaigne accorde le rattachement final de la Savoie et de Nice à la France, réalisé en 1860, menant progressivement à une disparition des locuteurs du niçois23. Par ailleurs, Rémy Gasiglia met en avant que, avant 1860, Nice - et avec elle le nissart - se limitait pratiquement à la Vieille Ville et que tout le reste a été construit après le rattachement à la France, ce qui fait que certains siècle dernier a permis de conserver une grande originalité au point de vue économique et surtout linguistique. (Viani, 2003 : 13, cité par Wagner, 2015 : 183) quartiers ont été bâtis pour les Français qui voulaient s’installer à Nice. Également, il évoque d’autres quartiers encore plus anciens, à savoir de la fin du XVIIIe siècle, bâtis pour les hivernants anglais24. L’espace pour les Niçois était alors très petit et connaˆıt aussi des menaces de chaque côté, avant même 1860. Pour préciser, il fait référence au très grand quartier du centre-ville qui n’a jamais été niçois au sens autochtone car bâti pour les Français arrivant à Nice à partir de 186025.

Pour continuer notre historique, une politique des langues centraliste a été mise en place, par l’intermédiaire des lois Ferry par exemple, votées en 1881 et 1882, qui prévoient un enseignement gratuit, la¨ıc et obligatoire en français, mais aussi via la distribution croissante des médias imprimés. Le développement du tourisme a eu pour conséquence la nécessité d’une langue internationale, dans notre cas la langue française. Les habitants quittent l’arrière-pays pour habiter dans les villes, c’est la raison pour la- quelle le gavot 26 est encore plus menacé aujourd’hui27. Sylvain Casagrande note également un mouvement inverse : au cours du dernier siècle, certains habitants de Nice ont fait un retour dans l’arrière-pays où la langue niçoise a tendu à se substituer au dialecte de l’arrière-pays. Il arrive, comme Viani, à la conclusion que les dialectes de l’arrière-pays sont dans une plus mauvaise posture encore que le niçois28.

À l’aube de la Première Guerre Mondiale, la population a décuplé et beaucoup de Français emménagent à Nice, les Italiens étaient alors forcés de s’intégrer. Heureusement pour les habitants, cela s’est opéré sans trop de heurts : les Français et les Italiens ont commencé à contribuer au maintien et à la défense de la culture niçoise29.

Pendant l’entre-deux-guerres, un véritable mouvement artistique s’est créé à Nice, Francis Gag a fondé le Th éâ tre Ni ç ois et Jouan Nicola a fondé le Ciamada Nissarda 30. Face aux provençalistes de l’ Acad è mia Nissarda, déjà fondée en 1904, une autre société littéraire s’appelant Lu amic de Rancher a été constituée. Selon Rémy Gasiglia, les habitants de Nice des quartiers populaires se trouvaient dans un bain linguistique niçois à cette époque. Même si certains n’ont pas parlé la langue à la maison puisque les parents normalement préféraient parler en français avec ses enfants pour ne pas compromettre leur connaissance de cette langue, le niçois était parlé dans la rue ou dans la cour de récréation avec les camarades. Un exemple cru- cial est l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio, né un peu plus tard, en 1940, à Nice. Bien que ses parents n’aient pas été d’origine niçoise, il est capable de faire paraˆıtre de nombreux termes en nissart dans ses textes, ce qui démontre l’influence de la langue sur lui. Il régnait une ambiance niçoise d’après Rémy Gasiglia malgré de nombreux autres exemples cités par les deux professeurs qui prouvent que tous les habitants de Nice n’étaient pas nissardophones à cette époque. De surcroˆıt, Sylvain Casagrande ajoute que l’influence de l’État français exerçait sur les Niçois en affirmant que seule la langue française leur serait utile. C’étaient alors plutôt les immigrés ita- liens venant à Nice qui apprenaient le nissart, intégrés de par leur couche sociale - souvent de simples ouvriers. C’est la raison pour laquelle Sylvain Casagrande conclut que les Niçois de ce temps-là étaient d’une manière les fossoyeurs de leur propre langue31. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, Nice était occupée par les nazis. Après cette période de destruction, un véritable tourisme de masse s’y est développé. De nos jours, c’est, selon cer- tains comme Mangiapan32 aussi ce tourisme qui menace la culture niçoise, qui peine à se faire connaˆıtre. Mais on verra plus tard, sous 3.4, que ce tourisme ne menace pas toujours la langue et la culture.

La documentation historique est importante car elle est un moyen d’iden- tification pour chacun et pour connaˆıtre son passé, afin de le mettre en relation avec le présent et de tirer des conclusions pour le futur33. Des mots archa¨ıques déjà perdus peuvent être sauvegardés à l’aide des mots is- sus des dialectes ou des langues liées, comme on le verra en examinant le lexique. De même, les paradigmes synchroniques achevés dans une langue sont difficiles et il coûte cher de les créer. Le travail de nombreux lin- guistes est nécessaire pour les réaliser. Néanmoins, ils sont très utiles sur le plan diachronique pour poursuivre complètement le développement d’une langue et également pour comprendre le développement d’autres langues proches de cette langue. Evans34 insiste sur le besoin profond de l’homme de comprendre son passé, ce qui se concrétise aujourd’hui dans des re- cherches académiques certes couteuses mais néanmoins nécessaires. Ce be- soin ne peut être complètement satisfait qu’au prix du déchiffrage et de la compréhension des langues anciennes et modernes. Le nissart est une langue riche d’éléments pour déchiffrer les langues anciennes grâce à la quantité de ses influences.

Comme le montre ce court historique, ces influences résultent également de la situation topographique de la ville de Nice. D’un coté, la proximité de la mer la rend accessible. De l’autre, les montagnes l’entourant l’isolent. Le résumé de l’historique des influences observables dans le nissart est donc sous-tendu par des aspects de géographie, ce qui explique au moins en partie la complexité de son évolution. Nice était un lieu souvent âprement disputé et à ce titre, la culture de la ville est le résultat de nombreuses influences de différentes origines. Les influences les plus importantes dans la langue, au-delà de celle de la langue française, sont des natures provençale, ligure, grecque et italienne. Néanmoins, la langue a gardé des traces d’une iden- tité complètement particulière comme si elle était séparée physiquement de certaines autres influences grâce à ses frontières naturelles, la mer et la montagne. De cela, un sentiment insulaire peut être souvent ressenti dans la mentalité des Niçois, comme si Nice était une ˆıle qu’il fallait défendre. C’est certainement aussi en raison des nombreuses invasions. Également, il existe certains repères comme par exemple l’héro¨ıne Catherine Ségurane ayant selon la légende défendu la ville contre François Ier et les Turcs au milieu du XVIe siècle. Rémy Gasilia décrit une vision du monde quasi fan- tasmatique grâce à ces mythes. Ainsi les Niçois ont-ils une vision du monde très complexe et parfois contradictoire sur les changements politiques et historiques35.

Les éléments géographiques expliquent également la nécessité de défense d’une langue minoritaire afin de garder la diversité langagière. Evans36 donne un exemple très particulier de certaines langues en Australie. Dans di- vers contes écrits dans ces langues, les acteurs changent la langue dépendant du lieu où ils se trouvent. Alors, la langue devient un moyen d’identification géographique. D’après Laycock37, un homme de Papouasie Nouvelle Guinée a dit : It wouldn’t be good if we all talked the same, we like to know where people come from.

3.2 Définition du nissart

Il y a une imprécision concernant les terminologies langue et variété dans la mesure où il existe de nombreuses définitions de ces termes. Ce sont des termes qui se contredisent ou se complètent et qui appartiennent à des disciplines différentes38. A partir de cela, il est important d’employer un terme adéquat pour le nissart et la terminologie cohérente pour articuler la réflexion dans le cadre de ce travail. Il est à noter que, d’après Kremnitz39, même les experts sont parfois incertains concernant l’emploi des termes tels que dialecte, patois, variété ou langue.

Pour commencer, de nombreuses notions correspondent au concept de langue , qui parfois sont contradictoires entre elles40. On trouve sou- vent dans la littérature l’opposition des termes langue et dialecte ou langue et patois. Un dialecte est normalement défini comme étant socialement < moins > qu’une langue 41, le patois comme un idiome < socialement déchu >, parce qu’ < abandonné par l’élite intellectuelle > ≫ 42. Le premier est trop vague et le deuxième trop mal connoté. Le terme variété, en revanche, peut désigner toute variance langagière, qu’elle soit géographique, sociale, médiale, etc. 43. C’est la raison pour laquelle on préfère, dans ce qui suit, parler de la variété niçoise. Fishman44, par rapport à la sociolinguistique, recourt également au terme variété .

Sylvain Casagrande adopte un point de vue de linguiste, et renonce à la notion de langue , lui préférant le terme de système linguistique . En ce qui concerne le terme langue , il se réfère à la sociolinguistique où ce terme peut bien être justifié : La notion de langue est définie par la notion du < nom >, de son identité propre. À mon sens, il ne fait aucun doute que le nissart est donc une langue parce qu’il s’appelle < nissart > ≫ 45. Également, il utilise le mot conscience 46. Aussi d’un point de vue sociolinguistique, une langue se définit par la conscience linguistique des locuteurs. On parle, aujourd’hui, souvent de repr é sentations, comme le fait par exemple Lafont en 198047 ou en 198248. Le plus important selon ce point de vue à propos de la langue est que les locuteurs savent ce qu’ils parlent 49, ce qui est définitivement le cas pour les locuteurs du niçois qui savent défendre leur langue, comme on le démontrera plus tard, dans 3.4. De cela, on se sert également du terme langue ni ç oise pour faire référence au sujet de ce tra- vail. Le sociolinguiste Fishman50 nomme quatre comportements vis-à-vis à une langue : la normalisation, l’autonomie, l’historicité et la vitalité.

Deuxièmement, il est nécessaire d’avoir une terminologie cohérente pour aborder les différents termes liés à la langue. Couramment, on parle de langues minoritaires . Le terme utilisé par le Conseil de l’Europe est davantage développé. Dans la Charte européenne des langues minoritaires et régionales, ces dernières sont définies comme :

- premièrement : les langues pratiquées traditionnellement sur un territoire d’un État par des ressortissants de cet État qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste de la population de l’État 51

- deuxièmement : les langues différentes de la (des) langue(s) officielles de cet État 52

- enfin : elle[s] n’inclu[en]t ni les dialectes de la (des) langue(s) officielle(s) de l’État ni les langues des migrants 53

Ces caractéristiques semblent être toutes vérifiées dans le cas du niçois. Pour en parler de manière politiquement correcte, force serait alors, norma- lement, de la classifier comme langue minoritaire ou régionale . Pour ne faire référence qu’aux langues minoritaires, on peut se servir de la définition de Wirrer54, selon laquelle les langues minoritaires sont celles dont les locu- teurs définissent comme langue autochtone, qui se distinguent de la langue majoritaire, qui sont parlées par la plupart de cette minorité et ne sont nor- malement pas maˆıtrisées par la population majoritaire. Avec cette définition, Wirrer exclut le critère géographique. Le niçois remplit donc les critères de fond pour correspondre à la définition formelle de la notion de langue mi- noritaire et régionale . Cependant, on rappelle ici que la France est l’un des huit États qui n’ont pas ratifié la Charte de 199255, ce qui semble devoir ôter au niçois la possibilité d’avoir ce statut de manière administrativement officielle, c’est la raison pour laquelle on préfère parler du nissart comme langue minoritaire d’après Wirrer.

Dans l’Union Européenne, on distingue entre les langues officielles et co- officielles. Il existe 24 langues officielles et un nombre croissant de langues co-officielles : L’utilisation officielle de ces langues peut être autorisée sur la base d’un arrangement administratif conclu entre le Conseil et l’État membre demandeur. 56 En Espagne, le castillan est la langue officielle mais le catalan a le statut d’une langue co-officielle57. Même la langue occitane y est reconnue dans le Val d’Aran. En revanche, l’occitan n’est ni reconnu comme langue officielle en France au niveau politique, ni comme langue co-officielle et pas même comme langue régionale ou minoritaire.

Pour résumer, nous avons défini et précisé les termes utilisables pour faire référence au niçois, bien qu’ils soient encore nombreux. D’un point de vue linguistique, on parle d’une variété ou d’un système linguistique. Au niveau politique, le terme de langue régionale ou minoritaire est utilisé, bien que le niçois ne vérifie pas totalement sa définition. Au niveau sociolinguistique, on parle d’une langue minoritaire, voire d’une langue. Ce qui est incontestable, c’est que la variété nissarde n’est, pour l’instant, ni langue officielle de l’Union Européenne, ni langue co-officielle.

3.3 Introduction à la structure langagière du niçois

Selon le linguiste Whorf, la grammaire d’une langue n’aide pas seulement le locuteur à reproduire et interpréter ses idées, mais a une influence sur la formation elle-même de ces idées. Cela revient à affirmer que les idées de chacun sont dépendantes du système linguistique (de la langue) qu’il parle58 - de ce fait, il est important d’aborder le système linguistique du niçois dans ce travail pour examiner sa particularité.

La structure langagière niçoise a gardé un caractère très particulier comparée à celle de l’occitan standard. Dans ce qui suit, on examinera ses traits en détail afin de justifier la particularité du nissart en tant que variété à différencier de l’occitan. On s’appuiera sur la graphie, la phonétique et la prononciation, puis sur la morphologie et la syntaxe, et enfin sur le lexique et la sémantique. Puisqu’il n’existe pas de norme véritablement établie, la représentation qui suit n’est pas la seule existante.

[...]


1. Grégoire (l’abbé), 1794 : 376

2. cf. Cichon, 2002 : 10

3. cf. Sanchiz, Torreilles, & Nique, 2006 : 18

4. cf. Cichon, 2002 : 10

5. cf. Sanchiz, Torreilles, & Nique, 2006 : 19

6. Barère, 1794, cité par Brunot, 1967 : 181

7. cf. Weth, 2008 : 23

8. Escudé & Pierre, 2010 : 76

9. cf. Wagner, 2015 : 15

10. Heintze, 1994 : 129s., cité par Weth, 2008 : 28

11. cf. Heintze, 1994 : 130

12. cf. Cichon, 2002 : 13-14

13. cf. Weth, 2008 : 32

14. cf. Sumien, 2006 : 2 ; Conseil de l’Europe, 2016

15. 2010 : 61

16. cf. Legifrance

17. cf. Conseil constitutionnel, 2016

18. cf. Commission européenne, 2012 : 8, cité par Wagner, 2015 : 39

19. cf. ibid. : 9, cité par Wagner, 2015 : 39

20. cf. ibid., 2006 : 5, cité par Wagner, 2015 : 37

21. cf. Cichon, 2002 : 16

22. En annexes

1. 2010 : 216

2. 2010 : 7

3. Schlott, 2013 : 5

4. cf. Volkswagen Stiftung, 2016

5. cf. Knoke, 2013 : 20

6. 1882 : 257ff.

7. cf. Leibniz, 1887 : 313

8. cité par Viani, 2003 : 3

9. cf. Stoye, 2000 : 141-142

10. cf. ibid.

11. cf. Wagner, 2015 : 17

12. cf. Evans, 2010 : 76

13. 2000, cité par Evans, 2010 : 16

14. cf. Evans, 2010 : 16

15. cf. ibid. : 9

16. 2010 : 18

17. 1971 : 33

18. 1971 : 33

19. 2015 : 20

20. 1994 : 337

21. 1861, cité par Jespersen, 1968 : 48

22. cf. Finkenstaedt & Schröder, 1992 : 36, cité par Wagner, 2015 : 21

23. 1972 : 5

24. cf. Zipf, 1972 : 16

25. cf. ibid. : vi

26. 2015 : 239

27. Un internationalisme est un lexème compréhensible en langues différentes et pour des groupes linguistiques différents un vocabulaire latin, grec ou anglais qu’on peut supposer comme intelligible. Un groupe de noms propres en fait également partie (cf. Wagner, 2015 : 163).

28. cf. Wagner, 2015 : 239

29. cf. Wagner, 2015 : 239

30. 1998, cité par Evans, 2010 : 214

31. cf. Evans, 2010 : 31

32. cf. Commission européenne, 2016a

33. cf. Evans, 2010 : 35

34. cf. Sumien, 2006 : 2

35. cf. Kremnitz, 2013a : 26

36. cf. Legifrance, 2016

37. cf. ibid.

38. Conseil constitutionnel, 2016

39. cf. Sumien, 2006 : 2

40. cf. Stoye, 2000 : 141-142

41. Fishman, 1971 : 20

42. cf. Wagner, 2015 : 33

43. cf. Massé, 2016

44. S. Casagrande, le 5 septembre 2016 : 103

45. cf. ibid. : 104

46. ibid.

47. cité par Schlott, 2013 : 8

1. cf. Sumien, 2006 : 155

2. cf. Wagner, 2015 : 13

3. Escola de Bellanda, 2003, p. 193

4. cf. Lou Sourgentin, 2016

5. Enfin, certaines sources constatent l’importance quantitative des locuteurs actifs du nissart, tout en soulignant la difficulté de les dénombrer précisément, on y reviendra.

6. Ràdio Nissa Pantai, 2012

7. Le 5 septembre 2016 : 83

8. cf. Nebla, 2006

9. cf. ibid., 2006

10. cf. ibid., 2006

11. cf. Mangiapan, n.c.

13. cf. ibid.

14. Titre porté par trois familles, du Xe au XVe siècle, à Angers (Larousse, 2016a).

15. cf. Nebla, 2006

16. Du point de vue géographique [le Comté de Nice] est caractérisé par de puissants massifs montagneux avec des vallées qui se terminent par des gorges difficiles à franchir. Les moyens de communication ont été réduits au cours des siècles à des sentiers muletiers et il a fallu attendre le XIIIe siècle pour avoir la première route carrossable. Malgré la présence de ces montagnes, les hommes ont réussi à passer partout pour aller d’un village à l’autre pour atteindre les pâturages. On peut donc comprendre que cet isolement jusqu’au

17. Wagner, 2015 : 183

18. O.A., Textes en niçois 2013, cité par Wagner, 2015 : 184

19. Viani, 2003 : 14, cité par Wagner, 2015 : 20

20. cf. Viani, 2003 : 14, cité par Wagner, 2015 : 184

21. FACN, 2013a, cité par Wagner, 2015 : 184

22. ibid. : 185

23. Wagner, 2015 : 185

24. Le 5 septembre 2016 : 77

25. cf. ibid.

26. Le gavot est un parler de l’arrière-pays. Sylvain Casagrande (Le 5 septembre 2016 : 90) mentionne, dans ce cadre, également le royasque de la Vallée de Roya- Bévéra.

27. Viani, 2003 : 16-17, cité par Wagner, 2015 : 185

28. Le 5 septembre 2016 : 75

29. cf. Mangiapan, n.c.

30. Ce terme signifie en français aubade niçoise , c’est à l’origine une compagnie de théâtre amateur. Aujourd’hui, ils font aussi de la danse et chantent (cf. Nice Rendez-vous, n.c.a).

31. Le 5 septembre 2016 : 81-82

32. n.c.

33. Evans, 2010 : 82

34. 2010 : 103

35. cf. R. Gasiglia, le 5 septembre 2016 : 96

36. 2010 : 8

37. 1982, cité par Evans, 2010 : 6

38. Kremnitz, 2013b : 95

39. 2013b : 96

40. cf. Kremnitz, 2013b : 95

41. Kremnitz, 2013b : 96

42. Dauzat, 1927 : 31, cité par Kremnitz, 2013b : 96

43. Kremnitz, 2013b : 96

44. 1971 : 35

45. Le 5 septembre 2016 : 88

46. cf. ibid. : 18

47. cité par Kremnitz, 2013b : 97

48. Lafont, 1982 : 236

49. cf. Kremnitz, 2013b : 97

50. 1971 : 38-41

51. Conseil de l’Europe, 1992 : 1

52. ibid.

53. ibid.

54. 2000 : 8

55. Council de l’Europe, 1992

56. Commission européenne, 2016b

57. cf. ibid

58. Whorf, 1940, cité par Fishman, 1971 : 108

Final del extracto de 112 páginas

Detalles

Título
Les langues régionales et minoritaires en France. Le nissart en question
Universidad
University of Duisburg-Essen  (Institut für Romanische Sprachen und Literaturen)
Calificación
1,7
Autor
Año
2016
Páginas
112
No. de catálogo
V351075
ISBN (Ebook)
9783668388888
ISBN (Libro)
9783668388895
Tamaño de fichero
1285 KB
Idioma
Francés
Palabras clave
Nissart, Niçois, Minderheitensprachen, Regionalsprachen, Sprachwissenschaft
Citar trabajo
Tanja Schabacker (Autor), 2016, Les langues régionales et minoritaires en France. Le nissart en question, Múnich, GRIN Verlag, https://www.grin.com/document/351075

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